Deux Catalognes face à face

D’après les indépendantistes catalans, c’est l’arrêt de 2010 du Tribunal constitutionnel espagnol qui a mis le feu aux poudres de la crise politique en Catalogne lorsque celui-ci avait déclaré inconstitutionnelles les dispositions contenues dans 14 articles du nouveau Statut d’autonomie de la Catalogne approuvé en 2006 au parlement régional. Malgré la controverse soulevée par de nombreux autres articles, le Tribunal constitutionnel valida plus d’une centaine d’articles qui avaient également été contestés par le Parti populaire (alors dans l’opposition) et plusieurs communautés autonomes.

Deux des dispositions qui suscitèrent le plus grand malaise en Catalogne furent, d’une part, l’annulation de la revendication voulant que le catalan soit la langue « préférée » de l’Administration et, d’autre part, le fait que le tribunal déclare « sans effet juridique » que la Catalogne soit considérée comme une nation dans le préambule du nouveau Statut. Cette question est juridiquement pertinente ; en effet, la Constitution espagnole reconnaît uniquement la nation espagnole comme titulaire de la souveraineté. La réduction du Statut, bien que le Tribunal soit chargé de veiller à ce que l’ensemble du système juridique espagnol soit soumis à la Constitution, fut considérée comme une attaque contre la Catalogne.

C’est ce qui donna lieu à une première grande manifestation à Barcelone qui rassembla un million et demi de personnes, selon les organisateurs. Toutefois, une société espagnole qui a mis au point un système de comptage sur la base d’images prises en hauteur en très haute résolution a conclu que le chiffre réel était beaucoup moins élevé : 74.000 personnes.

C’est là, probablement, que commença à émerger un autre aspect fondamental pour comprendre la situation actuelle : la formidable machine d’agitation et de propagande mise en marche par le mouvement indépendantiste.

À savoir un réseau d’associations civiles hautement politisées et une majorité de médias, aussi bien publics que privés, généreusement financés pour servir la cause des indépendantistes. Pour bon nombre, la courroie de transmission de la propagande gouvernementale.

Des « vérités universelles » qui se sont avérées être fausses, inexactes ou discutables

Dans ce contexte et étant donné que l’on était en présence d’un climat social secoué par la crise économique, l’un des slogans sur lesquels le discours indépendantiste s’est appuyé a immédiatement résonné avec le public : « L’Espagne nous vole, » qui renvoie à la problématique toujours épineuse de la solidarité entre les régions.

Le calcul du déficit budgétaire de la Catalogne en 2014, qui s’élevait à 16,4 milliards d’euros, soit 8,4 % de son PIB, a été présenté comme un « pillage » espagnol. Lorsque, plus tard, plusieurs économistes de renom démantelèrent ce mensonge en s’appuyant sur des données, de nombreux Catalans étaient déjà montés dans le train de l’indépendantisme. Paradoxalement, la contribution nette de la Catalogne à l’État cette année-là s’élevait à 5,02 % de son PIB. La contribution de Madrid était pratiquement deux fois plus importante : 9,8 %.

Tout ce discours officiel sur les prétendus dommages subis par la Catalogne dans tous les domaines, plein de « vérités universelles » comme celle qui précède et qui se sont avérées être fausses, inexactes ou discutables par la suite, a été le carburant qui a allumé le mouvement indépendantiste, en sus de sa radicalisation.

Le rôle joué par une bonne partie de la presse catalane a été décisif dans la propagation de ce discours officiel et, partant, dans la hausse de la température politique et de la crispation sociale. Dans le même ordre d’idées, l’endoctrinement politique dans ce sens dans les écoles catalanes y a également contribué au cours de ces dernières décennies. L’éducation est une compétence exclusive du gouvernement catalan.

Madrid a également été complice. Par le fait de calculs électoraux, de négligence, d’ignorance ou de maladresse politique, les gouvernements des deux principaux partis nationaux, aussi bien conservateurs que socialistes, n’ont historiquement rien fait d’autre que de se plier aux exigences des gouvernements de Catalogne.

Ce repli sur soi-même de l’État dans la région catalane est apparu de manière particulièrement évidente le week-end dernier, lorsque le gouvernement espagnol a été contraint d’y envoyer des milliers de policiers en raison des soupçons, devenus conviction, que la police autonome catalane ne mettrait pas en application l’ordre judiciaire destiné à empêcher le référendum illégal du 1-O (1er octobre).

Dans ce contexte, la détérioration de la situation politique et sociale était inévitable au cours des cinq dernières années et ce bras de fer politique a brisé socialement la Catalogne en deux moitiés. D’emblée, le bloc constitutionnaliste (qui défend l’unité de l’Espagne) accuse Artur Mas, l’ancien président de la Catalogne jusqu’à il y a deux ans.

Au pire moment de la crise économique de l’Espagne, il proposa un pacte budgétaire pour la Catalogne qui était à l’époque impossible à assumer par l’État, puisque l’intervention financière de Bruxelles en Espagne semblait alors inévitable.

Rajoy le refusa donc. Face à son refus, le discours en provenance de Barcelone a alors insisté, jusqu’à aujourd’hui, sur l’immobilisme de Rajoy. À Madrid, on a laissé entendre que Mas avait fait chanter le président espagnol en brandissant la menace voilée de l’indépendance. En 2014, Mas organisait une consultation illégale pour promouvoir l’indépendance, raison pour laquelle il fut déclaré inapte.

À ce moment-là, la fracture sociale en Catalogne était déjà évidente. Car au-delà du tapage du bloc indépendantiste, qui bénéficie de tout le soutien institutionnel et médiatique de la Généralité de Catalogne (gouvernement régional), une partie peut-être plus importante de Catalans est opposée à la sécession.

Coïncidence ou pas, la mèche de l’indépendantisme a été allumée juste au moment où Convergence et Union (Convergència i Unió), la coalition politique régionale qui a gouverné le plus longtemps la Catalogne depuis la restauration de la démocratie, se voyait empêtrée dans de nombreuses affaires de corruption. Des scandales qui éclaboussent une grande partie de sa direction, y compris l’ancien président catalan Jordi Pujol, sa femme et ses sept enfants, tous mis en examen par la justice aujourd’hui. Ils sont accusés d’avoir amassé une fortune s’élevant à des centaines de millions d’euros, voire plus, au fil des décennies, par le truchement de commissions illégales et de faveurs politiques.

La cause catalane. Soutenue par « une majorité de Catalans » ?

Les indépendantistes ont fait preuve d’une grande capacité de mobilisation. Pourtant, ces mobilisations dans les rues, bien que spectaculaires, sont moins nombreuses que ce que prétendent leurs promoteurs et ce que diffusent les médias. Lors de la « Diada » (journée de la Fête de la Catalogne) en 2013, les deux millions de personnes qui formaient une chaîne humaine de 400 kilomètres se sont vues réduites, après avoir été photographiées depuis les airs et comptées une par une, à 793.683 personnes. Cette année, le prétendu million de participants qui ont assisté à la « Diada » n’étaient finalement que 160.000 personnes.

Toute cette guerre des nombres est importante, car l’argument politique avancé à maintes reprises par le gouvernement catalan et les associations et médias qui lui sont liés est qu’ils jouissent du soutien de la majorité de la population catalane. Et, à titre de preuve, ils fournissent des images spectaculaires et un chiffre non moins impressionnant qui, sans jamais faire l’objet d’un examen minutieux, n’est jamais inférieur à un million de personnes.

De fait, en général, aucun des médias locaux les plus populaires ne rapporte les chiffres issus d’un système informatisé et qui sont donc beaucoup plus crédibles. Du contraire, l’idée que leur cause est soutenue par « une majorité de Catalans » s’en trouverait ébranlée. J’insiste sur le fait qu’il s’agit là d’un facteur crucial, car la croyance voulant que l’indépendantisme est l’option privilégiée par la majorité se voit alors « légitimement » transférée dans l’arène politique. Les élections du gouvernement régional de 2015 bouleversèrent cependant ces plans, car seulement 47 % du suffrage populaire soutenait les partis sécessionnistes malgré le fait que le bloc indépendantiste avait organisé ce scrutin sur le ton du plébiscite.

C’est précisément à ce moment-là que la ruse institutionnelle fut invoquée. Même s’ils n’avaient recueilli que 47 % des voix, par le biais des inégalités de la loi électorale qui en Catalogne favorise le vote rural et nationaliste, les partis qui avaient perdu le plébiscite obtinrent tout de même une majorité absolue au parlement régional. Et ils endossèrent un mandat populaire que les urnes ne leur avaient pas accordé, celui de promouvoir le processus indépendantiste avec « le soutien populaire représenté au Parlement catalan ». L’adoption, le mois dernier, de lois visant à rompre avec la législation existante et à promouvoir l’indépendance constitua le point d’orgue de cette stratégie législative.

Tout cela s’est fait au détriment de 53 % de la population qui n’avait pas voté pour eux. Ils ont également ignoré l’exigence d’une majorité qualifiée des deux tiers nécessaire pour pouvoir réformer le Statut d’autonomie actuel. Du fait de leur inconstitutionnalité, le Tribunal constitutionnel espagnol a suspendu les lois votées à titre prudentiel, mais les représentants de ces partis, dirigés par l’actuel président de la Généralité, Carles Puigdemont, ont ignoré les décisions et avertissements du Tribunal. Le dernier chapitre est encore frais dans les mémoires : l’organisation d’un référendum illégal ce dimanche dernier qui a forcé l’État à tenter de l’empêcher – sans succès – au moyen d’une intervention policière.

Droit à l’autodétermination ?

Le bloc indépendantiste justifie l’ensemble du processus par un prétendu droit à décider qui n’existe pas en droit international ou par un droit à l’autodétermination que l’ONU ne conçoit que pour les situations de décolonisation ou dans des territoires où les violations des droits sont très graves. Ce n’est évidemment pas le cas en Espagne, un pays que l’ONG Freedom House compare à l’Allemagne sur le plan des droits civils et politiques.

En cette qualité, la législation espagnole prévoit une voie légale pour promouvoir l’indépendance d’une partie du territoire, pour autant qu’elle obtienne l’accord du Parlement et le vote en faveur de tous les Espagnols. Une voie inscrite dans la légalité que les dirigeants politiques de Catalogne ont décidé d’ignorer.

Le fait que le gouvernement catalan ait choisi de bafouer ainsi le principe de légalité conduit beaucoup de gens à penser qu’il ne s’agit pas du tout de démocratie, comme ils l’affirment, mais bien d’un véritable coup d’État en plusieurs phases. Aucun pays sérieux ne permettrait qu’une partie de son territoire puisse se séparer de force et en marge de la légalité du reste du pays.

En effet : le fait que les États les plus modernes et avancés du monde considèrent le principe de légalité comme l’axe fondamental de leur existence a précisément pour but d’empêcher ce que la Catalogne tente de faire depuis cinq ans : permettre à quiconque de s’arroger le droit de représenter une prétendue « majorité démocratique » prendre le contrôle du pouvoir en violation des normes établies ; normes qui, soit dit en passant, furent largement approuvées en Catalogne en 1978.

En marge de la situation strictement juridique, il est également important de souligner que le simulacre de référendum de dimanche dernier a permis de mettre en évidence les difficultés éprouvées par le bloc indépendantiste à rallier des partisans à sa cause. S’agissant d’une occasion historique pour eux, il est logique de penser qu’ils seraient particulièrement mobilisés pour le scrutin. Le référendum ne présentait aucune garantie, ce qui laisse évidemment planer des doutes sur la régularité de l’ensemble du processus.

Malgré tout cela, selon les données des organisateurs, moins de 38 % des Catalans inscrits sur les listes électorales ont choisi la rupture. Les derniers sondages, élections et consultations confirment que l’indépendantisme se heurte à un plafond de verre, car même à son apogée, le soutien n’avait pas réussi à dépasser 47 %. Avec ce soutien minoritaire, il ne leur reste même plus la légitimité morale pour lancer quoi que ce soit.

Cet article a été traduit de l'espagnol.