Du théâtre pour Fukushima : des voix dans le silence

Du théâtre pour Fukushima : des voix dans le silence

The play, "Still Life", by Japanese author and playwright Miri Yu, is performed by 12 pupils from the Futaba Future High School in Fukushima. Aged between 15 and 17, they totally identify with the parts they play.

(Takashi Arai)

Le 11 mars 2011, où étais-tu et que faisais-tu ?

Huit ans ont passé et les enfants alors âgés de six, sept et huit ans sont aujourd’hui des lycéens qui s’expriment par le théâtre. Ils jouent la comédie pour raconter et rappeler ce qu’était leur ville. Et aussi pour s’approprier l’expérience de la catastrophe qui a changé la physionomie de toute une région.

Nature morte est une pièce de théâtre dont les protagonistes sont six filles et six garçons du lycée public Futaba Futur de Fukushima. Âgés de quinze, seize et dix-sept ans, ils interprètent des rôles qui pourraient être les leurs. Ils racontent comment les enfants qu’ils étaient ont vécu cette journée, dévoilant la trame complexe de sentiments qui les accompagnent jusqu’à la fin de l’adolescence. L’amour, la jeunesse et le suicide s’entremêlent sous le regard pur des jeunes, alors enfants, frappés par le triple désastre. Leur génération est la plus jeune et, par conséquent, la dernière, qui gardera ce souvenir. Pour eux, c’est important d’en parler.

La mer devenue marron. Un uniforme abandonné dans une école fermée précipitamment à cause des radiations. Un ours en peluche au cœur brisé et un téléphone qui n’arrête pas de sonner, à la recherche des grands-parents. Des lampadaires chancelants dans une rue qui monte pendant que les enfants se rassemblent, obéissant aux instructions des plus grands qui leur ont dit de ne pas rester seuls. Jouer innocemment dans une pièce avec de l’eau et du sable amenés là par le séisme et tout nettoyer avant de se mettre à l’abri. Dormir avec toute la famille dans la voiture parce qu’il n’y a plus de place dans le gymnase. Souvenirs d’un tremblement de terre, d’un tsunami, de la radiation et aussi de la peur des opérations de décontamination.

Ayumi Ota a vécu jusqu’à l’âge de huit ans à Tomioka, une ville qui a été évacuée après la catastrophe. La jeune comédienne de 16 ans s’est inscrite au club de théâtre du lycée, dont son frère aîné était déjà membre. Ils font tous deux partie de la troupe. Avec son regard curieux et éveillé, Ayumi rayonne dans son rôle de camarade de classe sympathique qui remonte le moral aux autres, alors qu’elle rêve d’un lieu où elle ne peut pas retourner. Elle a tellement aimé cette expérience qu’elle envisage de continuer le théâtre : « Quand je joue, je me souviens de ce que nous avons vécu, mais cela ne m’a pas semblé si difficile à interpréter, parce que j’ai envie de m’exprimer. Nous sommes tous liés les uns aux autres, Fukushima ou Tokyo, nous ne sommes pas si différents. »

Minoru Tomonaga est âgé de 17 ans et il vient de la ville d’Iwaki. Il aime chanter et il souhaite intégrer une école professionnelle de chant. Il confie que la raison principale qui l’a mené au théâtre est la jeune fille dont il est amoureux. Il lui a été plus difficile de se lancer dans l’interprétation. « J’ai beaucoup réfléchi ; j’avais l’impression de me heurter à un mur, parce que chacun a vécu son expérience et que c’était compliqué d’éprouver tous ces sentiments. Mais je veux qu’en ces temps de ‘fake news’, on nous écoute. »

La pièce de théâtre a été présentée à Fukushima en septembre 2018 et les jeunes acteurs ont voulu la jouer à Tokyo. L’auteure, Miri Yu, l’âme de cette œuvre, dit qu’à la fin de la représentation, derrière le rideau, les lycéens n’arrivaient pas à laisser leur texte : « Ils s’étaient accrochés à l’interprétation, comme ils devaient le faire. Le public de Tokyo n’a pas fait directement l’expérience du tremblement de terre, du tsunami et de l’accident nucléaire. La manière dont la pièce serait perçue suscitait une certaine inquiétude, mais il y a toujours quelque chose qui se transmet. »

De l’art et de la création... pour amener au réconfort

Miri Yu, également dramaturge, a remporté divers prix littéraires au Japon, notamment le prestigieux prix Akutagawa (1996). En mars, après plusieurs jours de représentations continues affichant complet à Tokyo, elle explique à Equal Times l’importance de l’art et de la création pour amener au réconfort : « La pièce est une nature morte qui capte la tristesse des enfants victimes de la catastrophe. Si une personne porte en elle la peine et la douleur, petit à petit, comme de l’eau qui s’accumule, cela finit par déborder. Ou alors le chagrin fait céder le barrage et t’emporte avec lui. Pour éviter cela, j’ai voulu construire un canal dans lequel déverser cette tristesse. La pièce en est le réceptacle. La tristesse n’est-elle pas ce que nous avons le plus en commun, les humains ? Nous vivons tous avec des peines. Tout le monde, à Tokyo comme ailleurs. Cette pièce de théâtre agit comme un rayon de lumière, une consolation pour les jeunes. »

Kanako Saito est professeure d’anglais au lycée Futaba Futur. C’est elle qui s’occupe du club de théâtre. Cette enseignante, qui accompagne ses élèves et fait partie de la troupe, indique en quoi le théâtre aide les lycéens : « Au moment du tsunami, ils étaient très jeunes et ils ne pouvaient pas s’exprimer. Leurs parents les ont protégés de ce qui se produisait, entre les radiations et la décision de déménager. Ils ne les laissaient pas regarder la télévision, ils devaient jouer à l’intérieur et rester confinés chez eux. Ils ne pouvaient pas parler de leurs sentiments. »

« Aujourd’hui, huit ans après, ils ont le vocabulaire nécessaire pour s’exprimer. En construisant l’action dramatique, ils se focalisent sur ce qu’ils ont ressenti à ce moment-là et cela les aide à guérir. Et les familles, en les voyant jouer la pièce, comprennent ce qu’ils ont éprouvé, étant enfants. C’est important, pour pouvoir passer à autre chose, » déclare Kanako Saito.

Le lycée Futaba Futur porte toujours le nom de la ville où il se trouvait jusqu’à ce que les radiations rendent le lieu inhabitable. Futaba est l’une des communes les plus proches de la centrale nucléaire Daiichi. En 2015, le lycée a rouvert ses portes à Hirono, une autre commune proche mais hors de la zone de risque. La devise de l’établissement est de créer des dirigeants mondiaux qui contribuent à relever de nouveaux défis.

Après la catastrophe, 470.000 personnes – quasiment l’équivalent de la population de Lisbonne ou d’Édimbourg – ont été évacuées. D’après l’Agence de la reconstruction, l’organisme mis en place pour mener à bien une opération sans précédent, en février 2019 le nombre de personnes évacuées s’élevait à 51.778. Des lieux comme Namie, Tomioka, Futaba et Okuma, entre autres, ont été totalement ou partiellement évacués. Ces noms résonnent dans la pièce de théâtre, quand les jeunes parlent de leurs souvenirs.

« Ce fut une expérience très forte pour tout le monde. Les acteurs, enfants au moment de la catastrophe, sont à peine remis de ce qu’ils ont vécu. Le littoral de Fukushima n’est pas complètement reconstruit et les jeunes, y compris leur famille, sont encore aux prises avec de multiples difficultés. Ils ont commencé une vie d’évacués, allant d’un endroit à un autre, encore aujourd’hui, et certains de ces jeunes vivent toujours dans des lieux provisoires, » déclare Miri Yu.

En 2017, le gouvernement a levé l’ordre d’évacuation – en fonction des zones, des niveaux de radiation et de la progression de la décontamination – mais des lieux comme Futaba demeurent des zones dites de « retour difficile », c’est-à-dire où il est interdit d’habiter. Les travaux de décontamination prévoient par ailleurs des surfaces de culture et l’Agence de la reconstruction affirme que 89% de ces terres ont déjà été récupérées en 2019. En sept ans, 64 communes ont achevé leurs travaux de reconstruction. Au total, la triple catastrophe de Fukushima a touché une superficie de 371 km², qui est supérieure à celle d’un pays comme Malte.

L’auteure vit actuellement à Minamisoma, en raison d’une promesse et d’une émission de radio. Après la catastrophe et face à l’urgence, elle a commencé à travailler comme volontaire dans une petite station de radio installée temporairement à la mairie de la ville pour donner des informations aux habitants et aux forces armées. Elle y venait une fois par semaine alors qu’elle vivait dans une autre région du Japon. Ce qui devait durer un an s’est prolongé et, pour tenir sa promesse, elle a fini par déménager.

Sur les 13.000 habitants que comptait son quartier, il en reste seulement 3.000 et plus de la moitié ont plus de 65 ans. Là, à 16 kilomètres de la centrale nucléaire, Miri Yu a ouvert une librairie et un théâtre. Pour elle, la culture est un élément de reconstruction : « Dans un lieu où les habitants ont tout perdu, pendant les réunions de quartier organisées par le gouvernement, personne n’élève la voix pour réclamer de la culture. On demande le minimum pour vivre, des infrastructures de base, des hôpitaux ou des supermarchés. Mais, même si l’on subvient aux besoins élémentaires, peut-on appeler cela une ville ? Peut-on parler de reconstruction ? Pour moi non. La culture enrichit les gens, c’est une activité divertissante, de plein droit, dont on doit pouvoir profiter. Il peut s’agir d’un livre, d’un rôle secondaire dans une pièce de théâtre... »

Les catastrophes menacent aussi la culture. Or, la culture est un moteur essentiel pour l’identité et l’expression des communautés.

En 2015, les Nations Unies ont adopté le Cadre de Sendai pour la réduction des risques de catastrophe (2015-2030), qui considère la culture comme un élément primordial pour réduire la vulnérabilité face aux catastrophes, aider à la reconstruction et consolider la paix.

Après la représentation, le public nippon quitte le théâtre dans un silence solennel. Un jeune habitant de Tokyo précise qu’il était important d’écouter les adolescents. À la sortie, le public achète l’ouvrage. La dédicace au pinceau de l’auteure et dramaturge prend la forme d’une déclaration d’intention pour Fukushima : « Élever la voix au milieu du silence. »

This article has been translated from Spanish.