En Europe, les coopératives de livraison sont la riposte à l’économie des « petits boulots »

Les 25 et 26 octobre 2018, les travailleurs des plateformes numériques de livraison de repas de toute l’Europe vont se retrouver pour la première fois à Bruxelles (Belgique). Contrairement aux traditionnelles conférences bruxelloises qui se tiennent dans le luxe de la capitale de l’Europe, ses participants vont devoir recourir à une cagnotte solidaire pour se payer leur voyage. Mais cela ne va pas empêcher une bonne centaine de livreurs de se rassembler en vue de « partager [leurs] méthodes de lutte et définir une stratégie commune pour de meilleures conditions de travail » dans le but de s’opposer aux pratiques de travail « inacceptables » imposées par les plateformes en ligne de livreurs à vélo telles que Deliveroo, Uber Eats et Foodora.

La classification délibérément inexacte de ces travailleurs des plateformes comme « indépendants » les prive de leurs droits fondamentaux au travail, notamment eu égard au salaire minimum, à la réglementation relative au temps de travail, au droit de négociation collective, à l’assurance santé et aux protections en matière de santé et de sécurité (ces deux derniers aspects étant particulièrement cruciaux pour les livreurs du secteur de la restauration qui passent leur journée de travail sur des scooters ou des vélos). De ce fait, une vague de protestations a vu le jour récemment au Royaume-Uni, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique, en France et en Espagne, condamnant l’exploitation inhérente à ce type de travail.

Au-delà des protestations, les coursiers ont également commencé à s’organiser, et bon nombre d’anciens travailleurs exploités par les poids lourds numériques ont constitué depuis peu plusieurs coopératives de livraison à vélo.

D’anciens travailleurs des plateformes se tournent, en Belgique, en France et en Espagne, vers des modèles d’entreprise démocratique pour lutter contre la précarité de « l’économie des petits boulots » et tenter de se créer des emplois décents.

En Belgique, par exemple, la coopérative éco-responsable de coursiers Molenbike est née des cendres de la défunte société Take Eat Easy. En France une situation similaire a débouché sur la naissance de CoopCycle, alors qu’en Espagne c’est la coopérative Mensakas qui est en cours de fondation.

Ces coopératives alternatives pourraient finir par gagner en puissance.

Cette année, Deliveroo a obtenu plus de 850 millions USD en capital-risque, avec des activités dans près de 200 villes en Europe et en Asie. Rien qu’au Royaume-Uni, d’après un rapport de 2016 du Financial Times, Deliveroo emploie environ 20.000 coursiers. Et ce, sans compter l’ampleur de sociétés comparables telles que Uber Eats ou d’autres services locaux qui couvrent un marché spécifique. Si les coopératives alternatives réussissaient à remporter ne serait-ce qu’une partie de cette part de marché, cela pourrait être une aubaine pour les entreprises participatives autogérées en Europe.

« On se croirait au 19e siècle »

La France est l’un des pays où les coopératives de coursiers prolifèrent. « Il n’y a pas de patron. Nous tentons de replacer la démocratie dans tout ce que nous entreprenons. Tour le monde est encouragé à prendre la parole », explique un représentant de la coopérative française CoopCycle, qui a demandé de ne pas être nommé.

CoopCycle a été fondée par d’anciens travailleurs de la plateforme de livraison de repas belge Take Eat Easy, après la fermeture de celle-ci en 2016. C’est cette faillite, et ses répercussions désastreuses sur les travailleurs de la plateforme (dont certains se sont retrouvés du jour au lendemain sans revenus), qui les a incités à s’organiser.

La pomme de discorde avec les plateformes numériques traditionnelles vient très clairement de leurs pratiques de travail. Deliveroo, Uber Eats et Foodora, mais aussi des plateformes opérant sur le même modèle dans d’autres secteurs comme le service de taxis mondial Uber, se voient comme de simples intermédiaires entre les coursiers / chauffeurs / prestataires de services indépendants, d’une part, et les consommateurs d’autre part.

Or, les travailleurs de ces plateformes se plaignent depuis longtemps que cette modalité de prestation de service les oblige à accepter une rémunération très basse et des conditions de travail précaires, d’autant qu’ils sont tenus de se déclarer comme travailleurs indépendants, alors qu’à bien des égards leur relation d’emploi ressemble à la relation traditionnelle salarié/employeur.« On se croirait revenus au 19e siècle », affirme le représentant de CoopCycle. « Les entreprises de l’économie des petits boulots utilisent des travailleurs indépendants pour leur faire assumer la totalité du risque, tout en ne payant aucun impôt contributif à l’État-providence. »

« Elles disent qu’elles vont changer la nature du travail, en vous laissant utiliser votre temps comme bon vous semble, mais elles dictent leurs règles aux travailleurs. Les travailleurs ne sont en fait pas libres de faire ce qu’ils veulent. Et ils n’ont aucune protection sociale. »

Isabel Wagemans de Febecoop, une organisation qui soutient les coopératives en Belgique, précise à Equal Times : « Nous ne sommes ni pour ni contre ce type de plateformes, mais on voit bien qu’une grande partie de la richesse générée revient aux propriétaires de la plateforme, alors que ce sont les travailleurs qui assument les risques ».

CoopCycle est en train de mettre au point une plateforme logicielle de source ouverte que les coopératives pourront utiliser pour proposer leurs services de livraison de repas. « Nous sommes convaincus que les coopératives peuvent changer le fonctionnement de toute l’économie », explique son porte-parole.

Quelle est la viabilité du modèle coopératif ?

Les coopératives affrontent une tâche de poids, devant concurrencer les géants de la livraison de repas qui eux, reçoivent des centaines de millions de dollars en capital-risque et peuvent par conséquent se permettre de ne pas être rentables tout en proposant des prix artificiellement bas.

« Pour l’instant, les plateformes coopératives de ce type en sont à leur premiers pas », explique Mme Wagemans. Mais on voit augmenter la volonté de disposer d’une autre option face aux géants des plateformes. « Nos règles du jeu ne sont pas celles de l’économie des petits boulots. Notre modèle n’est pas fondé sur des sommes considérables versées à perte pour que le joueur remporte toute la mise », ajoute le représentant de CoopCycle.

D’ailleurs, des options alternatives ont également vu le jour dans d’autres secteurs, dit Mme Wagemans. « Par exemple, à Denver aux États-Unis, une plateforme locale de taxis est détenue par plus de 1.000 chauffeurs. »

Cooperatives Europe, le bureau régional en européen de l’Alliance internationale des coopératives, a travaillé sur un modèle de coopératives dans l’économie collaborative dont les plateformes numériques sont une composante essentielle.

« L’économie collaborative s’est accompagnée de tensions », explique Louis Cousin de Cooperatives Europe. « Désormais, les coopératives font l’expérience de modèles prometteurs pour le développement responsable de l’économie collaborative. »

Chez CoopCycle, on est d’accord. « L’un des problèmes aujourd’hui, c’est que les gens se sentent impuissants dans leur "boulot à la con". Les coopératives sont le moyen de réintroduire du sens dans le lieu de travail et de permettre aux gens de sentir qu’ils font partie de quelque chose. »

« Nous devons combiner les coopératives et les syndicats »

Les syndicats aussi ont un grand rôle à jouer pour « soutenir la montée en puissance des plateformes coopératives », dit Mme Wagemans. « Par exemple, ce sont les syndicats qui ont apporté leur appui à la coopérative de taxis de Denver » , explique-t-elle.

Thiébaut Weber de la Confédération européenne des syndicats en convient. « Je suis tout à fait en faveur des coopératives parce qu’elles permettent davantage de participation des travailleurs et sont susceptibles d’aider à créer des droits sociaux pour ces travailleurs des plateformes », confie-t-il à Equal Times.

« Cependant, je pense que nous devrions combiner les coopératives et les syndicats. Souvent, les coopératives ont quand même des patrons, même s’ils sont élus. Du coup, les travailleurs ont quand même besoin d’être représentés. »

Weber admet que la coopération entre les coopératives et les syndicats en Europe pourrait être bien meilleure : « Il n’existe aucune forme de discussion structurelle encore, même si je pense que ces solutions devraient naître de la base. Mais je suis fermement convaincu que nous avons besoin de plus de discussion et de coopération. »

Louis Cousin, de Cooperatives Europe, ne sait pas vraiment si ces coopératives dans le secteur des livraisons font lancer une tendance. « Malheureusement, nous ne disposons pas de données exactes sur le développement des coopératives dans l’économie collaborative », déplore-t-il. Tout en ajoutant que des coopératives sont en train d’être constituées dans toute l’Europe, et qu’elles se plus en plus reliées entre elles par des réseaux.

Pour l’instant, les efforts se poursuivent, les coopératives se multiplient dans bon nombre de pays européens. Et les sociétaires de CoopCycle sont plein d’espoir pour l’avenir : « Les gens se demandent souvent s’ils ont le choix. Eh bien oui, il y a toujours un choix, et nous pouvons choisir de construire quelque chose qui ne soit pas fondé sur le profit. »

Cet article a été traduit de l'anglais.