En République Dominicaine, les travailleurs haïtiens veulent tenter leur chance malgré le durcissement de la politique migratoire

En République Dominicaine, les travailleurs haïtiens veulent tenter leur chance malgré le durcissement de la politique migratoire

After being detained by Dominican immigration officers, a Haitian woman and her daughter are taken back to the border crossing in Elias Piña, 2 December 2021.

(AFP/Erika Santelices)

Villa Mella, dans le nord de la ville de Saint-Domingue, il est presque 10 heures du matin, ce 5 janvier 2022, des centaines de véhicules se dirigent vers le centre de la ville par la principale porte d’entrée et de sortie de la capitale : le pont Francisco J. Peinado, sur la rivière Isabela. Parmi eux, le grand bus jaune du service d’immigration de la République Dominicaine.

« Je ne veux pas rentrer en Haïti. Je suis venu travailler. S’il vous plaît, laissez-moi ici », implore un homme portant un t-shirt blanc et un jeans délavé devant les policiers. Comme beaucoup de ces compatriotes cet Haïtien est à la recherche d’une vie meilleure, mais a été arrêté ce matin-là alors qu’il était en route pour travailler.

« Camiona », c’est le surnom que les Haïtiens donnent à ce bus jaune, semblable à ceux utilisés pour le ramassage scolaire aux États-Unis. Mais celui-ci possède des barreaux de fer aux fenêtres. Pour les Haïtiens qui veulent fuir l’insécurité criante et la précarité de leur pays, son apparition est synonyme de déportation. Chaque semaine, des milliers de travailleurs tentent leur chance en République Dominicaine, en traversant la frontière qui divise l’île d’Hispaniola.

Selon un agent de l’immigration, cette opération se répète tous les jours, commençant à 6 heures du matin et se terminant très tard dans la soirée. « Vous devez retourner dans votre pays. Vous êtes illégaux ici. Peu importe l’endroit où vous vivez en République Dominicaine, nous pouvons vous trouver. Allez résoudre les problèmes de votre pays », déclare l’homme avec hostilité, devant un groupe de personnes qu’il vient de conduire dans un grand hangar de la direction générale de la migration (DGM), où les données biométriques de chaque individu vont être récoltées.

En apercevant les forces de l’ordre, certains jouent l’indifférence pour tenter de passer inaperçu, d’autres partent en courant, entraînant des poursuites qui se terminent souvent par des arrestations violentes. Un homme montre à Equal Times sa jambe blessée et son pantalon déchiré en affirmant qu’il a été malmené durant son arrestation.

D’après le Groupement d’appui aux rapatriés et réfugiés (GARR), plus de 28.000 migrants Haïtiens ont été rapatriés, durant l’année 2021, à la frontière haïtiano-dominicaine.

Le GARR est une organisation non-gouvernementale haïtienne qui lutte contre la discrimination et l’injustice subies par les Haïtiens à l’étranger, notamment en République Dominicaine. « De nombreuses femmes migrantes enceintes ont été pourchassées des hôpitaux publics, puis placées en détention, avant d’être reconduites à la frontière par des agents de la migration dominicaine », déplore l’organisation, suite à la décision également de durcir les conditions d’accès aux soins pour les non-nationaux.

Ces violences semblent avoir augmenté depuis les nouvelles mesures prises par les autorités dominicaines pour réduire le nombre de personnes sans situation régulière sur son territoire. Cela concerne celles qui viennent ponctuellement chercher du travail ou se faire soigner, mais aussi celles qui sont installées depuis longtemps.

Cette politique migratoire musclée était une promesse du Président Luis Abinader, élu en 2020. « Les Haïtiens qui viennent en République dominicaine doivent venir avec un permis de travail et se conformer à la loi, et après avoir terminé ce travail, ils doivent retourner dans leur pays », avait-il alors déclaré à la suite de son investiture. Il a également lancé la construction d’un mur de 190 kilomètres à la frontière des deux pays, qu’il justifie par la menace sécuritaire que représentent notamment les gangs qui ont pris le contrôle de plusieurs régions d’Haïti.

Main-d’œuvre bon marché

La République Dominicaine – l’une des principales destinations touristiques des Caraïbes – a connu l’une des croissances économiques les plus rapides de la région depuis une dizaine d’années, selon l’OCDE. Cette solide performance est tirée par le tourisme, le secteur des services et celui de la construction.

Les deux États, qui cohabitent sur la même île, ont toujours entretenu des relations orageuses. Cela n’a cependant jamais empêché le commerce et les flux de travailleurs, au profit de la République Dominicaine. « Les Haïtiens ont toujours constitué une main-d’œuvre bon marché », souligne le pasteur haïtien Marc-André Louis. Père de trois enfants, marié à une Dominicaine, il habite à l’est de l’île depuis 2009. La majorité des fidèles de sa paroisse sont des Haïtiens sans autorisation de séjour.

Selon lui, les migrants haïtiens occupent de nombreux emplois que les Dominicains ne souhaitent pas faire, notamment dans l’agriculture et la construction. « Il est très difficile de trouver un Dominicain qui accepte les travaux dans ces deux secteurs parce qu’il ne veut pas travailler aussi dur. Les Haïtiens, eux, ont l’habitude. Partout sur les chantiers de la capitale dominicaine, la langue entendue parmi les ouvriers est le créole ».

Manuel Matos est le directeur de l’Association des producteurs agricoles de la vallée de San Juan, l’une des régions agricoles les plus prospères du pays. Selon lui, le panorama est très similaire dans les campagnes, où 95% des ouvriers sont Haïtiens. La loi prévoit pourtant que 80% des employés d’une entreprise doivent être Dominicains. « C’est difficile de respecter la limite des travailleurs étrangers ici. Selon les normes, il devrait être au maximum 20%. Cette loi ne sera jamais applicable », fait savoir le directeur de l’association agricole dans une interview à l’agence de presse espagnole EFE. Il explique que les journaliers dominicains préfèrent souvent allés dans les villes pour travailler comme chauffeurs de mototaxi.

Selon les données de l’enquête nationale auprès des immigrants en 2017 (ENI-2017), à peine 16% des Haïtiens ont des contrats de travail écrits, contrairement au reste des travailleurs étrangers qui enregistrent un taux de contrats écrits de 61%.

Sans contrat, ces travailleurs reçoivent des bas salaires sans avantages sociaux. « Nous ne trouvons pas de travail tous les jours. Mais ceux qui nous acceptent nous proposent 500 pesos (soit 7 euros) pour une journée de travail dans la construction. C’est encore moins pour ceux qui sont dans l’agriculture. C’est toujours mieux que rien en Haïti », explique Johnny, un Haïtien de 33 ans qui vit dans une maisonnette enduite à la chaux, dans la vallée de Cibao.

Pourtant, selon Manuel Matos, les immigrants haïtiens « produisent une grande partie de la nourriture que nous mangeons et construisent de nombreuses maisons et bâtiments où les Dominicains vivent et travaillent à des prix avantageux. Sans cette main-d’œuvre bon marché, le coût de la vie serait plus élevé en République Dominicaine ».

À seulement trois kilomètres de la station balnéaire de Punta Cana, l’une des plus prisées des touristes, se trouve une grande décharge à ciel ouvert. Un endroit où les hôtels et les autres grandes entreprises déversent chaque jour leurs déchets. Une vingtaine d’hommes et femmes font le tri. Certains prennent des déchets alimentaires restants pour nourrir les animaux. D’autres récupèrent des plastiques pour les vendre aux entreprises de recyclage.

C’est le cas de Gabriel, âgé d’une trentaine d’années, il vit avec son enfant à quelques mètres de la décharge. Avec les déchets plastiques, il gagne moins de 5 euros par jour. « Je passe ma vie ici à récupérer des plastiques pour une entreprise qui va venir les chercher. On savait qu’il y avait beaucoup de touristes dans la ville. Je suis venue ici pour trouver du travail. Mais, depuis 2019, je ne trouve pas de boulot à Punta Cana, parce que je ne suis pas en règle avec l’immigration. ».

This article has been translated from French.

Le journaliste Molière Adely a contribué à la rédaction de ce reportage.