En Égypte, le danger d’une nouvelle loi autorisant le licenciement de fonctionnaires opposants au régime

En Égypte, le danger d'une nouvelle loi autorisant le licenciement de fonctionnaires opposants au régime

A member of Egyptian security forces stands guard before an overturned passenger carriage at the scene of a railway accident in the city of Toukh in Egypt’s central Nile Delta province of Qalyubiya. The train accident north of Cairo on 18 April 2021 left 11 people dead and 98 others injured.

(AFP/Ayman Aref)

Le 1er août dernier, le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi, a entériné, après l’approbation du parlement, une loi sur le licenciement des fonctionnaires pour motifs non-disciplinaires. Connue médiatiquement sous le nom de « loi sur le licenciement des employés appartenant aux Frères musulmans », ce nouveau texte législatif autorise les administrations publiques à congédier tout fonctionnaire soupçonné d’appartenir à des groupes classés comme « terroristes » en Égypte, mais aussi, quiconque portant atteinte à un service public et aux intérêts économiques de l’État.

Le 5 mai 2021, un député issu du parti pro-régime Mustaqbal Watan, a présenté au Parlement un projet de loi autorisant le licenciement des employés ayant des liens avec le groupe des Frères musulmans, interdit dans le pays depuis 2013. Cela fait suite à une série d’accidents mortels survenus dans les chemins de fer dès le début de l’année 2021.

Le 26 mars dernier, un accident est survenu dans le chemin de fer au gouvernorat du Souhag, en Haute-Égypte, faisant 20 morts et 165 blessés. Vingt-deux jours plus tard, un autre accident a eu lieu dans le nord du pays, faisant 11 morts et 98 blessés. Face aux critiques de sa gestion suite aux accidents, le ministre des Transports, l’ancien général de l’armée, Kamel al-Wazir, a accusé des « éléments extrémistes et rebelles » qui appartiendraient à des groupes terroristes, notamment au groupe des Frères musulmans, d’être derrière ces « sabotages ».

Pour prouver ses accusations, le ministre a annoncé avoir recensé 268 « éléments » affiliés aux Frères Musulmans dans le secteur des transports, mais qu’il ne pouvait pas les licencier, car la législation égyptienne n’autorise pas le licenciement des fonctionnaires ou des employés des entreprises d’État, sauf pour des motifs disciplinaires.

Si la nouvelle loi a été présentée par les médias en tant que texte visant à licencier les travailleurs appartenant au groupe des Frères musulmans, ses dispositions équivoques et étendues, laissent craindre que n’importe quelle voix un tant soit peu critique au sein du secteur public pourrait être ciblée.

« Le licenciement des employés appartenant aux rangs des Frères musulmans constitue la partie visible de l’iceberg. Cette loi cible tout fonctionnaire opposant au régime, quelle que soit son appartenance. Le gouvernement sait bien que la plupart des Frères musulmans sont soit en prison, soit en exil », a déclaré à Equal Times l’ancien ministre de la Main-d’œuvre, Kamal Abou Aita, soulignant que la présentation de cette loi, en tant qu’une législation anti- Frères musulmans, a pour but d’obtenir l’approbation de la population.

Pour Abou Aita, « le régime en place classe toujours toute personne qui n’est pas pro-régime parmi les membres ou sympathisants des Frères musulmans, afin qu’il puisse la traquer et punir facilement. »

Le texte de la loi ne cite pas explicitement les Frères musulmans. Le deuxième article de la loi autorise le renvoi de tout fonctionnaire si son nom figure sur la liste des terroristes. Mais dans un pays où tout opposant et syndicaliste arrêté peut être chargé, sans hésitation, d’appartenance à un groupe terroriste ou de partager les objectifs d’un groupe terroriste, « le cercle des fonctionnaires ciblés par la législation, dépasse alors, ceux appartenant aux Frères musulmans », précise Kamal Abou Aita.

« Je connais plusieurs syndicalistes et activistes ouvriers libéraux qui sont sur la liste des organisations terroristes pour leur appartenance politique, comme l’architecte Mamdouh Hamza qui figure sur la liste des groupes terroristes pour avoir critiqué la politique du régime sur les réseaux sociaux, ou Yehia Hussein Abdel Hadi, arrêté sans procès depuis janvier 2019, pour avoir participé à un événement sur la commémoration du 8ème anniversaire de la révolution de 25 janvier. Ils seraient visés par la loi », ajoute l’ancien ministre. En Égypte, il y a plus de 60.000 dissidents derrière les barreaux, dont 30.000 détenus sans procès (en détention provisoire), selon des ONG.

Pour Ahmed al-Naggar, l’ancien rédacteur en chef du quotidien gouvernemental Al-Ahram, cette loi a pour but de licencier tout fonctionnaire indésirable pour le régime, car elle juge les employés par « leurs intentions et leurs positions politiques, et non pas par leurs actes ». « La loi constitue un retour de l’inquisition dans le secteur public et causera des effets sociaux très dangereux », a-t-il averti, dans des déclarations au site d’information local, Darb.

La nouvelle loi pourrait permettre de consolider davantage l’emprise sécuritaire sur les lieux de travail, afin de surveiller les appartenances des employés. « La loi ferait des employés des organes et administrations publics, des informateurs qui servent les appareils sécuritaires dans le but de chasser tout opposant, mais aussi tout employé honnête qui critique la corruption dans l’institution où il travaille », a déclaré à Equal Times, Ammar Ali Hassan, professeur des sciences politiques à l’université de Helwan.

« Le régime veut un employé muet, qui ne se plaint pas de ses conditions de travail, et ne critique pas le pouvoir », a-t-il précisé.
Après l’entrée en vigueur de la loi, le 1er août, le gouvernement a adressé à toutes les institutions de l’État, une copie de la loi, en vue de commencer à revoir les profiles des employés, a indiqué le 10 août, une source officielle anonyme au site arabophone, Sky News. Le 22 août, le ministère des Transports, a annoncé avoir fait muter 190 fonctionnaires présumés membres des Frères musulmans, à des postes non liés à la mise en service des chemins de fer, en attendant une enquête sur leur appartenance politique, en vue de les licencier.

Le Conseil supérieur des universités a annoncé, pour sa part, avoir entamé l’élaboration d’une liste des professeurs et personnels des universités, qui « appartiennent à des groupes terroristes et font tout pour empêcher les universités de faire leur mission d’enseignement », selon un communiqué publié par le Conseil au même jour de l’entrée en vigueur de la loi.

Les travailleurs qui incitent à la grève dans le viseur

Or, l’article premier de la loi semble être plus dangereux, selon des activistes et des membres des partis de l’opposition. Celui-ci stipule que tout fonctionnaire sera licencié en cas de « manquement à ses obligations, portant atteinte aux services offerts par l’État et à ses intérêts économiques ».

« Cet article constitue un piège pour les employés. Il ouvre la voie à la sanction de tout fonctionnaire qui appelle ou participe à une grève, ou à une action syndicale indépendante parce que d’après cette loi, il manquerait à ses obligations et entrave la production ou le fonctionnement des services de l’État », a averti, Wael Tawfik, membre du comité ouvrier au parti de l’Alliance populaire socialiste (SPAP).

Bien que la loi soit un moyen pour l’État de contrôler une classe ouvrière très politisée et qui est toujours un acteur essentiel, voir moteur de la plupart des révoltes survenues en Égypte pendant l’ère moderne, elle sera un outil important pour réduire le nombre des employés dans le secteur public, jugé hypertrophié par le régime et le Fonds monétaire international (FMI). Selon des chiffres officiels, le secteur public et services assimilés emploie environ 6 millions de personnes (sans compter les Forces armées).

« La nouvelle législation permet à l’État de trouver de nouvelles causes pour réduire les employés du secteur public, conformément aux demandes du FMI, qui a octroyé un prêt de 12 milliards de dollars à l’Égypte, fin 2016 », ajoute pour sa part Elhami al-Merghani, le vice-président du SPAP.

Depuis 2020, de nombreux sit-in ont été organisés par des milliers d’employés contre la politique du gouvernement de fermeture des grandes entreprises et usines jugées par le gouvernement comme endettées. Le dernier sit-in observé en janvier 2021 a vu la participation de 7.000 ouvriers et employés de la société Egyptian Iron & Steel Co, après la décision du gouvernement de la fermeture de la société et la transformation de son site, qui s’étend sur une superficie de 6 millions de mètres carrés, en cité résidentielle. Une politique visant également à ouvrir le chemin aux ambitions économiques de l’armée, qui étend de plus en plus sa présence dans la production civile, selon certaines analyses.

« Le régime adopte une politique hostile à la classe ouvrière, à travers la fermeture de plusieurs entreprises et le licenciement ds milliers d’ouvriers ces dernières années sous prétexte que ces entreprises ne réalisent pas de profits », précise Elhami al-Merghani.

Si le gouvernement se félicite aujourd’hui de sa politique hostile aux opposants et employés surnuméraires du secteur public, cette politique pourrait avoir des effets désastreux à long terme, puisqu’elle risque de hausser le ressentiment social, et le taux de chômage dans un pays dont les revenus d’une grande partie du peuple dépendent depuis longtemps du secteur public. « Le gouvernement peut utiliser la machine des lois répressives pour mettre en sourdine les employés, mais cette oppression a toujours une fin désastreuse », met en garde Elhami al-Merghani.

This article has been translated from French.

Note : Cet article a été réalisé grâce au financement d’"Union to Union" — une initiative des syndicats suédois, LO, TCO, Saco.