Deux ans après l’incendie de la tour Grenfell, les survivants attendent toujours que justice soit faite

Lorsque les flammes ont englouti la tour Grenfell dans l’ouest de Londres aux premières heures du 14 juin 2017 et que des voix ont hurlé de terreur, peu de gens pouvaient croire l’horreur des événements qui étaient en train de s’y dérouler. Les pompiers qui se sont précipités sur les lieux ont d’abord cru que l’incident serait limité à un appartement et n’ont pas compris comment l’immeuble tout entier avait pris feu. Cette nuit-là, 72 vies, dont celles d’au moins 18 enfants, ont été perdues dans l’une des pires catastrophes évitables de l’histoire moderne du Royaume-Uni.

Dans son discours de démission, les larmes aux yeux, Theresa May, la Première ministre britannique sortante, a cité l’enquête publique indépendante sur le drame de la tour Grenfell comme étant l’un des accomplissements les plus importants de son gouvernement. Ses paroles ont suscité une profonde incrédulité : deux ans après l’incendie, certaines des familles touchées attendent toujours d’être relogées, l’enquête sur la tragédie avance à pas de tortue, le revêtement qui a exacerbé la propagation de l’incendie est toujours présent sur des centaines de tours d’habitation à travers le pays et l’enquête criminelle de la police est au point mort en raison du blocage de l’enquête, aucune arrestation n’ayant eu lieu.

Le secrétaire général du syndicat des pompiers, Matt Wrack, a dit de Mme May qu’elle était « odieuse » d’avoir insinué « que son horrible réponse à Grenfell était une fière partie de son héritage ». Dans une déclaration distincte publiée par son syndicat, M. Wrack écrit que « bon nombre des problèmes sous-jacents présents à Grenfell étaient dus à des conditions dangereuses qui s’étaient aggravées sous les gouvernements conservateurs et le conseil municipal [le borough royal de Kensington et Chelsea] dont Theresa May est la responsable ultime. L’enquête qu’elle a ouverte a permis de jeter les intérêts des entreprises et du gouvernement aux oubliettes, privant ainsi les familles et les survivants de leur droit à la justice, tout en permettant aux riches de continuer leurs activités comme si rien ne s’était passé ».

Nabil Choucair, qui a perdu sa mère Sirria, sa sœur Nadia, le mari de cette dernière Bassem et leurs enfants Mierna (13 ans), Fatima (11 ans) et Zainab (3 ans) dans l’incendie, souligne à Equal Times : « Elle [Theresa May] aurait certainement pu en faire plus. Deux ans, c’est long. Je pense qu’elle aurait pu commencer l’enquête plus rapidement… il lui a fallu deux ans pour annoncer le fonds de financement de 200 millions de livres sterling (environ 225 millions d’euros) destiné aux propriétaires privés pour le remplacement du revêtement [le mois dernier]. C’est ce qu’ils auraient dû faire tout de suite. »

Pour Yvette Williams, une activiste du groupe de campagne Justice for Grenfell, la façon dont les familles affectées ont été traitées est « épouvantable » et leurs besoins n’ont reçu aucune attention de base. « Nous n’avons pas été traités comme des êtres humains décents et encore moins tel que des êtres humains traumatisés auraient dû l’être », déclare-t-elle à Equal Times.

Une compensation est versée, mais elle est largement contrôlée par le gouvernement. Plusieurs points de désaccord ont été soulevés, en particulier en ce qui concerne la question de la définition des « proches parents », qui ne concerne actuellement que les conjoints, les enfants et les parents. Étant donné que les victimes n’étaient pas seulement britanniques, mais provenaient aussi de 18 autres pays comme le Maroc, la Syrie, l’Éthiopie, l’Italie, les Philippines et la Sierra Leone, les activistes réclament plus de sensibilité culturelle et une ouverture afin que la définition des « proches parents » soit étendue au-delà du cadre de la loi anglaise.

« Un grand nombre de nos familles ne fonctionnent pas comme ça », explique Mme Williams. « Nous sommes des familles globales. Ce que nous essayons de dire, c’est : comment pouvons-nous envisager d’autres modèles de proches parents ? Les relations peuvent-elles être définies d’une autre façon ? »

Manquements après la tragédie et au cours de l’enquête

Une enquête publique sur l’incendie, qui a tué 72 des 293 personnes qui se trouvaient présumément dans la tour de 129 appartements cette nuit-là, a débuté en septembre 2017. Le rapport de la première phase de l’enquête devait paraître au printemps, mais il a été reporté jusqu’en octobre, et aucune recommandation n’a encore été formulée à ce jour.

Du point de vue de M. Choucair et des autres parents endeuillés, ainsi que des survivants, l’enquête a été une expérience douloureuse. M. Choucair affirme qu’elle n’a pas correctement tenu compte des familles touchées et qu’elle a fait l’objet d’un contrôle trop strict. « Ils ont trié sur le volet les personnes qu’ils voulaient inclure dans l’enquête et ce n’est pas acceptable  », s’indigne M. Choucair. « Si cette enquête concerne les personnes endeuillées et les survivants, nous devons en faire partie et nous devons avoir notre mot à dire. »

Un rapport basé sur des entretiens avec des familles endeuillées et des survivants de l’incendie, publié le mois dernier par Inquest, un organisme de justice juridique, se fait l’écho de l’expérience de M. Choucair. Il relate les nombreuses façons dont les familles se sont senties « déçues », « en colère » et « frustrées  » à la suite de cette tragédie.

La nuit de l’incendie et immédiatement après celui-ci, les familles ont souligné que l’intervention d’urgence était mal coordonnée et que trop peu de « responsables en mesure de répondre aux questions » étaient présents. Les familles guettaient les nouvelles concernant des parents disparus, attendant des jours, des semaines voire des mois dans certains cas, pour confirmer un décès, note le rapport.

Une personne interviewée déclare ainsi à Inquest : « Il semble qu’il y ait eu de graves inégalités au lendemain de la tragédie. Les plus bruyants ont été entendus et les plus silencieux ont été ignorés.  » Une autre indique que : « Aucun soutien n’a été proposé immédiatement après la catastrophe. C’était la folie absolue. Trois jours à errer dans les hôpitaux pour tenter de trouver des réponses. »

La famille de M. Choucair a dû subir deux mois et demi d’une attente déchirante pour obtenir la confirmation de la mort des six membres de leur famille. « Je ne souhaite à personne de vivre ce que nous avons vécu », dit-il à Equal Times. « C’était plus que douloureux ; ne pas savoir, mais espérer qu’ils soient encore en vie. »

Deborah Coles, directrice générale d’Inquest, a déclaré qu’il y avait eu des « manquements systémiques avant, pendant et après la catastrophe  » et que, par conséquent, les personnes endeuillées et les survivants « sont dans un état de vide sans repères précis dans le temps, ce qui aggrave leurs souffrances morales et physiques ».

De meilleurs services de soutien sont nécessaires

Selon le ministère britannique du Logement, des Communautés et des Gouvernements locaux en Angleterre, plus de 100 millions de livres sterling (environ 112 millions d’euros ) de fonds publics nationaux ont été débloqués pour soutenir le rétablissement des victimes de l’incendie de Grenfell, y compris les coûts de relogement et les investissements dans le Lancaster West Estate, où se trouve la tour Grenfell.

Toutefois, certains critiques affirment qu’une grande partie de ce financement, en particulier le soutien pour la santé mentale, n’a pas été ciblée efficacement. Le rapport d’Inquest indique que si les familles ont accueilli favorablement la possibilité de travailler avec des conseillers, les offres de soutien étaient « irrégulières, souvent pendant les heures de travail ; ce qui a constitué un obstacle à leur adoption ».

Les témoignages des familles suggèrent également un manque d’expertise en matière de conseils post-traumatiques, alors que cela aurait dû être l’une des premières choses proposées.

Dans bien des cas, aucune garantie de soutien à long terme n’était prévue et les services destinés aux enfants et aux jeunes, qui semblaient « totalement oubliés », étaient rares. En outre, certains des services de conseil n’étaient pas culturellement adaptés. « Par exemple, explique M. Choucair, nous avions demandé une conseillère afin que ma femme puisse se sentir à l’aise et retirer son hijab. Mais ils ont envoyé un homme. »

Il a déclaré que tout le processus lui avait donné le sentiment que la dévastation émotionnelle et le traumatisme des personnes endeuillées et des survivants n’avaient pas été compris par les autorités.

Le problème du logement persiste

L’une des principales promesses de la Première ministre Theresa May était que tout le monde serait relogé dans les trois semaines suivant l’incendie, mais certains survivants vivent encore dans des logements temporaires à ce jour. Selon les informations du borough royal de Kensington et Chelsea, au 30 mai 2019, 184 ménages de la tour Grenfell et de Grenfell Walk à proximité avaient déménagé dans de nouveaux logements permanents, mais 14 familles vivent encore dans des logements temporaires et trois autres sont toujours en hébergement de secours.

Le conseiller municipal conservateur Kim Taylor-Smith, chef-adjoint du conseil municipal de Kensington et Chelsea, a déclaré que la recherche de logements pour les familles se déroulait « dans des circonstances incroyablement complexes » et qu’ils avaient « presque fini, mais que nous ne presserons pas les quelques dernières familles ».

Au moment où Equal Times s’apprêtait à publier cet article, le gouvernement a annoncé la tenue d’une consultation sur la sécurité des bâtiments à la suite de l’Examen indépendant des règlements de construction et de la sécurité incendie, qui a conclu que le système actuel pour assurer la sécurité incendie des tours d’habitations ne répond pas à sa finalité. Il recommande une refonte complète du système utilisé à ce jour. Le gouvernement a accepté l’ensemble des 53 recommandations.

Le ministère britannique du Logement, des Communautés et des Gouvernements locaux en Angleterre a également déclaré qu’il examinait « quelle serait la meilleure façon de rééquilibrer la relation entre résidents et propriétaires » en réformant le système du logement social. Le ministère analyse actuellement les réponses reçues à une consultation sur son « nouveau pacte pour le logement social », mais les critiques déclarent que les propositions ne vont pas assez loin. Selon les organismes de bienfaisance pour le logement, Shelter et la Joseph Rowntree Foundation, les politiques n’ont aucun sens sans financement pour construire des logements supplémentaires.

Il y a environ 1,2 million de personnes sur les listes d’attente pour un logement social au Royaume-Uni, mais on est loin d’en avoir construit ce nombre.

Un rapport publié par Shelter réclamait une révision des droits des locataires sociaux après une enquête d’un an qui démontrait que le système n’avait pas été à la hauteur pour les résidents de la tour Grenfell. Les enquêtes YouGov ont révélé qu’un grand nombre des défis décrits par les résidents de Grenfell au lendemain du tragique incendie affectaient aussi les communautés de logement social de toute l’Angleterre.

Par ailleurs, même si beaucoup ont accueilli favorablement le fonds de 200 millions de livres sterling (environ 225 millions d’euros ) du ministère britannique du Logement, des Communautés et des Gouvernements locaux en Angleterre consacré au remplacement du revêtement des tours d’habitation privées, les spécialistes ont averti que l’accent mis sur le revêtement détourne l’attention des autres problèmes liés aux systèmes d’éclairage et électriques des vieux immeubles tels que Grenfell.

En réponse à l’annonce par le gouvernement de la création d’un fonds spécial pour les revêtements à hauteur de 200 millions de livres sterling, la société d’éclairage d’urgence Tamlite a déclaré que la réglementation d’urgence des bâtiments, vieille de près de 50 ans, exigeait « une révision en profondeur » de la loi. L’entreprise d’éclairage a souligné que « depuis la tragédie, on n’a pas suffisamment accordé d’attention à la nécessité d’aborder tous les aspects de la sécurité incendie, y compris leur détection automatique ainsi que l’éclairage d’urgence et d’évacuation  ».

Cet article a été traduit de l'anglais.