De Flint à Detroit, le libre marché conduit au désastre

En dépit du sentiment croissant d’incrédulité et d’horreur qu’inspire la contamination au plomb de l’eau potable de la ville de Flint (État du Michigan), au moins une chose est sure : les niveaux de pollution et de destruction catastrophiques sont le résultat direct des politiques extrêmes mises en œuvre par l’administration de droite qui dirige l’État du Michigan.

Un groupe d’ultraconservateurs se trouve en effet à la tête de l’État depuis l’élection du gouverneur Rick Snyder et d’une majorité républicaine au Congrès en 2011. Leurs politiques consistent principalement en un effort concerté pour priver les citoyens du contrôle des villes et des communautés dans lesquelles ils vivent, et imposer des mesures d’austérité et de libre marché à des populations composées majoritairement d’afro-américains et de minorités.

Une telle menace pour la démocratie ne va pas sans susciter de résistance, et les enseignants de Detroit figurent parmi les principaux opposants. En janvier, le syndicat enseignant Detroit Federation of Teachers a engagé une action en justice, et certains enseignants des écoles de la ville ont même organisé une grève pour dénoncer les conditions « déplorables, dangereuses, insalubres et inacceptables » auxquelles sont confrontés les enfants dans les établissements scolaires du fait des dommages causés par la gestion autocratique de l’État du Michigan.

La clé de la stratégie des conservateurs a été la loi sur la gestion d’urgence. Si la première version a été votée en 1988 sous une administration démocrate, la nouvelle majorité républicaine a fait passer une version bien plus radicale en 2011 (Public Act 4).

Des gestionnaires non élus nommés par le gouverneur se sont ainsi vu attribuer des pouvoirs virtuellement illimités dans les situations de crise financière, tandis que les conseils municipaux et les conseils des écoles, issus du suffrage des électeurs, perdaient tous leurs pouvoirs décisionnaires.

Débarrassés des contraintes en matière de responsabilité vis-à-vis de l’opinion publique, les administrateurs d’urgence de plusieurs municipalités ont commencé à invalider les conventions collectives négociées par les syndicats et à privatiser des biens publics. La ville de Detroit a été contrainte de se déclarer en faillite en juillet 2013.

Dans la ville voisine de Flint, le gouverneur Snyder a nommé Darnell Earley au poste d’administrateur d’urgence en octobre 2013. Au cours des 16 mois suivants, Earley s’est attaché à changer le système d’approvisionnement en eau de la ville, auparavant issue de la centrale municipale alimentant Detroit, pour la puiser dans la rivière locale, un cours d’eau fortement pollué par les déchets toxiques rejetés pendant des décennies par les usines automobiles et d’autres industries lourdes.

Earley, membre du parti démocrate, justifiait alors la mesure par la nécessité de réduire les coûts. Mais il apparaîtra par la suite que sa décision faisait partie d’un plan visant à faire plonger un peu plus Detroit dans la faillite.

Le département de l’eau et de l’assainissement de Detroit souffrait d’un déficit budgétaire annuel de 57 millions de dollars US en moyenne, le service de la dette représentant la moitié de son budget. Confrontés à la défection de la municipalité de Flint, les détenteurs d’obligations firent pression pour couper l’eau aux clients ne payant pas leur facture et pour augmenter les tarifs, afin d’éviter la dépréciation de leurs investissements liée aux procédures de faillite. Dans les coulisses, la multinationale française de gestion de l’eau et des déchets, Veolia, attendait tranquillement son heure.

 

La ville de Flint était le plus gros consommateur de l’eau de Detroit

Lorsque l’agence de l’eau de Detroit a proposé de diviser ses prix par deux pour pouvoir continuer à approvisionner Flint, Earley puis son successeur ont refusé, préférant signer un accord qui faisait tomber la collectivité dans l’escarcelle d’un nouveau fournisseur d’eau lié à Veolia.

Avec l’arrêt de l’approvisionnement en eau de Flint, les habitants de Detroit ont vu les tarifs de l’eau augmenter. La ville de Detroit pourrait même être contrainte de vendre à des investisseurs privés son système public d’approvisionnement en eau, l’un de ses principaux atouts.

Il y a un an, fort d’un décret de l’administrateur d’urgence de Detroit, Kevyn Orr, le service de l’eau a commencé à couper l’approvisionnement des consommateurs pauvres qui ne payaient pas leurs factures. Il a fallu un tollé mondial pour que la mesure soit abandonnée. Pendant ce temps-là, Orr entamait les négociations avec Veolia.

En février 2015, après le changement de source d’approvisionnement, la ville de Flint a fait appel à Veolia pour analyser son eau. Des médecins de la santé publique alertaient déjà les autorités fédérales et celles de l’État sur la teneur en plomb dangereusement élevée de l’eau potable provenant de la rivière Flint. Le plomb peut causer des retards d’apprentissage chez les enfants et affecter leur développement mental de manière irréversible.

Veolia déclara toutefois que l’eau de Flint était saine, reprenant ainsi les fausses déclarations sur la bonne qualité de l’eau faites par le département de la qualité de l’environnement du Michigan, une agence placée sous le contrôle du gouverneur Snyder. Pourtant, l’année dernière, même General Motors a cessé d’utiliser l’eau de Flint dans ses usines automobiles, la jugeant trop corrosive.

Snyder a finalement dû admettre que l’eau corrosive de la rivière attaquait le revêtement des anciennes canalisations en plomb de Flint, entraînant un pic de la concentration en métaux.

Des courriels embarrassants ont révélé que les autorités de l’État étaient au courant de la contamination au plomb alors même qu’elles tournaient en ridicule les parents et les fonctionnaires de la santé publique qui mettaient en garde contre le danger.

L’état d’urgence a finalement été déclaré et le président Barack Obama a débloqué 80 millions de dollars US d’aide, mais la facture du remplacement des canalisations de la ville devrait dépasser le milliard de dollars US.

 

Urgence dans les écoles de Detroit

Après son départ de Flint, en janvier 2015, Earley a été nommé par le gouverneur Snyder administrateur d’urgence des écoles du réseau public de Detroit (DPS) – le quatrième à occuper ce poste en sept ans.

Le programme des quatre administrateurs successifs s’est résumé à privatiser les écoles de Detroit. À la fin de l’année scolaire 2009-2010, 36 % des élèves (50.139 enfants) étaient déjà scolarisés dans des « écoles à charte » (écoles privées mais à financement public), et 41 écoles supplémentaires (30 % des écoles du district, accueillant 16.000 élèves) opéraient une transition vers ce statut.

Pour tenter d’effacer d’ici la fin 2021 le déficit de 20,4 millions de dollars US pesant sur le système des écoles publiques, les administrateurs et l’État du Michigan ont convenu d’un plan de suppression du déficit imposant au district de fermer 70 écoles supplémentaires sur deux ans et de porter les effectifs des classes de lycée à 60 élèves.

Les électeurs du Michigan se sont rebellés et ont refusé d’adopter le Public Act 4 lors de l’élection en 2012. Cependant, la majorité de droite est sortie renforcée du scrutin et a passé une loi interdisant les contrats imposant l’appartenance à un syndicat pour accéder à un emploi (une loi dite du « droit de travailler »), avant de voter à nouveau une forme légèrement modifiée du Public Act 4, le Public Act 436.

Dans une tribune publiée récemment, Pamela Pugh, trésorière (élue) du conseil de l’éducation de l’État du Michigan, écrivait : « Après six ans de prise de contrôle ratée de l’État, la détérioration du réseau des écoles publiques de Detroit a déstabilisé le système éducatif, marqué par une dégradation des résultats scolaires et un déficit croissant, dépassant les 3,5 milliards de dollars US. Et comme pour la crise de l’eau à Flint, la dégringolade du district scolaire de Detroit s’est déroulée pendant la période de l’administration d’urgence. »

Le mois dernier, le syndicat enseignant Detroit Federation of Teachers a engagé une action en justice pour contraindre Earley à démissionner et à redonner le contrôle des écoles à des conseils élus. « Lorsque l’on demande à des enfants d’apprendre ou à des professeurs d’enseigner dans des salles de classe si froides que de la vapeur sort de leur bouche, des salles de classe infestées de vermine, avec des dalles de faux-plafond qui se détachent et des seaux pour récupérer l’eau de pluie, ou dans des bâtiments qui les rendent littéralement malades, on franchit les limites de ce qui est juridiquement ou constitutionnellement tolérable », peut-on notamment lire dans la plainte qui a été déposée.

La plainte mentionne également des traces de moisissure noires, des bactéries, les températures glaciales ou caniculaires dans les salles de classe, la présence de rats et d’insectes, les câbles apparents et des chutes de débris.

Au début du mois de février, Earley a remis sa démission en déclarant au gouverneur Snyder qu’il avait rempli sa mission de « restructuration complète » avec plusieurs mois d’avance. Et alors que des centaines d’enseignants manifestaient devant les bureaux du district scolaire, à l’occasion d’un « sickout » (une journée de congé maladie prise collectivement pour éviter de déclarer une journée de grève), Snyder a annoncé qu’il allait nommer une personne chargée de la transition afin de restaurer le contrôle local des écoles.

« Cela fait des années que les éducateurs et les parents tirent la sonnette d’alarme au sujet des conditions dangereuses dans les écoles, mais le réseau des écoles publiques du district et les administrateurs d’urgence, à commencer par Earley, se sont contentés de les snober, de les ignorer et de les insulter », dénonce Ivy Bailey, le président par intérim du syndicat enseignant Detroit Federation of Teachers, dans une déclaration. « L’État a mis le district scolaire de Detroit à genoux, et il est désormais temps qu’il lâche les rênes. »

Les villes du Michigan comme Detroit et Flint ont servi de laboratoire pour des politiques axées sur le marché et des programmes d’austérité drastiques. Les résultats ont été désastreux.

Detroit se trouve toujours en situation de faillite et des administrateurs d’urgence continuent de causer des ravages dans plusieurs autres villes. Il faudra de nombreuses années avant que les écoles de Detroit, même débarrassées de leur administrateur d’urgence, ne se remettent de la dévastation causée par l’absence d’investissement et la privatisation. L’eau de Flint est toujours polluée par du plomb, et les enfants qui en ont été victimes en garderont les séquelles à vie.

Alors que les Américains se rendent aux urnes cette année, ils ne doivent pas oublier que, partout dans le pays, les candidats conservateurs proposent de généraliser les politiques mises en œuvre au Michigan. Le débat sur les décisions des hommes politiques ne doit pas se limiter à des discussions abstraites ; quand des citoyens sont contraints d’endurer les conséquences concrètes d’une négligence politique telle que celle dont Flint et Detroit ont souffert, les responsables doivent répondre de leurs actes.