De plus en plus chronique, diverse et féminine : telle est la pauvreté en temps de reprise

De plus en plus chronique, diverse et féminine : telle est la pauvreté en temps de reprise

The traditional profile of poverty has changed, it is becoming ever more diverse. Nowadays, you can be a university graduate and be poor. You can have a job (even two) and still not be able to pay the heating bills.

(Roberto Martín)

« En Espagne, personne ne meurt de faim », a-t-on souvent lancé sur un ton de reproche à Joaquin Jiménez. Et lui, qui préside la Banque alimentaire de la Costa del Sol, ne pouvait que leur donner raison. Il est vrai qu’en Espagne il y a de quoi manger.

Le problème, comme le sait bien Joaquin, c’est que dans certains cas, on mange peu, on mange mal ou on mange simplement la même chose tous les jours. Près d’un demi-million de familles espagnoles n’ont pas de quoi se payer une alimentation adéquate et quand elles y parviennent, c’est qu’elles ont renoncé à tout le reste : à payer la facture d’électricité, l’hypothèque ou le médicament pour l’asthme.

« Nous assistons de manière assidue plus de 45.000 personnes, c’est pratiquement deux fois plus qu’il y a dix ans », indique le président. Quand bien-même la Commission européenne donne la crise économique pour résolue, dans cet entrepôt de Malaga, des palettes chargées de bocaux de pois-chiches continuent de s’amonceler jour après jour.

Dans les grandes lignes, la pauvreté s’est réduite, du moins à en croire le dernier rapport de la Banque mondiale : De 36% de la population en extrême pauvreté (qui touche moins de 1,90 USD ou 1,67 euro par jour), on est passé à 10%. Il est estimé que l’extrême pauvreté touche à l’heure actuelle 736 millions de personnes, soit le taux le plus bas depuis que cet indicateur est relevé. Ce tableau est, cependant, incomplet.

« Ce pourcentage tient uniquement compte de l’aspect économique, du revenu. C’est une mesure inexacte », explique Raul Flores, chercheur en sciences sociales chez Caritas Española. Selon l’expert, pour nous faire une idée plus exacte des personnes qui sont dans le besoin, « il faudrait inclure d’autres dimensions comme la qualité de l’emploi, la participation sociale et politique, l’éducation, le logement ou la santé ».

D’autant que le profil traditionnel de la pauvreté a changé et devient de plus en plus diversifié. Il est désormais possible d’être diplômé universitaire et pauvre (par exemple : 13,8 % des pauvres en Espagne sont diplômés). On peut avoir un travail (parfois deux) et ne pas avoir de quoi payer le chauffage.

Nouveaux pauvres et pauvres de toujours

Dans les pires années de la crise, le chômage et les mesures d’austérité ont fait basculer des milliers de familles ordinaires sous le seuil de l’exclusion. Rien qu’en Europe, la classe moyenne s’est contractée de 2,3 %. Pour la première fois, la pauvreté a cessé d’être associée à la marginalité. Elle peut toucher quiconque.

À l’heure actuelle encore, 23,5 % de la population de l’UE (118 millions de persones) reste exposée au risque. Ce chiffre a connu une légère amélioration depuis 2012 mais l’équilibre reste précaire. « Il s’agit de personnes qui, bien qu’elles soient intégrées, présentent certains aspects très vulnérables. Tant que tout va bien, il n’y aura pas de problème, mais si une nouvelle crise devait survenir, beaucoup d’entre elles basculeraient dans la zone d’exclusion », avertit M. Flores.

En pleine phase de « reprise », alors que les indicateurs macroéconomiques sont à la hausse et que l’OCDE annonce une croissance du PIB mondial de 4 %, beaucoup restent à mi-chemin entre la pauvreté et la vie précaire. Et même le travail ne constitue plus une garantie pour s’en sortir.

La déréglementation du marché du travail a résulté dans une légion de contrats à temps partiel, d’employés sans heures fixes et de faux indépendants. Les dénommés « travailleurs pauvres ». De 8 % de la main-d’œuvre active dans l’UE en 2008, ils atteignent aujourd’hui 9,6 %. Et comme avertit l’Organisation internationale du travail (OIT), leur nombre continuera d’augmenter.

« Le travail s’est converti en un facteur supplémentaire d’exclusion, ce qui n’était pas le cas dans le passé. On travaille de plus en plus d’heures pour moins d’argent, entraînant de nouvelles détériorations au sein des ménages, notamment au plan de l’attention aux mineurs », alerte Begoña Pérez, professeure de travail social à l’Université de Navarre.

Malgré cela, les classes moyennes ne sont pas les plus mal loties. Ce ne sont pas les nouveaux pauvres mais les pauvres de toujours qui ont vu leurs conditions de vie se détériorer sous l’effet de la crise. A fortiori dans des pays comme la Grèce, l’Irlande et l’Espagne, entre autres.

Dans le cas espagnol, le nombre de personnes en situation de pauvreté sévère (celles dont le revenu est inférieur à 355 euros par mois) est allé croissant d’année en année, jusqu’à atteindre 3,2 millions. « Il s’agit de la pauvreté chronique, qui se maintient génération après génération et qui est extrêmement difficile à éradiquer », reconnait Juan Reyes, du Réseau européen de lutte contre la pauvreté (EAPN).

Une chose qu’ont en commun tant la nouvelle pauvreté que la pauvreté au sens traditionnel est que les deux présentent de plus en plus un visage féminin. Une femme ayant un logement à sa charge a 25 % plus de probabilité qu’un homme de sombrer dans l’exclusion.

Pauvreté et culpabilité

Pour Susana Martín, commise de cuisine à Malaga, être pauvre signifie vivre au jour le jour, disposer de dix euros aujourd’hui et ne pas savoir s’il y aura de quoi petit-déjeuner. « On fait avec mais quand on n’a même pas assez pour un carton de lait, c’est très dur. » Elle sait ce que c’est parce qu’elle en a fait l’expérience durant des années.

À présent, grâce à l’ONG Prodiversa, elle a un emploi avec lequel elle parvient à se maintenir elle-même, ainsi que son mari – ouvrier de la construction au chômage – et leurs trois enfants. Malgré les nombreuses contraintes, Susana parvient néanmoins à la fin du mois mais confesse avoir peur.

« Bien que la situation s’améliore, il est certains états psychologiques qui ne changent pas », explique Angela Paris, psychologue de Prodiversa. « La pauvreté engendre un stress aigu constant, qui entraine des problèmes de santé physique et mentale, l’anxiété et le manque de confiance dans ses capacités propres. »

La peur de Susana est plus courante qu’on ne l’imagine, au même titre que la frustration, le sentiment d’inutilité, voire de culpabilité. Surtout par les temps qui courent, au milieu de l’euphorie de la reprise, c’est la société elle-même qui continue de pointer son doigt accusateur vers les pauvres, leur reprochant de ne pas vouloir s’en sortir.

C’est ce qu’est ressorti d’une étude réalisée au Royaume-Uni en 2015 : « Les perceptions que nous avons des pauvres restent extrêmement négatives. Elles partent de l’idée reçue selon laquelle la pauvreté est le résultat de leurs propres erreurs personnelles. » Et en les tenant exclusivement pour responsables, nous oublions les causes structurelles de leur situation, comme l’inégalité. Nous oublions qu’en même temps que la pauvreté sévère devient chronique, le patrimoine mondial des grandes fortunes vient de franchir le cap des 70 trillions de dollars.

« Plus que la pauvreté, le vrai problème est à trouver dans l’extrême-richesse », insiste l’économiste Luis Molina. « 50 % de la richesse concentrée aux mains de 1 % de la population mondiale. Ce qui signifie qu’ils accaparent un pourcentage important du revenu des autres. Éviter qu’il y ait des pauvres sans tenir compte de la situation des plus nantis n’a pas de sens. »

Objectif 2030

Cela semblait être un objectif viable quand les leaders mondiaux l’ont adopté en 2015 : réduire d’au moins moitié le pourcentage d’hommes, de femmes et d’enfants vivant dans la pauvreté et éradiquer la pauvreté extrême avant 2030. Mais à treize ans de l’échéance, même la Banque mondiale se risque à pronostiquer qu’au train où nous allons, nous n’y parviendrons pas.

« C’est difficile, il manque un engagement clair. Il faut des politiques concrètes pour qu’on n’en reste pas à un vœu pieux », affirme Daniel Garcia, porte-parole de l’ONG Movimiento Cuarto Mundo. Des propositions sont sur la table depuis des années : comme faciliter l’accès au logement ou sanctionner l’emploi précaire. D’après l’OIT, « sans travail décent, il ne sera pas possible de réduire la pauvreté de manière durable ».

Aussi, comme insiste M. Reyes du réseau EAPN, « nous avons besoin d’un système fiscal juste et de combattre la fraude fiscale ». Ce n’est qu’ainsi, dit-il, qu’on parviendra à stabiliser une reprise qui, pour heure, continue d’avancer en titubant.

En tout état de cause, il reste treize ans pour repenser ce que nous comprenons par pauvreté, ce que cela signifie d’être pauvre, au-delà du 1,90 dollar par jour. En ce sens, Santiago Alvarez, docteur en sciences économiques et directeur de FUHEM Ecosocial, propose qu’on arrête un instant de parler de pauvreté et qu’on parle, à la place, de « qualité de vie ». Un concept qui va plus loin que le niveau de revenu et de richesse pécuniaire, qui mesure le droit de vivre dignement et ne se limite pas purement à la survie. « Cette construction subjective de crise permanente fait que nous n’ayons pas pour aspiration de vivre bien, que nous nous résignions à notre lot. Mais qu’entendent les gens à l’heure actuelle par vie digne ?, et combien de fois nous sommes-nous posé la question ? ».

This article has been translated from Spanish.