Derrière les programmes de la Banque mondiale en Irak

 

Au cours des dix années qui ont suivi l’invasion de l’Irak sous le commandement des États-Unis, qui s’est soldée par près de 120000 morts civiles et a laissé une société profondément fracturée et meurtrie par la violence persistante, la Banque mondiale a petit à petit étendu son soutien à la reconstruction du pays.

La Banque a signé une nouvelle Stratégie de partenariat-pays avec l’Irak pour 2013-2016, qui est supposée être axée sur la reconstruction de l’infrastructure, les services publics et les programmes sociaux. La gestion des ressources en eau dans ce pays aride de 33 millions d’habitants est un des thèmes prioritaires de la nouvelle stratégie, au même titre que le soutien au développement du secteur privé.

À la lumière de la restriction des droits des travailleurs, la répression des syndicats indépendants, des bas salaires et de la protection sociale insuffisante hérités de l’ère Saddam Hussein, la Banque mondiale occupe une position stratégique pour user de son influence considérable en Irak en s’érigeant en exemple de bonnes pratiques à travers les programmes qu’elle finance.

Le bilan qu’affiche la Banque en la matière est toutefois fort mitigé.

Les exemples présentés ci-dessous sembleraient indiquer que l’inclusion de conditions de prêt liées aux normes du travail et une représentation syndicale active constituent des facteurs déterminants en matière de pratiques du travail.

 

Consolider la lutte

En 2010, la multinationale française du ciment Lafarge a déposé une demande de financement auprès de la Société financière internationale (SFI), branche de la Banque mondiale chargée du financement du secteur privé, qui visait l’expansion de ses activités dans deux cimenteries situées près de Souleimaniye, dans le Kurdistan irakien, et une troisième usine à proximité de la ville de Karbala, à une centaine de kilomètres au sud de Bagdad.

Les trois sites sont exploités en commandite avec des investisseurs et des entreprises locales. La SFI a octroyé à Lafarge une enveloppe de prêt et prise de participation d’une valeur totale de 150 millions de dollars pour ses activités en Irak.

Lorsque la SFI a offert son programme de prêt et prise de participation à Lafarge-Irak, les représentants des travailleurs considéraient la rémunération et les prestations des salariés permanents des deux cimenteries de l’entreprise au Kurdistan équitables au regard des normes irakiennes.

Les comités syndicaux qui représentaient les travailleurs de Lafarge entretenaient de bonnes relations avec la direction, d’après Othman Hama, président du Syndicat de la construction de Souleimaniye, interviewé par Equal Times à Erbil, quatrième ville du pays également située dans le Kurdistan irakien. Il a, toutefois, clairement fait entendre qu’il n’en a pas toujours été ainsi.

En juin 2009, les travailleurs de la cimenterie de Bazian ont participé à un sit-in avant que la direction n’accepte d’amorcer des négociations sérieuses avec le syndicat. À partir de ce moment, les deux parties sont tombées d’accord sur des augmentations salariales, des heures réduites, des primes de poste et un calendrier de réunions périodiques entre le syndicat et l’employeur en vue de la résolution des différends, ce qui a conduit à une série d’autres améliorations au plan des conditions de travail.

L’état des relations sociales était pire dans l’autre cimenterie, celle de Tasluja, également au Kurdistan, où en juillet 2006, des gardes armés ont ouvert le feu sur 500 travailleurs en grève qui protestaient contre des licenciements collectifs, blessant 13 d’entre eux. Suite à cet incident, la direction a engagé des négociations et accepté d’annuler la plupart des licenciements et d’accéder à une partie des demandes des travailleurs, notamment en matière de rémunération. Elle a aussi accepté de prendre en charge les frais d’hospitalisation des travailleurs blessés.

 

Pas droit à la sécurité sociale

Pour Wesam Chaseb, chargé de programme du Solidarity Center, branche internationale de la confédération syndicale étasunienne AFL-CIO (American Federation of Labor and Congress of Industrial Organizations) en Irak, l’accord-cadre international souscrit en 2005 par Lafarge et deux fédérations syndicales internationales a joué un rôle positif en ce qu’il a amené Lafarge à répondre aux doléances des syndicats.

Suite au conflit collectif de Bazian, l’Internationale des travailleurs du bâtiment et du bois (IBB) a dépêché une mission au Kurdistan irakien et a rencontré les travailleurs.

« Lafarge et le management local irakien semblaient avoir compris que l’ACI était quelque chose qu’ils devaient prendre au sérieux », a indiqué Chaseb, « mais il subsistait néanmoins des problèmes dont la résolution a été facilitée par les conditions de prêt spécifiques de la SFI liées aux normes du travail. »

Une chose qui n’était pas résolue avant que la SFI n’entre en scène était la situation de plus de 1000 ouvriers contractuels dispersés parmi 11 entreprises qui fournissaient des services à Lafarge. Ceux-ci allaient de la maintenance au transport, en passant par l’approvisionnement en nourriture et la sécurité.

Il convient de souligner que l’effectif permanent de la société – direction comprise – représente quelque 1300 salariés.

À la différence des employés permanents de Lafarge, la majorité des travailleurs contractuels était exclue des périodes de repos, des congés annuels ou des bonifications pour heures supplémentaires prévues par la loi. En outre, les entreprises qui les employaient manquaient de les inscrire à la sécurité sociale ou même de leur délivrer des contrats écrits.

Au cours de son enquête sur les conditions des travailleurs contractuels, le syndicat a été informé par les sous-traitants que les travailleurs n’avaient pas droit à la sécurité sociale dès lors qu’ils étaient embauchés à la journée. Cependant, plusieurs employés ont indiqué au syndicat qu’ils effectuaient le même travail depuis cinq ans!

Quelques-uns des employés ont tenté de mettre sur pied des sections syndicales avec leurs collègues mais ont été congédiés sous divers prétextes.

 

Vers le droit de négociation collective ?

Les tentatives de recours légal pour corriger les conditions de travail des employés contractuels n’ont abouti à rien, malgré le fait que nombre de pratiques enfreignaient la législation du travail irakienne. Othman Hama, président du Syndicat de la construction de Souleimaniye, a indiqué :

« En 2011, Wesam Chaseb nous a informé que parce qu’elle bénéficiait d’un prêt de la SFI, Lafarge était tenue de traiter ses salariés en vertu d’une norme appelée « Norme de performance 2 de la SFI ». Il n’y avait pas de problèmes majeurs en ce qui concernait les employés permanents mais il était évident pour nous que Lafarge manquait d’honorer son obligation de veiller au respect de la NP2 chez ses sous-traitants. »

La Norme de performance 2 relative à la main-d’œuvre et aux conditions de travail stipule que « le client [entreprise emprunteuse] adoptera des politiques et procédures qui décriront l’approche en matière de gestion des travailleurs employés par l’intermédiaire de tierces parties. Ces politiques et procédures doivent être conformes aux exigences de la présente Norme de performance. »

Ces exigences incluent la délivrance d’une documentation écrite aux travailleurs concernant leurs droits et conditions de travail, y compris ceux prévus dans la législation nationale, la liberté d’association et le droit de négociation collective, le traitement non discriminatoire, des procédures de licenciement négociées et la protection de la santé et la sécurité au travail.

Le Syndicat de la construction de Souleimaniye a écrit à Lafarge-Irak pour lui demander quelles mesures elle avait prises pour se mettre en conformité avec la NP2. Lafarge a répondu en invitant le syndicat à une réunion où elle a accepté de collaborer avec lui pour mettre ses sous-traitants en conformité avec la NP2.

Le syndicat a réussi à recruter la quasi-totalité des effectifs chez les principaux sous-traitants, suscitant l’enthousiasme des nouveaux membres qui ne craignaient plus d’être licenciés pour leur adhésion. Au bout de quelques mois, des comités d’entreprise avaient été mis sur pied et des conventions collectives conclues avec les sous-traitants où les syndicats étaient légalement représentés.

Les accords ont permis de remédier aux traitements discriminatoires dont faisaient l’objet les travailleurs, à tout le moins chez les principaux sous-traitants.

La loi irakienne sur les syndicats, qui n’a toujours pas été revue depuis l’ère Saddam Hussein, n’autorise une représentation syndicale que dans des entreprises de plus de 50 employés et l’exclut totalement pour les employés du secteur public.

Les syndicats irakiens ont fait pression sur le parlement en faveur de l’adoption d’une législation révisée qui étendrait le droit de syndicalisation à l’ensemble des travailleuses et travailleurs.

Le président du syndicat, Othman Hama, a indiqué : « Il nous reste beaucoup de chemin à faire en Irak pour rendre la législation du travail juste pour tous les travailleurs. Mais entre temps, les instruments et le soutien internationaux ont été cruciaux pour nous et nous nous réjouissons d’avoir pu recourir à la NP2 pour rectifier le traitement inéquitable auquel étaient soumis beaucoup de travailleurs contractuels de Lafarge. »

 

L’exploitation des travailleurs de l’eau

Une situation très différente prévalait dans le cadre du programme d’urgence d’approvisionnement en eau financé par la Banque mondiale dans la province de Wassit, dans le sud-est de l’Irak, où la Banque a octroyé 109,5 millions de dollars en 2008 pour la construction d’une station de traitement des eaux et le remplacement de 60 km de canalisations destinées à l’approvisionnement de 250000 résidents.

L’exécution de ce chantier commandité par le ministère irakien des Municipalités et des Travaux publics a été confiée à l’Anwar Soura Contracting Company, puissante firme de construction irakienne dotée de contrats dans toute la région du Moyen-Orient.

Alors que les travaux se trouvaient dans leur phase ultime, en novembre-décembre 2012, Wesam Chaseb du Solidarity Center et Haider Jabbar, assistant de recherche, ont entrepris une enquête approfondie sur les conditions de travail sur ce chantier, à la demande de la fédération provinciale de Wassit de la Fédération générale des travailleurs irakiens (GFIW), une organisation partenaire de la CSI.

Le syndicat avait eu vent de conditions de travail déplorables sur ce chantier mais le rapport d’enquête se présente davantage comme une liste de violations de pratiquement toutes les normes internationales et irakiennes imaginables :

  • Pas de contrats écrits ou d’explications fournis aux travailleurs concernant les conditions d’emploi et les prestations,
  • Pour éviter de devoir accorder les prestations légales comme les périodes de repos, les congés et la sécurité sociale, les travailleurs étaient embauchés à la journée,
  • Certains employés travaillaient sept jours sur sept alors que la législation irakienne prévoit un jour de repos hebdomadaire au minimum,
  • Malgré leur statut supposé de travailleurs journaliers, ceux-ci n’étaient rémunérés que deux fois par mois, dans les meilleurs des cas ; certains travailleurs attendaient de recevoir jusqu’à quatre mois d’arriérés de salaires,
  • Aucune bonification n’était accordée pour les heures supplémentaires, ce qui est aussi contraire à la législation du travail irakienne,
  • Les travailleurs provenant d’autres régions de l’Irak bénéficiaient de prestations inférieures à ceux embauchés sur place, qui avaient droit à des congés rémunérés et à des bonifications pour heures supplémentaires,
  • Les travailleurs n’étaient pas inscrits à la sécurité sociale et n’étaient donc pas éligibles à la couverture retraite et maladie,
  • Des travailleurs âgés de pas plus de 15 ans ont été découverts sur le chantier, dont certains effectuaient des tâches qui apparaissaient dangereuses,
  • Les espaces où les travailleurs dormaient et mangeaient étaient insalubres et bondés,
  • Aucune consigne ou information n’était distribuée sur les risques pour la santé et la sécurité des travailleurs, aucune consigne de sécurité n’était affichée, les travailleurs étaient dépourvus d’équipement de protection comme des chaussures spéciales ou des casques, il n’y avait pas de trousse de premier secours et pas non plus de barrières le long des échafaudages et des passages dangereux.

 

Des travailleurs blessés forcés de se remettre au travail

Lors d’un séminaire organisé en mai, à Erbil, en présence de dirigeants syndicaux des quatre coins de l’Irak, Chaseb a étayé sa présentation sur les conditions de travail dans le cadre du projet financé par la Banque mondiale dans la province de Wassit à l’aide de photos dépeignant des échafaudages bringuebalants, d’autres conditions de travail dangereuses et la présence de travail des enfants.

Il a aussi présenté une photo d’un jeune ouvrier qui s’était gravement blessé à la main en travaillant et s’est vu obligé de subvenir, lui-même, à ses frais médicaux car ceux-ci n’étaient pas pris en charge par l’employeur. L’entreprise ayant catégoriquement refusé de lui accorder une absence rémunérée, il s’est vu obligé de se remettre au travail malgré sa blessure grave.

Selon Chaseb, le refus de l’entrepreneur de Wassit de rémunérer ses travailleurs en temps voulu équivaut à du travail forcé: « Nous avions l’impression que certains travailleurs continuaient à travailler malgré les conditions effroyables parce qu’ils avaient peur de ne jamais recevoir les trois ou quatre mois d’arriérés de salaires qui leur étaient dus s’ils partaient. »

La servitude pour dette est reconnue par l’OIT comme une forme de travail forcé et contrevient à l’un des quatre droits fondamentaux des travailleurs que chaque pays membre de l’OIT a l’obligation de respecter. Les trois autres sont l’interdiction de la discrimination au travail, l’élimination du travail des enfants et le respect de la liberté syndicale et du droit de négociation collective.

Attendu que le sous-traitant a aussi invoqué le fait que les travailleurs ne pouvaient se prévaloir du droit de se syndiquer ou de négocier collectivement dès lors que le projet relevait du secteur public, ce programme financé par la Banque mondiale en Irak a de fait remporté le pompon en violant chacune des quatre normes fondamentales de l’OIT.

 

Permis d’exploitation abusive

Les responsables syndicaux présents à Erbil en mai étaient stupéfaits d’apprendre que la Banque mondiale pouvait tolérer de telles conditions de travail dans le cadre d’un de ses projets alors que les investissements privés financés à travers sa SFI sont soumis au respect des normes fondamentales et de diverses autres conditions fondamentales en matière d’emploi.

Lors du séminaire d’Erbil, j’ai expliqué que la Banque mondiale n’avait pas encore complété son examen des protections sociales et environnementales longtemps retardé, pour lequel la CSI et les fédérations syndicales internationales ont proposé l’adoption d’une sauvegarde détaillée relative aux normes du travail qui couvrirait l’ensemble des activités financées par la Banque.

Les participants ont, par ailleurs, salué au moins un résultat positif du travail entrepris par les experts syndicaux.

Quand la Fédération syndicale de Wassit a interpellé les responsables du projet financé par la Banque mondiale en leur faisant part de ses conclusions, ces derniers sont revenus sur leur position et ont accordé la reconnaissance à un comité syndical composé du reste des travailleurs.

À l’issue d’une session de négociation, ils ont finalement accepté de régler la totalité des arriérés dus.

Une petite partie des 109,5 millions de dollars octroyés à ce projet par la Banque mondiale reviendra donc aux travailleurs irakiens qui l’ont exécuté. À l’heure d’écrire ces lignes, le salaire de base dans la station d’épuration de Wassit, désormais opérationnelle, était de 10000 dinars irakiens ou 8 dollars par jour.