En Haïti, la crise politique et sociale persiste malgré un calme trompeur

En Haïti, la crise politique et sociale persiste malgré un calme trompeur

Lors d’une manifestation à Port-au-Prince, en octobre 2018, un homme tient une pancarte exigeant que la lumière soit faite sur l’utilisation frauduleuse du Fonds PetroCaribe.

(Milo Milfort)

Les 6 et 7 juillet 2018. Le 17 octobre 2018. Le 18 novembre 2018. Le 7 février 2019. Toutes ces dates ont été marquées par le blocage violent des rues de Port-au-Prince, et des grandes villes d’Haïti, par des milliers de manifestants qui entendaient alors protester contre un système qu’ils accusent de les maintenir dans la misère et pour réclamer de meilleures conditions de vie.

« Ces blocages hermétiques de routes sont devenus une nouvelle forme de revendication sociale qu’utilisent les gens pour exprimer leur douleur, leur ras-le-bol, leur mal-être, leur abjecte misère et leur méfiance vis-à-vis des acteurs politiques », avance le professeur d’université Pierre Négaud Dupénor.

Depuis lors, « on vit quotidiennement dans l’attente du prochain blocage. Ce qui engendre une certaine psychose tant chez les agents économiques que chez les citoyens », continue-t-il.

« Cette lutte populaire contre la crise socio-économique, tend à perdurer et à se structurer. Elle reflète la volonté des populations de se faire entendre par tous les moyens possibles, aussi violents soient-ils ».

Depuis mi-février 2019 pourtant, le calme semble être revenu dans le pays. Cette accalmie a permis la reprise des activités à Port-au-Prince et dans certaines villes de province. Le pouvoir en place s’en réjouit, sans pour autant agir sur les causes structurelles à la base des protestations qui demandaient avant tout l’amélioration des conditions socio-économiques des Haïtiens.

« Il ne faut pas confondre un temps mort avec la fin du match (…). Il faut y voir une plaie qui s’agrandit. À chaque poussée, les manifestations sont plus violentes », souligne le politologue Roudy Stanley Penn, qui estime que le problème reste entier. « Concrètement, il y a eu très peu de suite ».

Une crise profonde

En Haïti, plus de 6 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté (soit moins de 2, 41 dollars US par jour) et plus de 2,5 autres millions sous le seuil de pauvreté dite « extrême » (établi à 1,23 dollar US par jour, par la Banque Mondiale). La monnaie nationale - la gourde - continue de se déprécier, alimentant une inflation à deux chiffres qui a dépassé la barre de 17 % en mai 2019, selon l’Institut Haïtien de Statistiques et d’Informatique (IHSI).

Roudy Stanley Penn croit que la réalité qui se dessine actuellement est celle d’un pays qui, sans produire de richesse, donne régulièrement naissance à de « nouveaux riches », pendant que la classe moyenne, elle, s’appauvrit et que les pauvres plongent plus encore dans la misère. « Et les misérables eux, meurent chaque jour sous nos yeux », complète le politologue.

À la source de cette série de mouvements de protestations populaires se trouvent une multitude de causes : dégradation du pouvoir d’achat, opacité des dépenses publiques, mauvaise gouvernance, inflation galopante ou encore dévalorisation de la monnaie nationale par rapport au dollar. En conséquence, de nombreux Haïtiens quittent le pays en quête d’un mieux-être ailleurs, parfois au péril de leur vie ou de leurs droits.

Environ 10 à 12 % des Haïtiens vivent en dehors de leur pays d’origine, selon la Fondation Zile qui rapporte les statistiques de l’Organisation Internationale de la Migration (OIM). Ils émigrent pour la plupart en République Dominicaine, au Canada, aux États-Unis, au Brésil et dans le reste de l’Amérique du Sud.

Dans un contexte aussi délétère, en août 2018, un grand mouvement de jeunes, connu sous le nom de #PetroCaribeChallenge, a vu le jour sur les réseaux sociaux avant de descendre dans les rues de la capitale. Celui-ci exigeait des autorités haïtiennes que lumière soit faite sur l’utilisation de près de 4 milliards de dollars US du Fonds PetroCaribe [du nom d’une alliance entre le Venezuela et 17 pays des Caraïbes], qui auraient dû être investis dans la construction d’infrastructures de développement : comme des hôpitaux, des routes, des aéroports, des universités, etc. Les Haïtiens se sont rassemblés à de nombreuses reprises devant la Cour des comptes pour demander une enquête détaillée sur les responsables de la dilapidation de l’argent.

Faisant suite à ces protestations, un audit spécifique autour de la gestion des projets financés par le Fonds PetroCaribe, fin janvier 2019, par cette même Cour des comptes a fait état de l’ampleur des malversations et dilapidations des fonds par plus d’une dizaine de ministres et hauts cadres de l’administration publique haïtienne. Le président haïtien Jovenel Moïse a été lui-même épinglé par ledit rapport, dont une version plus complète vient d’être publiée.

La lutte contre la corruption : un enjeu majeur

Pour l’économiste Emmanuela Douyon, les problèmes structurels sont loin d’être résolus. Elle estime que les suites données à la série de manifestations sont jusqu’ici politiques [le Premier ministre Jean-Henry Céant a dû quitter son poste le 18 mars, suite à un vote de défiance] et ne répondent pas aux revendications exprimées. « La Cour des comptes n’a publié qu’un rapport partiel. II faut quand même souligner qu’elle a encore beaucoup à faire en fonction de son mandat constitutionnel », assure-t-elle, rappelant au passage que l’État haïtien a porté plainte et que le rapport partiel a été transmis à la justice.

Le collectif citoyens noupapdòmi (« Nous ne dormons pas » – en français) – formé majoritairement de « Pétro Challengeurs » - a organisé un sit-in le 26 avril 2019 pour demander, encore une fois, à la Cour des comptes de compléter le rapport. D’autres activités seront organisées à travers le pays pour obtenir la tenue d’un procès, car la population veut voir certaines personnes derrière les barreaux et leurs biens saisis.

« L’enjeu de ce procès est de taille, comme marqueur dans la lutte contre la corruption et l’impunité, qui sont de véritables freins au développement du pays », fait savoir Emmanuela Douyon.

L’opposition a manifesté dans les rues de Port-au-Prince, le 18 mai, pour continuer d’exiger le départ du président Jovenel Moïse. Jean Bony Fatal, président de la Confédération des travailleurs des secteurs public et privé (CTSP) en Haïti, considère que la non-inculpation du président laisse perplexe sur la véritable volonté des autorités à faire avancer la justice. « C’est du pareil au même. La situation ne fait que s’aggraver. Rien n’a bougé. Au contraire, le coût de la vie augmente alors que le chômage bat son plein. Rien n’a évolué après les derniers évènements », opine le syndicaliste, qui s’inquiète des conséquences du chômage (qui atteint déjà des taux records, entre 30 % et 40 %, selon les estimations) et de la crise économique sur la sécurité intérieure.

« Les zones paisibles font désormais place aux zones de non-droits, qui ne cessent de proliférer depuis des mois », déplore-t-il. En effet, le bidonville de Cité Soleil, qui a connu trois ans de calme, est à nouveau devenu un foyer de violence entre bandes armées, comme l’a pointé récemment un rapport de l’ONU. Haïti est en passe de se transformer en un pays divisé en cartels de gangs armés qui sèment la terreur et se disputent des territoires. La Commission nationale de désarmement, de démobilisation et de réinsertion (CNDDR), réactivée récemment, a déjà dénombré l’existence de pas moins de 76 gangs armés dans le pays. « Ce calme apparent n’est qu’une bombe à retardement. Celle-ci éclatera tôt ou tard. Si rien n’est fait, on aura dans les prochains jours un éclatement social [pire que ceux d’avant] », prévient M. Fatal.