Diligence raisonnable : points positifs et négatifs des normes européennes contre l’impunité des entreprises

Diligence raisonnable : points positifs et négatifs des normes européennes contre l'impunité des entreprises

La pandémie de Covid-19 a fait brutalement chuter la demande mondiale de marchandises. En conséquence, de nombreuses entreprises ont interrompu les engagements conclus avec les producteurs de pays tiers, produisant un effet direct sur les travailleurs des chaînes d’approvisionnement. Sur cette photo, plusieurs centaines d’ouvrières de la confection (qui travaillent pour des enseignes occidentales) manifestent à Dhaka, au Bangladesh, pour demander leurs salaires impayés.

(Ahmed Salahuddin/NurPhoto via AFP)

En mars 2022, le Parlement européen a approuvé une initiative législative sur la diligence raisonnable qui « ouvre la voie », selon lui, à une législation « exigeant que les entreprises respectent les normes en matière de droits de l’homme et d’environnement dans leurs chaînes de valeur. » À partir de ce moment, les États membres ont deux ans pour adopter dans leurs législations nationales des normes contraignantes de diligence raisonnable. Certains pays ont adhéré à cette initiative  ; la France, l’Allemagne et les Pays-Bas ont déjà approuvé des lois en ce sens et d’autres, comme l’Espagne, ont lancé le processus de consultation préalable qui mènera à l’avant-projet de loi.

Ce nouveau texte a obtenu un large soutien au Parlement (504 voix pour, 79 contre et 112 abstentions), mais a suscité peu d’intérêt médiatique, malgré son importance : il établira la norme pour définir de quelle manière la responsabilité des entreprises sera exigée dans les législations de toute l’Europe.

D’après le Parlement européen, cela marquera la « fin de l’impunité pour les entreprises qui causent des préjudices à la planète et aux personnes » ; ainsi, les entreprises devront « identifier, traiter et corriger » les impacts négatifs de leur activité économique en matière de droits humains et de droits du travail, d’environnement et de bonne gouvernance (c’est-à-dire la prévention de la corruption et des pots-de-vin, notamment).

La Commission déclare pour sa part que ces nouvelles règles garantiront une plus grande transparence pour les consommateurs, et que les entreprises bénéficieront d’une meilleure sécurité juridique et éviteront la concurrence déloyale.

À quoi l’expression « diligence raisonnable » fait-elle référence, exactement ? Ce concept est dérivé des principes de responsabilité des entreprises, selon les termes des Nations Unies et de l’OCDE. Cette dernière définit la diligence raisonnable comme « un processus que les entreprises devraient mettre en œuvre pour identifier, prévenir, et atténuer les impacts négatifs réels et potentiels de leurs activités et pour rendre des comptes de la manière dont ces impacts sont traités. »

Makbule Sahan, conseillère au Parlement européen dans le domaine de l’emploi et des affaires sociales pour le Groupe des Verts-ALE, estime que ce type de législation constitue une « réponse à la reconnaissance du fait que les directives non contraignantes ne sont pas suffisantes en soi : de nombreux scandales se sont produits en matière de violations des droits humains impliquant des entreprises européennes. »

Elle considère qu’il est « positif que les instances régulatrices réagissent de plus en plus à cette insuffisance », tout en admettant que cette norme comporte des faiblesses, dans la mesure où elle concerne uniquement les grandes entreprises, et non les petites et moyennes entreprises. Mme Sahan pense par ailleurs qu’il convient de veiller à ce que les syndicats jouent un rôle important dans l’élaboration de cette norme.

Pedro Ramiro, membre de l’Observatoire des multinationales espagnoles en Amérique latine (OMAL), se montre plus critique : « La diligence raisonnable est une version juridique sophistiquée de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) ou, plus exactement, une évolution des principes directeurs sur les entreprises et les droits humains chers à John Ruggie [diplomate influent d’origine autrichienne] au sein des Nations Unies. À la fin des années 1990, la RSE devient le paradigme du comportement des entreprises fondé sur le volontarisme. L’apparition de la diligence raisonnable a transformé le volontarisme en unilatéralisme : le devoir de respecter les droits humains est transféré sur les entreprises », et c’est ainsi que leur responsabilité se limite à l’élaboration et à la révision obligatoire de leurs plans sur les risques en lien avec les droits humains.

Campagne mondiale contre l’impunité des entreprises

Pedro Ramiro explique que les lois existantes relatives à la diligence raisonnable, comme la loi britannique sur l’esclavage moderne ou les législations allemande et norvégienne, n’ont pas été efficaces dans la pratique pour en finir avec l’impunité des entreprises.

Quant à la directive européenne, « la proposition n’améliore pas l’accès des victimes à la réparation, car le texte est trop timide, rédigé pour protéger les entreprises contre des initiatives plus ambitieuses », note Pedro Ramiro, particulièrement préoccupé par une phrase figurant dans le préambule, selon laquelle la directive n’impose pas aux entreprises de garantir en toute circonstance l’absence d’effets négatifs ou l’action visant à y mettre fin, parce qu’elle ne comporte que des obligations de moyens, et non de résultats. En d’autres termes, si les entreprises remplissent leur obligation légale de rédiger et de réviser leurs plans de prévention des risques, elles pourront facilement se dispenser de toute responsabilité supplémentaire.

L’OMAL fait partie des plus de 250 organisations, mouvements sociaux et syndicats participant à la Campagne mondiale pour revendiquer la souveraineté des peuples, démanteler le pouvoir des entreprises et mettre fin à l’impunité. Cette Campagne mondiale a encouragé, aux Nations Unies, un processus visant à rédiger un Traité contraignant sur les entreprises et les droits humains, qui suit un long processus d’examen. Il s’agirait de lois contraignantes obligeant les entreprises à respecter les droits humains, avec la même force que celles qui imposent aux États de tenir leurs engagements vis-à-vis des entreprises, en cas d’intervention du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI).

Il existe un manque particulièrement inquiétant d’instruments destinés à faire respecter les législations sur les droits humains et la durabilité de l’environnement en dehors des frontières européennes : « Compte tenu du vide juridique actuel, il est difficile, voire impossible, d’exiger des responsabilités de la part des entreprises dans des régions comme l’Amérique latine. Mais avec ces nouvelles lois, les entreprises pourront être directement exemptes de toute responsabilité si elles ont présenté leurs plans dans les temps et les formes souhaités », ajoute Pedro Ramiro.

Makbule Sahan souligne quant à elle que « La législation doit jouer sur les deux tableaux : prévoir des obligations préventives, et appliquer des sanctions dissuasives lorsque les entreprises sont responsables de violations des droits des travailleurs et des communautés. »

Asymétrie normative

Pedro Ramiro déclare que la hâte avec laquelle la Commission européenne a élaboré la directive sur la diligence raisonnable démontre son intention « d’empêcher la possibilité de mettre au point un traité international juridiquement contraignant qui impose des obligations fortes et qui contrôle réellement les entreprises transnationales. » Selon lui, la Commission anticipe en présentant sa directive, qui indique à tous les États le chemin à suivre, y compris à l’échelon international.

Pour résumer, nous sommes passés d’un paradigme fondé sur des normes non contraignantes (la RSE) à des normes contraignantes, mais « comme par magie ces normes se sont vidées de leur contenu », affirme Pedro Ramiro en établissant un parallèle avec la signature de l’Accord de Paris en 2015 : « Le seul engagement que les pays ont pris à Paris est de présenter des plans nationaux d’émissions sur cinq ans, sans engagement concret pour réduire les gaz polluants, ni délais pour en assurer la réalisation. »

Compte tenu de ces approches, la Campagne mondiale demande que les lois de diligence raisonnable ne soient pas le concept central de la structure juridique, mais une obligation annexe, liée à la prévention et définie comme une obligation directe pour les entreprises transnationales. Il faut une loi cadre qui pourrait être juridiquement aussi efficace que les tribunaux d’arbitrage qui, comme le CIRDI, défendent les droits des entreprises au niveau international.

« Si les lois s’inscrivent uniquement dans ce cadre, nous comprenons alors qu’il n’y a pas de volonté réelle de fixer des limites au pouvoir considérable de ces entreprises, mais qu’il existe une asymétrie normative : il y a des lois pour tout et à tout moment pour favoriser les affaires du capital transnational ; des traités commerciaux de plusieurs milliers de pages sont conclus aux niveaux multilatéral, bilatéral, etc., mais en ce qui concerne leurs obligations, on fait appel à l’obligation unilatérale », précise Pedro Ramiro.

Cet article a été traduit de l'espagnol par Nathalie Vernay