De nouvelles approches sont nécessaires pour combattre la discrimination contre les minorités ethniques sur le marché du travail en Europe

De nouvelles approches sont nécessaires pour combattre la discrimination contre les minorités ethniques sur le marché du travail en Europe

Emmanuelle Nsunda says she only became fully aware of the racial bias that followed her throughout her university years when she started applying for jobs after graduation. Nsun, 27, now runs a project focused on issues of race and feminism at the Liège cultural centre, La Zone, in Belgium.

(Linda A.Thompson)

Comme un grand nombre de ses camarades d’histoire de l’art, Emmanuelle Nsunda a eu du mal à trouver un emploi après avoir obtenu son diplôme à l’université de Liège, en Belgique francophone. Elle n’y a guère prêté attention au début ; elle savait en commençant ses études qu’il y avait peu d’emplois dans le domaine de l’art.

Mais lorsque ses amis ont commencé à être embauchés, le doute s’est peu à peu installé. « Je ne trouve pas d’emploi parce que le secteur est saturé ? Parce que je n’ai pas les compétences requises ? Ou parce que je suis noire ? », se rappelle avoir pensé Emmanuelle Nsunda, aujourd’hui âgée de 27 ans.

Puis un jour, elle a postulé pour le même emploi qu’une amie, dans une ONG bruxelloise à but non lucratif. Elles avaient des qualifications similaires et une expérience comparable, affirme la jeune femme. Or, l’ONG a contacté son amie dans l’heure et l’a finalement embauchée, alors qu’Emmanuelle Nsunda n’a plus jamais eu de nouvelles de l’association. « C’est à partir de ce moment-là que je me suis dit: "OK, il y a un problème" ».

Après 18 mois de recherche d’emploi, Emmanuelle Nsunda, de plus en plus angoissée, manquait de confiance en elle. Elle est loin d’être la seule dans ce cas. Un rapport récemment publié par le Réseau européen contre le racisme (ENAR) révèle que les minorités ethniques restent confrontées à une forte discrimination au travail en Europe. L’accès à l’emploi est l’un des obstacles majeurs, mais aussi l’insécurité de l’emploi et les disparités salariales, qui sont des constantes sur l’ensemble du continent.

« La discrimination au travail est incroyablement répandue, précise Ojeaku Nwabuzo, chercheuse principale pour l’ENAR. La situation n’évolue pas quant à la capacité des minorités ethniques ou religieuses à entrer sur le marché du travail ».

Les observations de l’ENAR sont confirmées dans une enquête de 2015-2016 réalisée par l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA) selon laquelle, dans tous les domaines de la vie, ce sont les minorités ethniques qui affichent les niveaux les plus élevés de discrimination liée à l’emploi. Vingt-neuf pourcent des 25.500 personnes qui ont postulé pour un emploi dans les cinq ans précédant l’enquête disent avoir subi une discrimination, en particulier les Roms et les personnes originaires d’Afrique du Nord.

« On pourrait probablement dire que c’est aussi grave que l’inégalité entre hommes et femmes ou le harcèlement sexuel, mais c’est un problème plus profond, explique John Wrench, professeur danois, invité de l’Université norvégienne des Sciences et de la technologie, qui a longuement étudié la discrimination en Europe. C’est tout le problème de la discrimination : elle ne cesse de se reproduire sous la surface d’année en année, et les gens refusent de croire qu’elle existe ».

Stephen Ashe, chercheur au Centre of Dynamics of Ethnicity (Centre de la dynamique de l’appartenance ethnique) à l’université de Manchester, fait remarquer que les expériences de discrimination au travail sont généralement beaucoup plus obscures que ce qu’Emmanuelle Nsunda a connu, en particulier pour les migrants de deuxième et troisième génération. D’après lui, les attitudes racistes ont évolué depuis l’apogée de l’empire britannique, lorsque le « racisme scientifique » – qui part du principe que certaines races sont supérieures à d’autres en fonction des croyances pseudo-scientifiques – était utilisé pour justifier le colonialisme.

« Aujourd’hui, les gens s’expriment très rarement en ces termes explicites sur le racisme. Il est beaucoup plus fréquent, par exemple, de remettre en cause la compétence des Noirs ou de les qualifier d’incompétents », annonce-t-il en indiquant que ces commentaires sont une version édulcorée du XXIe siècle de l’argument d’infériorité intellectuelle mis en avant par les colonisateurs européens.

« C’est à cela que ressemble la diversité »

Des mesures prises sur le lieu de travail ou des exigences professionnelles qui semblent neutres peuvent également se révéler discriminatoires, souligne Larry Olomoofe, expert indépendant établi en Pologne, spécialiste des crimes à caractère haineux. Il note que la législation de l’UE contre la discrimination raciale définit cette discrimination – qu’elle soit directe ou indirecte – comme le traitement différent d’un individu pour des motifs raciaux ou ethniques.

C’est pourquoi, d’après Larry Olomoofe, l’obligation qu’avaient auparavant les officiers de police londoniens de porter un casque était indirectement discriminatoire, notamment pour les agents sikhs et musulmans. La seule fonction du casque étant de placer l’insigne officiel de la police, en 2001, la Police métropolitaine a autorisé les agents à porter un turban ou un voile, auxquels l’insigne de police serait fixé.

Larry Olomoofe se rappelle qu’à l’époque, certains avaient qualifié cette décision politique de « ridicule », ce à quoi il avait répondu : « Non, c’est à cela que ressemble la diversité ».

Pour Mme Nwabuzo, à d’autres moments, la discrimination raciale au travail ne devient manifeste que lorsqu’on examine de près les pratiques générales d’une entreprise en matière d’embauche, de promotion et de licenciement. « Quand vous observez l’entreprise, vous vous rendez compte que personne au sein de la direction ou dans les instances supérieures n’est issu des minorités ethniques. Dans ce cas, peut-on dire qu’une personne en particulier fait l’objet de discrimination ? Je n’en suis pas sûre, mais il y a là une forme de problème structurel qui est lié à la raison pour laquelle les gens n’évoluent pas », évoque-t-elle.

Ojeaku Nwabuzo poursuit : « C’est le type d’expérience que nous constatons chez les minorités, dont les membres sont nés et ont été scolarisés en Europe ; ils devraient avoir les mêmes opportunités et résultats que tout le monde sur le marché du travail, et pourtant ce n’est pas le cas ».

Une enquête de la FRA indique que 22 % des personnes d’origine turque, par exemple, se sont senties discriminées du fait de leur couleur de peau, de leur origine ethnique ou de leur religion lorsqu’elles cherchaient du travail en Allemagne au cours de ces cinq dernières années. Par ailleurs, en République tchèque, il est souvent impossible aux demandeurs d’emploi roms de répondre aux conditions fixées par les employeurs parce qu’ils ont été formés dans un système éducatif séparé qui ne leur a pas permis d’acquérir les qualifications nécessaires, spécifie le rapport de l’ENAR.

C’est justement l’un des problèmes qui se posent, d’après les experts : la discrimination structurelle n’est pas reconnue en tant que telle. C’est pourquoi une formation contre les préjugés implicites, comme celle qu’a organisée Starbucks aux États-Unis – après qu’un employé a appelé la police pour intervenir auprès de deux clients afro-américains qui ne faisaient qu’attendre leur collègue – n’est pas la bonne réponse, déclare M. Ashe. « Beaucoup trop d’employeurs pensent que les formations contre les préjugés involontaires et les tests de comportement implicites sont un remède miracle pour soigner le racisme au travail mais, en fait, ces mesures ne font que réduire le racisme sur le lieu de travail à des préjugés et à des attitudes individuelles », note-t-il.

En effet, même si le racisme porte préjudice aux individus, ce n’est pas une question individuelle, selon Dr Emilia Roig, fondatrice et directrice exécutive du Centre for Intersectional Justice (Centre pour la justice intersectionnelle), basé à Berlin. « C’est une question d’inégalité sociale, et d’injustice sociale », avance-t-elle, précisant que le rôle que jouent les institutions et les systèmes a tendance à ne pas être pris en compte.

« Il ne s’agit pas de chercher des coupables et des victimes et de punir les gens, mais de réfléchir à ce que nous pouvons faire pour changer les lois et les politiques afin d’améliorer l’égalité et de mieux équilibrer la répartition du travail ».

Pas d’impératif financier pour lutter contre la discrimination

Pour M. Wrench, ce manque de compréhension du racisme au travail en tant que question structurelle explique largement pourquoi les employeurs européens sous-estiment l’ampleur du phénomène : « Ils croient que c’est un problème plutôt spécifique créé par des personnes racistes, sans réaliser qu’il s’agit davantage d’un problème quotidien institutionnel et structurel ».

En comparaison avec les États-Unis, pour les entreprises qui recourent à des pratiques discriminatoires en Europe, les enjeux financiers et juridiques ou impliquant la réputation sont limités. Après le boycott national de ses produits en 1996, la compagnie pétrolière américaine Texaco a fait la une des journaux en versant 176 millions USD à 1.500 travailleurs afro-américains qui avaient intenté une action en justice suite à la divulgation des propos racistes tenus par des cadres dirigeants à l’encontre des employé(e)s noir(e)s.

En Belgique, l’agence de travail temporaire Adecco a été reconnue coupable de discrimination contre plusieurs centaines d’inscrits pour des motifs raciaux en 2015, au terme d’une bataille juridique de 14 ans. Une cour d’appel a condamné l’agence à verser 50.000 euros de dommages et intérêts, alors qu’une juridiction inférieure avait fixé le montant du préjudice à 1 euro symbolique.

« Je pense que c’est l’un des problèmes qui résultent du manque de détermination des employeurs ; ils ne sentent pas de pression peser sur eux, précise M. Wrench. Dans certains pays, les amendes peuvent aller jusqu’à 30.000 ou 50.000 euros mais, la plupart du temps, elles s’élèvent qu’à 1.000 ou 2.000 euros ».

D’après le rapport de l’ENAR, même ces petites victoires juridiques ne sont pas accessibles à la majeure partie des migrants sans papiers qui vivent en Europe. Ce sont les moins bien protégés contre les pratiques discriminatoires des employeurs, déclare M. Olomoofe, en particulier en Europe de l’Est.

Il constate que même les migrants qui obtiennent un congé pour séjourner dans un pays ne bénéficient pas des services et des protections de l’État auxquels ils ont droit. Alors ils se tournent vers l’économie informelle, où ils occupent les pires emplois, dans les pires conditions.

« Ils se voient imposer la règle du "dernier entré, premier sorti" et sont payés largement en dessous du salaire minimum, poursuit-il. En observant la situation sous un certain angle juridique, on peut parler d’exploitation de la main-d’œuvre. Mais du fait de leur statut, ils n’ont pas accès aux recours, ce qui accentue ce climat d’impunité. Les employeurs les traitent comme des "moins que rien" ».

Les femmes issues des minorités rencontrent elles aussi des difficultés particulières, selon Mme Nwabuzo, « parce qu’elles se trouvent à l’intersection des discriminations sexuelles et raciales ».

« Elles se heurtent à une multitude d’obstacles, non seulement au travail, mais aussi dans leur vie de famille ; nous devons commencer à lutter contre ces problèmes de manière intersectionnelle pour faire progresser la situation », ajoute-t-elle.

Quant à Emmanuelle Nsunda, elle travaille aujourd’hui dans un centre culturel de Liège, où elle a mis sur pied un projet de 18 mois intitulé AfroFeminism in Progress. Elle est lucide sur sa difficile recherche d’emploi et sur les préjugés racistes qui ont constamment, dit-elle, ponctué ses années d’étude. « Les migrants de première génération qui sont arrivés en Europe ont eu tendance à tout accepter parce qu’ils étaient étrangers et qu’ils devaient se faire une place », explique-t-elle. « Mais leurs enfants, qui ont grandi ici et à qui on a répété qu’ils devaient faire tout ce qu’ils pouvaient pour s’intégrer, commencent à se faire entendre ».

Le moment est venu de prendre les choses en main

La plupart des experts font remarquer que même si la législation contre la discrimination n’est généralement pas bien appliquée en Europe, les lois qui existent sont appropriées. « Ce que nous observons systématiquement au Royaume-Uni, et c’est probablement vrai dans le reste de l’Europe, c’est que nous disposons d’une législation, mais c’est son application qui pose problème », souligne M. Ashe.

« Le monde du commerce a eu plus de 50 ans pour mettre de l’ordre dans ses affaires », précise-t-il en faisant référence à l’adoption en 1965 au Royaume-Uni de la loi contre les discriminations raciales, Race Relations Act. « La discrimination raciale au travail est tellement enracinée et répandue que la manière orthodoxe de réfléchir au problème – c’est-à-dire par une approche non interventionniste, non réglementaire et non obligatoire – ne suffit plus ».

Pour Stephen Ashe, une plus grande fermeté est de mise à l’égard des employeurs, en obligeant les entreprises de tous les secteurs à prouver qu’elles promeuvent activement l’égalité et la diversité au sein de leur personnel, et à publier des statistiques sur les inégalités raciales en termes d’évolution de carrière et de rémunération.

Du point de vue des entreprises, la discrimination au travail est inadmissible et le secteur s’oppose à toute approche obligatoire pour la combattre. Un porte-parole de Business Europe, une association sectorielle qui représente des employeurs en Europe, n’a pas donné suite lorsqu’il a été sollicité par Equal Times pour donner son avis.

Toutefois, M. Wrench met en garde contre la tentation de faire un amalgame entre les employeurs à travers le continent. Les employeurs des pays qui ont adhéré à l’UE avant 1995, comme le Danemark, la France et la Finlande, et qui ont plus d’expérience des litiges liés à la discrimination au travail, ont tendance à mieux réagir que ceux des anciens pays socialistes et communistes d’Europe centrale et orientale. Par ailleurs, d’après lui, les grandes entreprises internationales semblent également faire davantage d’efforts pour lutter contre les disparités raciales que les petites entreprises.