En Hongrie, le droit de grève sacrifié par Viktor Orbán

En Hongrie, le droit de grève sacrifié par Viktor Orbán

A group of teachers pose in February 2022. The message reads: “The right to strike is a fundamental right.”

(Pedagógusok Demokratikus Szakszervezetének)

Éva Vatai, enseignante de français dans un lycée de Pécs, dans le sud de la Hongrie, n’en revient pas. Elle s’est récemment vue retirer 5% de son salaire - soit 16.700 Ft (44 euros) sur ses 300.000 Ft (790 euros) de rémunération mensuelle nette – après avoir refusé d’aller travailler pour protester contre les conditions de travail dans sa profession, en février 2022. Une action qu’elle et ses collègues qualifie de « désobéissance civile », puisque le droit hongrois actuel l’empêche d’exercer pleinement son droit de grève.

Près de 30 % des membres du corps enseignant a participé à l’une des plus importantes mobilisations de ces dernières années, selon le syndicat enseignant PDSZ (Pedagógusok Demokratikus Szakszervezetének, l’union syndicale démocratique des enseignants). Tout a commencé, le 31 janvier 2022, quand 20.000 enseignants ont tenu une grève préventive de deux heures, accompagnée par un défilé d’automobilistes appelant à se défaire du gouvernement lors des élections législatives d’avril, entre autres actions de solidarité. Le 16 mars, le PDSZ et le PSZ (Pedagógusok Szakszervezete, le syndicat des enseignants), les deux principaux syndicats du secteur en Hongrie entamaient à nouveau une grève de plus de deux semaines, après cinq mois de négociations infructueuses avec le gouvernement.

Les revendications portaient sur les bas salaires et la dénonciation de conditions de travail dégradées. La Hongrie figure en effet avant-dernière de l’Union européenne pour la rémunération de ses enseignants. De quoi expliquer qu’il manque, par exemple, près d’un professeur de mathématiques sur deux, selon le think-tank spécialisé T-TUDOK. Une pénurie qui ne cesse de s’aggraver à mesure que les professeurs quittent les écoles pour gagner davantage leur vie dans la restauration ou dans la grande distribution, alors que les institutions scolaires doivent faire face à un afflux d’élèves réfugiés venus d’Ukraine.

« Nous ne pouvons pas travailler dans de telles conditions. Depuis 15 ans, je vois le bateau couler dans l’enseignement et je refuse de me taire », avance Éva Vatai, qui, après 40 ans de carrière avoue toucher un salaire trois fois moins élevé que celui de son fils charpentier. Elle dénonce :

« Viktor Orbán n’a pas de politique éducative, si ce n’est d’imposer des écrivains nationalistes au programme. Il nous surcharge, nous infantilise et nous humilie. Les professeurs comme les élèves sont démotivés ».

Il y a bien eu pourtant une augmentation des salaires des enseignants de 10 % en janvier 2022, quelques semaines avant les élections, « sauf que ce n’était pas du salaire, mais des primes », tient à préciser Erzsébet Nagy, présidente du PDSZ, réclamant 45 % d’augmentation du salaire « afin de pouvoir atteindre le salaire minimum de 2021, car actuellement nous sommes indexés au salaire minimum de 2014 », poursuit la syndicaliste. Une augmentation d’autant plus nécessaire que l’inflation fait rage en Hongrie, les experts pronostiquant une augmentation des prix supérieure à 10 % dans les prochaines semaines.

« Nous avons vécu une expérience formidable, c’était la plus grande mobilisation de ma vie, les élèves et les parents ont été très solidaires, ils n’ont pas envoyé leurs enfants à l’école ». Plusieurs manifestations, un peu partout dans le pays, ont soutenu la grève ; le collectif d’artistes engagés noÁr a créé le morceau de rap On veut enseigner ! pour l’occasion, décrivant les difficultés des professeurs et le site internet Ne dolgozz ingyen ! (« Ne travaille pas gratuitement ») a été créé pour dénoncer les heures supplémentaires non-payées.

Éva Vatai déplore toutefois que cet élan ait été cassé par la réélection de Viktor Orbán, pour la troisième fois d’affilée, en avril 2022, jetant la société civile et l’opposition provisoirement dans l’impasse, alors que les syndicats d’enseignants n’ont pas voulu reprendre le mouvement avant la fin de l’année scolaire.

Grève rendue illégale par le gouvernement

Si Éva Vatai a choisi d’opter pour la désobéissance civile en février – dans le cadre d’une action non soutenue par les syndicats, mais suivie dans plusieurs centaines d’écoles du pays, c’est bien parce que la grève annoncée en décembre par le PDSZ et le PSZ était formellement illégale.

En cause ? Une clause de service minimum dans les services publics instaurée par l’administration Orbán en 2010, modifiant la loi sur le droit de grève de 1989. « Cette loi a tout changé, car elle impose aux parties de se mettre d’accord sur un service minimum. Et tant que les tribunaux n’ont pas tranché définitivement sur la question, la grève est illégale », explicite Erzsébet Nagy. « Or, le tribunal peut poser des questions aux parties et ça peut durer des semaines. C’est exactement ce qui s’est passé pour la mobilisation du 31 janvier, jugée illégale, car le jugement en appel s’est fait attendre. », ajoute la syndicaliste, qui y voit là clairement la volonté de vouloir tout simplement décourager toutes grève.

Autre point nébuleux du service minimum magyar : le doute persiste quant aux professions qui doivent s’y plier. « L’éducation n’est pas mentionnée dans les professions énumérées dans la loi », argumente notamment Erzsébet Nagy. Cette notion de service minimum, Judit Zeller juriste auprès de TASZ, l’Union hongroise pour les libertés civiles, la trouve également problématique. « C’est déjà arrivé que le secteur de l’éducation renonce à des grèves, car aucun accord n’avait été trouvé avec le gouvernement, même en passant par les tribunaux. Par ailleurs, en Hongrie, plusieurs décisions de justice considèrent l’éducation comme faisant partie des secteurs qui doivent offrir un service minimum, au même titre que les transports en commun ou les compagnies de chauffage. Or selon l’Organisation mondiale du travail, l’éducation justement échappe au service minimum, à condition que la sécurité et les repas soient assurés pour les enfants, l’enseignement en tant que tel n’est pas obligatoire », renchérit Judit Zeller.

Le gouvernement aidé par leurs relais médiatiques, parmi lesquels figure l’audiovisuel public, n’ont eu de cesse de diaboliser les grévistes. « Nous demandons aux syndicats de ne pas générer le chaos, de ne pas inciter les enseignants à violer la loi, nous leur demandons d’attendre la réponse définitive du tribunal et de repousser la grève », avait ainsi estimé dans un communiqué le ministère de l’Éducation en janvier dernier. Suite à la grève, ce même ministère a salué les « enseignants qui ont considéré qu’une grève n’était pas forcément adaptée quand le pays voisin est en guerre et qu’il faut s’occuper de ces enfants qui arrivent en Hongrie ».

Pis, depuis la pandémie et la mise en place d’un dispositif d’état d’urgence, le gouvernement magyar s’est octroyé la possibilité de gouverner par décret, ce qu’il n’a pas manqué de faire en février 2022 pour encadrer davantage le service minimum.

Alors que l’état d’urgence épidémique touchait à sa fin au 1er juin 2022, le parlement s’est empressé de transformer le décret de février en amendement.

Adoptée le 24 mai, la législation prévoit désormais que les enseignants préparant des lycéens au baccalauréat assurent 100 % des cours. Une obligation limitée à 50 % des enseignements pour les non-bacheliers, alors que dans les écoles la garde des enfants doit être assurée.

« Depuis quand faut-il enseigner à 100 % quand on fait grève ? », s’indigne Erzsébet Nagy, persuadée que l’amendement et le décret qui l’avait précédé n’est pas constitutionnel. Son syndicat s’est d’ailleurs pourvu devant la Cour constitutionnelle hongroise et il est prêt à se rendre jusque devant la Cour européenne des Droits humains, le cas échéant.

« Le droit de grève est complètement inapplicable en Hongrie depuis 2010, avant ce n’était pas forcément facile d’exercer une pression sur son employeur, mais ce n’était pas impossible, les cheminots étaient parvenus à le faire par exemple, mais depuis ce n’est plus possible », regrette de son côté Mme Boros Péterné, à la tête du syndicat des fonctionnaires et des employés du secteur public MKKSZ (Magyar Köztisztviselők és Közalkalmazottak és Közszolgálati Dolgozók Szakszervezete : le syndicat hongrois des cadres de la fonction publique et des fonctionnaires et travailleurs du service public). « Nos employés dans la sphère sociale, par exemple, essaient depuis deux ans de faire la grève, mais n’y parviennent pas, car le gouvernement, qui est notre partenaire de négociation, exige un service minimum de 100 %, ce qui rend impossible l’exercice du droit de grève. Nous sommes allés cinq fois en justice avec la même affaire, sans succès. Le gouvernement abuse du service minimum et les tribunaux l’assistent dans cette tâche », défend la syndicaliste qui prévient : « Ces employés vont quitter massivement le secteur, ce qui risque de mettre en péril la qualité du service public ».

Violation systématique des droits


La Hongrie est résolument une mauvaise élève européenne en matière de droits syndicaux et du droit du travail. En 2019, Viktor Orbán avait provoqué une importante vague de contestations dans le pays en dérégularisant les heures supplémentaires. D’après l’Index mondial des droits 2021 de la Confédération syndicale internationale (CSI), la Hongrie se trouve dans la catégorie 4 (sur 6), dans laquelle la violation des droits y est considérée comme systématique.

« Les droits collectifs des travailleurs des services de santé ont été réduits : ils ne peuvent plus conclure de conventions collectives à partir de janvier 2021, alors que toutes les conventions collectives signées jusqu’à présent expiraient à cette date », souligne la CSI. La pandémie a en effet constitué un prétexte pour le gouvernement qui a volontiers limité les droits des travailleurs de la santé, allant même jusqu’à les empêcher de s’exprimer dans les médias sur la pandémie.

La restriction du droit de grève est une violation de l’Article 3 de la Convention 87 de l’Organisation mondiale du travail (OIT) sur la liberté d’association et la protection du droit à s’organiser, ratifiée par la Hongrie en 1957.

Ainsi la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations de l’OIT s’inquiète elle aussi de ce resserrement de vis dans son rapport de 2022, faisant part « d’observations reçues le 1er septembre 2017 par la Confédération syndicale internationale (CSI), alléguant des actes de licenciements antisyndicaux, des attaques antisyndicales et intimidation dans plusieurs entreprises ».

 

This article has been translated from French.