En Amérique latine, le modèle néolibéral remis en cause par les mobilisations populaires

« Ce n’est pas 30 pesos, c’est trente ans.  » Ce slogan, parmi les plus répétés lors des mobilisations massives au Chili, explique, en moins de dix mots, ce qui a constitué l’élément déclencheur de la plus importante vague de contestation populaire à avoir embrasé le pays andin depuis la dictature d’Augusto Pinochet : ce n’est pas l’augmentation du prix du ticket de métro de 30 pesos (0,037 euros) mais trois décennies d’application de recettes néolibérales qui font aujourd’hui du Chili l’un des pays les plus inégalitaires d’Amérique latine.

Pour la sociologue argentine Maristella Svampa, l’augmentation du prix du ticket de métro, parmi les plus chers de la région, a été le déclencheur d’une « répétition générale de désobéissance civile inédite », qui a commencé le 7 octobre lorsqu’un groupe d’étudiants du secondaire a appelé à frauder en masse le métro de Santiago. Cinq jours plus tard, les rues du pays devenaient le théâtre d’un soulèvement populaire massif.

« Cette explosion de violence est logique puisque c’est le seul choix qu’ils nous ont laissé. Par exemple, lorsque nous avons organisé des marches et sollicité des réunions et des consultations autour du débat qui se tenait au Congrès sur l’Accord de partenariat transpacifique (Trans-Pacific Partnership, TPP), nous avons été ignorés : le système continue d’avancer dans le sens de l’injustice sociale », souligne Alejandra Parra, du Réseau d’action pour les droits environnementaux (Red de Acción por los Derechos Ambientales).

Le président chilien Sebastian Piñera qui, peu avant l’explosion sociale, avait décrit son pays comme « une oasis de stabilité » dans une région en ébullition, a décrété l’état d’urgence et est allé jusqu’à imposer le couvre-feu. Tandis que la crise battait son plein, le président, lui, se comparait à Ulysse : si le héros mythique d’Homère n’a pas succombé au chant des sirènes, lui ne céderait pas aux clameurs de son peuple (comparant le chant des sirènes au populisme – et le populisme aux protestations populaires –).

Peu après, toutefois, il est revenu sur l’augmentation du tarif du métro, a proposé un ensemble de mesures sociales et annoncé une réattribution des portefeuilles au sein de son cabinet ; un remaniement que ses critiques qualifient de cosmétique. Parce que l’objectif visé par la mobilisation citoyenne au Chili se situe bien au-delà : il s’agit de démanteler un ordre économique et social néolibéral qui s’est imposé au pays à feu et à sang à l’issue du coup d’État contre Salvador Allende en 1973, et qui a été maintenu en place grâce à une constitution qui, comme l’explique Mme Parra, « a été formulée en pleine dictature et visait à la privatisation de services publics comme la santé, l’éducation et les retraites, ainsi que de droits fondamentaux comme l’eau ».

Le soulèvement au Chili est intervenu dans la foulée de mobilisations similaires en Équateur et en Haïti, qui avaient également pour déclencheur l’augmentation du prix du transport public, mais dont les causes profondes remontent bien plus loin. Le mardi 1er octobre, le gouvernement équatorien a annoncé un paquet de mesures économiques (le « paquetazo »), parmi lesquelles figuraient la suppression des subventions à l’essence (à travers le décret 883), la réduction de 20 % du salaire des employés publics occasionnels, et d’autres réformes imposées par le FMI.

Le peuple a réagi par des mobilisations monstres qui revendiquaient bien davantage que l’abrogation du décret ; elles remettaient en cause « les politiques néolibérales, imposées sous la pression du Fonds monétaire international (FMI), qui vont à l’encontre du peuple et cherchent à réactiver l’économie des entreprises au détriment de celle des citoyens, du peuple, des paysans  », souligne, depuis l’Amazonie, Katy Machoa, de la Fédération des organisations indigènes du Napo (FOIN).

Si les manifestations sont parvenues à contraindre le président Lenin Moreno à faire marche-arrière sur l’augmentation du prix des carburants, un changement de cap dans sa politique économique semble moins probable. « L’Équateur est pris dans une impasse : dollarisé, il ne peut procéder à une dévaluation, ne contrôle pas sa propre monnaie et est fortement tributaire de l’exportation de matières premières dont les cours sont actuellement en déclin », explique Maristella Svampa, qui ne cache pas son inquiétude face la montée en force de la droite, et ce à un moment où «  le système des partis vacille sur ses bases ».

En Haïti où, selon un rapport de l’Institut tricontinental de recherche sociale, l’inflation (18 %) et le gel des salaires ont pour toile de fond une (para)militarisation de la vie quotidienne, le gouvernement de Jovenel Moïse, gangréné par la corruption et la gabegie, et se conformant aux prescriptions du FMI, a décidé d’augmenter le prix des carburants. Cette décision a entraîné une situation de pénurie qui a, à son tour, déclenché des manifestations massives à l’issue desquelles 30 personnes ont perdu la vie, dont la moitié aux mains des forces de l’ordre, selon le bilan des Nations Unies publié le 25 octobre. Rien de neuf sous le ciel : la vague de contestation citoyenne avait déjà débuté en juillet 2018. Le peuple haïtien réclame la démission de Jovenel Moïse et la fin de l’ingérence étrangère dans son économie.

Pouvoir social et répression étatique

Ce qui distingue l’actuelle vague de manifestations, c’est le caractère massif, hétérogène et horizontal de la mobilisation. « En Équateur, la révolte populaire a servi à remettre à l’ordre du jour non seulement [la thèse de] l’anti-néolibéralisme, mais aussi la question de la pluri-nationalité, avec un protagonisme marqué de la Confédération des nationalités indigènes de l’équateur [Confederación de Nacionalidades Indígenas del Ecuador, CONAIE] et une visibilité claire des femmes, y compris sur un plan multiculturel », explique Mme Svampa. Celles-ci ont été rejointes par les étudiants, les syndicats, les mouvements paysans et les citoyens en général.

Au Chili, où les mouvements contestataires massifs de 2005 et 2011 avaient eu pour protagonistes les étudiants, les mobilisations ont, cette fois, été ralliées par d’autres acteurs sociaux, dont une classe moyenne désillusionnée par un projet néolibéral qui a manqué de tenir ses promesses. Alejandra Parra met en exergue l’horizontalité du mouvement :

« L’organisation a été spontanée et est, dans le même temps, le produit du renforcement de diverses organisations sociales – étudiants, syndicats, organisations communautaires et socio-environnementales, féministes, peuples autochtones – qui, jusque-là, marchaient sur des sentiers parallèles et qui, ces dernières années, se sont coordonnées pour formuler des propositions transversales. »

« Les femmes occupent une place de plus en plus importante dans les mobilisations – et ce sous différentes formes : féminismes communautaires, populaires, urbains –, populations autochtones et collectifs à caractère socio-écologique », remarque Mme Svampa. La sociologue argentine observe également une réaction commune de la part des États : « Il deviendra habituel de voir des multitudes confrontées à la répression de l’État, dans le cadre d’un état d’exception. »

C’est ce que nous avons déjà pu observer en Équateur, où le Bureau du défenseur du peuple a recensé huit morts, près de 1.200 détenus et 13.400 blessés ; le président Lenin Moreno a décrété l’état d’exception et imposé le couvre-feu. Pendant ce temps, au Chili, le bilan est encore plus alarmant : 20 morts, 3.193 détenus et plus de 1.000 blessés, selon l’Institut national des droits humains (Instituto Nacional de Derechos Humanos, INDH), qui a également signalé des plaintes pour viols et tortures.

Divers témoignages ont fait état de la présence, durant une nuit au moins, d’un centre de torture à l’intérieur de la station de métro Baquedano, rappelant à la mémoire du peuple chilien les heures les plus sombres de la dictature. La Haute-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, Michelle Bachelet, a dépêché une mission chargée d’investiguer les faits ; les mouvements sociaux, pour leur part, demandent, en plus de cette mission, l’ouverture d’une enquête indépendante, en coordination avec les organisations sociales.

Un scénario incertain

Quels résultats pouvons-nous espérer de ces mobilisations sur la scène politique latino-américaine ? Alejandra Parra se montre optimiste : « J’espère qu’il y aura un véritable changement : ce à quoi nous avons assisté restera gravé dans la mémoire et dans le corps, cet “apprentissage dans l’action” ne s’efface pas de la culture des peuples et se manifeste aujourd’hui sous la forme d’assemblées qui systématisent les propositions émanant de la rue, en vue de la mise en œuvre d’une initiative citoyenne qui ouvre la voie à des changements structurels dans le pays ; et cela passe par une assemblée constituante qui permette de reformuler la constitution. » Selon une enquête menée en octobre, 80 % de la population chilienne approuve l’idée d’une nouvelle constitution et 85 % déclare être « d’accord » avec le mouvement social de ces dernières semaines.

« On voit émerger au Chili un scénario qui est radical dans ses questionnements, cependant il n’y a pas de partis de gauche ou de centre-gauche qui soient en mesure d’articuler ces revendications », indique Mme Svampa. Ce qui a certainement été mis en évidence c’est que cette « oasis » de stabilité que se voulait le Chili, encensé depuis des années comme l’enfant modèle du néolibéralisme, avait des pieds d’argile.

Dorénavant, il sera plus difficile d’invoquer les indicateurs macroéconomiques du Chili comme argument pour justifier les politiques d’ajustement dans la région. Reste à voir ce qui adviendra de Sebastian Piñera, qui a d’ores et déjà dû suspendre le Forum de coopération économique Asie-Pacifique (APEC) et la Conférence des Nations Unies sur le changement climatique 2019 (COP 25), prévus en novembre et décembre respectivement.

Un autre élément qui ressort de ces soulèvements populaires est que les « mobilisations ont une incidence beaucoup plus forte lorsqu’elles dépassent l’approche polarisatrice consistant à présenter le problème sous le prisme gouvernement-opposition », explique Mme Svampa.

En d’autres termes, ce n’est pas seulement le gouvernement au pouvoir que ces mobilisations remettent en cause mais plutôt le paradigme économique lui-même : en Équateur, les mouvements qui aujourd’hui s’élèvent contre Lenin Moreno se sont également dissociés de l’ancien président Rafael Correa. Au Chili et en Haïti, les manifestations ne se font plus contre l’un ou l’autre gouvernement en particulier, mais plutôt contre le néolibéralisme et les politiques d’austérité. Par contraste, en Argentine, bien que les mobilisations anti-néolibérales soient fréquentes, elles n’ont pas atteint « une telle capacité à faire irruption sur la scène publique et à rompre avec une vision simplificatrice du néolibéralisme contre le populisme », conclut Maristella Svampa.

Cet article a été traduit de l'espagnol.