En Colombie, la paix semble à portée de main mais les journalistes et activistes vivent dans la peur

En Colombie, la paix semble à portée de main mais les journalistes et activistes vivent dans la peur

Le journaliste freelance Javier Osuna a reçu des menaces de mort en raison du caractère sensible de son travail d’investigation sur les crimes des paramilitaires. Bogota, Colombie, 28 avril 2016.

Actualité

Javier Osuna n’a reçu aucun avertissement préalable. Le 22 août 2014, des inconnus ont fait irruption dans son appartement, à Bogota, et construit un feu de joie avec des documents patiemment réunis au fil de nombreux mois d’investigations, réduisant tout son travail en cendres.

Pour ce journaliste freelance qui a aujourd’hui 29 ans, ce n’était que le commencement.

Au cours des mois qui ont suivi, ses investigations sur les meurtres et les disparitions de centaines d’hommes, de femmes et d’enfants dans le département de Norte de Santander aux mains du groupe paramilitaire Frente Fronteras (qui entretient des liens avec l’organisation Autodefensas Unidas de Colombia, AUC) lui ont valu de faire l’objet de dizaines de menaces de mort, adressées à lui-même et à sa famille.

« Au début, ils vous appellent à toute heure du jour et de la nuit et ne disent rien. Vous entendez juste le silence au bout du fil. Puis ils se mettent à vous insulter et menacent de vous tuer », confie Javier dans un entretien avec Equal Times.

Même pour un continent où le fait de réduire au silence les journalistes, les défenseurs des droits humains, les syndicalistes, les politiciens et les citoyens ordinaires n’est pas inhabituel, l’état de guerre dans lequel vit plongée la Colombie depuis cinq décennies la démarque comme un terrain propice au crime contre quiconque ose donner de la voix.

Un autre aspect qui place ce pays dans une ligue à part, selon les observateurs, tient au niveau élevé d’impunité dont ont joui les auteurs de violence – paramilitaires d’extrême droite, guérillas communistes, cartels de la drogue et institutions de l’État.

Les accords de paix avec les milices armées, comme celui sur le point d’être conclu à La Havane, ont dans certains cas apporté un certain soulagement, alors que l’époque où les rédactions des journaux nationaux se faisaient exploser à la bombe par des individus comme Pablo Escobar semble, en partie, révolue. Mais en attendant, des centaines de reporters et de rédacteurs continuent, comme Javier, de mettre leur vie en jeu pour pouvoir exercer leur profession.

« Craindre pour ta vie est quelque chose de terrible. Quand tu as peur, tu deviens l’ombre de toi-même. Ça tue ta personnalité », dit Javier.

Ses quatre années de recherches, il les a finalement couchées sur papier dans un livre intitulé, en espagnol, Me hablarás del fuego, qui décrit comment des victimes innocentes furent exécutées et leurs cadavres incinérés par les paramilitaires qui les accusaient de complicité avec les guérillas FARC (Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia) et ELN (Ejército de Liberación Nacional).

En raison de son travail d’investigation continu sur les liens entre les groupes paramilitaires et les structures de pouvoir en Colombie, Javier vit toujours sous la protection permanente de l’Unidad Nacional de Protección (Unité de protection nationale).

Cette agence gouvernementale mise sur pied pour évaluer les risques et protéger des individus a été saluée pour le rôle qu’elle joue envers la réduction du nombre de victimes en Colombie. Les analystes estiment, toutefois, qu’elle devrait désormais évoluer sous forme d’un mécanisme davantage axé sur la prévention et impliquer toutes les instances de l’État.

« Je me sens plus en sécurité mais ça affecte mon travail. Il est impossible de travailler avec des gardes du corps. Les gens ont encore plus peur quand tu leur adresses la parole. J’ai même songé à quitter le pays mais mon engagement est auprès du peuple de la Colombie », ajoute Javier.

 
« L’impunité est fermement ancrée »

Bien que des progrès importants aient été accomplis depuis les années 1990 quand sept journalistes en moyenne étaient tués chaque année, trois reporters ont été abattus l’année dernière. Au total, 56 journalistes ont été assassinés entre 1990 et 2015, faisant de la Colombie l’onzième pays le plus dangereux du monde pour les professionnels de la presse, d’après la Fédération internationale des journalistes (FIJ).

Rien qu’en 2015, 230 autres professionnels des médias ont été la cible de menaces, d’attaques physiques et d’agressions sexuelles et ont été empêchés d’exercer leur profession ou illégalement détenus, selon la Fundación para la Libertad de Prensa (FLIP), une organisation colombienne qui a pour vocation de protéger les journalistes et la liberté de la presse. Quatre infrastructures de presse ont également été attaquées.

Emmanuel Vargas, directeur adjoint de la FLIP pense qu’« il est moins probable de voir des attentats à la bombe commis contre des bureaux de presse à Bogota et d’autres grandes villes, même s’ils continuent de survenir dans les régions. Malgré l’accord de paix de 2005, certains groupes paramilitaires ont repris les armes. Ils représentent la principale menace pour les journalistes. Ceux qui dénoncent les activités minières et l’exploitation de ressources illégales sont aussi menacés. Dans les cas qui dénoncent la corruption du gouvernement, le problème ne se limite pas aux attaques physiques mais inclut aussi des pressions économiques. »

Le gouvernement a juré de redoubler ses efforts contre ces alliances libres de groupes paramilitaires démobilisés qui s’allient avec des organisations criminelles impliquées dans toutes sortes d’activités, du trafic de stupéfiants à l’extorsion, en passant par le blanchiment d’argent et l’extraction minière illégale. Regroupées sous l’acronyme « BACRIM » (pour bandas criminales), elles sont largement considérées comme une menace grave pour les efforts de stabilisation du pays et pour quiconque ose mettre le doigt dans l’engrenage des entreprises illicites.

La Colombie affiche de piètres résultats dans les indicateurs internationaux sur la liberté de la presse. Au classement 2016 de Reporters sans frontières (RSF), elle a reculé de six places par rapport à l’année antérieure et arrive désormais en 134e position sur un total de 180 pays. Dans le continent américain, seuls le Honduras, le Venezuela, le Mexique et Cuba affichent de pires résultats.

Outre la violence contre les professionnels de la presse, le manque de pluralisme médiatique – trois sociétés contrôlent 57% de l’ensemble du marché des médias traditionnels – est un facteur clé du palmarès désastreux de la Colombie en matière de liberté de la presse.

Dans un courriel adressé à Equal Times, un porte-parole de RSF a expliqué que la Colombie est un pays particulièrement dangereux pour les journalistes d’investigation qui couvrent les trafics de drogue et d’armes, ainsi que la corruption.

« Les attaques sont souvent perpétrées avec la complicité de politiciens locaux, dont la plupart restent impunis. La question de l’impunité est très problématique en Colombie. »

Depuis le milieu des années 1970, plus de la moitié de tous les cas ayant un rapport avec des meurtres de journalistes ont déjà atteint leur délai de prescription.

Personne n’a jamais été mis en accusation pour avoir menacé un reporter.

« L’impunité est fermement ancrée », insiste Carlos Lauría, directeur de programme principal pour les Amériques du Comité pour la protection des journalistes (CPJ). « Le progrès en termes de justice a été lent et sporadique. Il reste énormément à faire, notamment en termes de prévention. »

Le cas de Jineth Bedoya reflète bien les failles critiques du système judiciaire colombien. En 2000, alors qu’elle travaillait en tant que reporter pour le quotidien El Espectador, Jineth Bedoya fut kidnappée, battue et violée par des membres d’un groupe paramilitaire. Il a fallu plus de 15 années pour traduire ses agresseurs en justice.

« Je croyais que mes articles étaient en train de changer le monde. Mais les criminels qui m’ont kidnappée étaient les acteurs d’un plan qui visait à me réduire au silence. L’audace que j’ai eue de me mêler des affaires de ce réseau criminel a bien failli me coûter la vie et a laissé en moi une profonde cicatrice qui 15 années plus tard est loin d’être refermée », écrit-elle.

Pour Javier, « Nous n’avons pas juste besoin de gens qui nous protègent. Nous avons besoin de justice, pour identifier et condamner les gens qui veulent nous faire du mal. »

 
Les activistes aussi menacés

Les reporters sont loin d’être le seul groupe de professionnels en Colombie qui vivent dans la peur.

Equal Times signalait dans un article publié en 2012 que près de 3000 travailleurs et syndicalistes avaient été tués depuis 1986. Ces niveaux record de violence affectent de façon disproportionnée les femmes et les attaques n’ont fait que se multiplier depuis, faisant de la Colombie l’un des dix pays les plus dangereux pour les militants syndicaux.

Et tout comme dans le cas des journalistes, « il est clair que, malgré l’annonce par le gouvernement de mesures prises pour garantir le libre exercice des libertés syndicales, la violence antisyndicale et l’impunité dont bénéficient les auteurs continuent de régner en Colombie », signale une pétition en ligne adressée au président colombien Juan Manuel Santos.

La défense des autres droits humains et, en particulier, ceux afférents à la terre et aux groupes indigènes est, elle aussi, notoirement risquée. Dans son dernier rapport, l’organisation Front Line Defenders, basée à Dublin, signale que sur les 156 cas de militants des droits humains tués ou morts en prison de par le monde en 2015, 54 se trouvaient en Colombie – soit le chiffre le plus élevé au niveau mondial.

C’est dans ce contexte que l’alliance mondiale des organisations de la société civile CIVICUS a tenu son congrès biannuel à Bogota, en collaboration avec la Confédération colombienne des ONG (CCONG).

« La Colombie est dotée d’une société civile dynamique, robuste et truculente. Or c’est aussi un endroit où les organisations de la société civile sont fortement persécutées. Les activistes mettent leur vie en jeu », affirme Matthew Reading-Smith, chargé de communication senior auprès de CIVICUS.

Selon Carlos A. Guevara, du programme non gouvernemental de protection colombien pour les défenseurs des droits humains Somos Defensores : « Depuis le début du mandat présidentiel de Juan Manuel Santos en 2010, au moins 365 défenseurs des droits humains ont été assassinés – soit approximativement un tous les six jours. Au cours des trois premiers mois de 2016, 133 défenseurs ont été victimes d’attaques, plus de 80 ont été menacés et près d’une vingtaine ont été assassinés. Il n’y a là rien de nouveau. »

« Les paramilitaires constituent la plus exclusive des sources de menaces. Le risque est allé grandissant avec les pourparlers de paix ; aussitôt que les défenseurs ont commencé à participer aux négociations de La Havane en 2014, des menaces, des campagnes de diffamation et des attaques ont été lancées en masse pour les empêcher de prendre part au processus de paix. »

Les organisations de la société civile colombienne qui se sont réunies à Bogota sont toutes en train de se préparer pour un accord de paix historique avec les FARC, qui pourrait voir les ressources publiques réaffectées vers la protection des civils contre les bandes armées criminelles, tout en ouvrant un espace plus large à la société civile. Une cessation des hostilités avec l’ELN est aussi potentiellement viable. Et pourtant personne ne s’attend à ce que ces accords mettent fin à la violence.

« Les problèmes de sécurité ne vont pas disparaître, a fortiori à la campagne et dans les régions reculées », indique l’avocate des droits de l’homme Heidi Abuchaibe.

«  Dans ce pays, 90% des crimes échappent aux enquêtes ou restent impunis. Si vous changez cette donne, si vous construisez un État plus fort et des institutions plus fortes, les gens commenceront à avoir peur d’être poursuivis en justice. »

Les organisations colombiennes sont aussi inquiètes du fait que le processus de construction d’une société civile de l’après-conflit ne puisse être pris en otage par de puissants intérêts commerciaux plus soucieux de compenser leur activité économique à coups d’initiatives propices aux affaires que de garantir des droits sociaux et économiques effectifs. Une telle approche, conjuguée à une corruption profondément ancrée à l’échelon local, pourrait réduire à néant toute possibilité de changement viable, selon les ONG.

Pour sa part, Adriana Ruiz-Restrepo, avocate et fondatrice de l’ONG Civisol, estime que : « L’espace restreint ou le gouvernement ne sont plus notre principal problème. Pour moi, la responsabilité sociale des entreprises – la RSE abusive, ambigüe et non responsable – a annihilé l’espace de la société civile. Avec nos idées de justice sociale et de droits humains, nous ne pouvons rivaliser avec les millions dépensés en publicité et marketing. »

La Colombie n’a rien d’une exception. Cette « mainmise des sociétés » a déjà pu être observée dans d’autres parties du monde, d’après Mandeep Tiwana, responsable de la ligne directrice et des recherches chez CIVICUS.

« Quand des accords de paix sont conclus, les périodes qui viennent immédiatement après sont d’une extrême fragilité. C’est à ce moment que le gouvernement doit absolument redoubler ses efforts en vue d’une transformation sociale et économique de la société. Il s’agit de créer des possibilités pour permettre à la majorité d’avoir accès aux ressources du pays. Et dans des situations comme celles-ci, ceux qui contrôlent l’accès aux ressources sont réticents à lâcher prise. Il reste donc à voir jusqu’où le gouvernement est prêt à aller pour s’attaquer aux causes profondes du conflit, à savoir l’extrême inégalité sous ses multiples facettes », dit il.

Pour reprendre les propos d’un délégué à la conférence de Bogota, « la paix n’est que le commencement ».

 

Cet article a été traduit de l'anglais.