En Serbie, une transition énergétique nécessaire, mais difficile à lancer

En Serbie, une transition énergétique nécessaire, mais difficile à lancer

The Kolubara mining basin employs more than 18,000 people and provides more than 75% of Serbia’s coal production. Serbia’s coal-fired power plants are among the most polluting in Europe.

(Louis Seiller)

Certains ont voulu voir en elle le premier pas vers une transition énergétique. Mais pour les milliers de « gueules noires » de Serbie et leur famille, la lettre envoyée au printemps dernier par la ministre de l’Exploitation minière et de l’Énergie, Zorana Mihajlović, a fait l’effet d’une douche froide. Dans ce courrier, la ministre demandait à la direction de l’entreprise publique Elektroprivreda Srbije (EPS, « Industrie électrique de Serbie », en français) d’arrêter les activités en lien avec la construction de la centrale à charbon de 350 MW Kolubara B. Vieux de 40 ans, le projet a plusieurs fois été abandonné et relancé. Un mois plus tôt, en avril, le parlement serbe avait adopté une inédite loi sur les sources d’énergies renouvelables qui ouvrait la voie à une décarbonation du secteur énergétique. Le texte prévoit l’augmentation de la part des renouvelables dans le mix énergétique serbe, aujourd’hui dominé à 70 % par le charbon, contre un peu moins de 30 % pour l’hydroélectrique.

La directive de la ministre a immédiatement suscité les protestations des ouvriers de Kolubara, un complexe minier situé à une cinquantaine de kilomètres au sud-ouest de Belgrade, la capitale. Ils ont été ainsi plusieurs milliers à manifester sur le site de construction à l’appel de Miodrag Ranković, le président de RB Kolubara, le principal syndicat du bassin minier de Kolubara. « Nous ne sommes pas contre une transition énergétique lente, mais nous ne pouvons pas fermer nos centrales du jour au lendemain », affirme ce fils et petit-fils de mineurs qui a lui-même commencé à travailler dans le charbon en 1981. « Dans notre région la plupart des gens dépendent de l’extraction du charbon. Le solaire ou l’éolien ne permettent pas de créer beaucoup d’emplois. Si nous fermons les centrales, que va-t-il se passer pour les ouvriers ? Il y aura des pertes d’emploi, mais aussi des baisses de salaire ».

« Kolubara », en Serbie, ce nom est inextricablement lié à l’électricité. Depuis l’époque de la planification yougoslave élaborée au début des années 1950, le bassin de cette rivière qui coule dans le centre du pays s’est imposé comme le cœur de la production énergétique nationale. Les immenses réserves de lignite de la région assurent 75 % de la production de charbon et les différentes centrales du complexe couvrent plus de la moitié de la production d’électricité de ce pays de sept millions d’habitants, le plus grand des Balkans occidentaux. Si les effectifs ont eu tendance à se réduire au gré des privatisations et des restructurations des années 2000, EPS reste l’un des principaux employeurs de Serbie avec près de 30.000 salariés. Puissante, l’entreprise publique a longtemps défini la stratégie énergétique du pays. À Kolubara, ils sont 18.000 à travailler pour EPS et ses sous-traitants ;16.000 sont membres du syndicat que préside Miodrag Ranković.

Une forte dépendance économique au charbon

« Disposer d’aussi grandes réserves, c’est un don de la nature, et c’est une énorme richesse pour un petit pays comme le nôtre : elle assure notre indépendance énergétique », explique-t-il dans ses bureaux situés juste derrière la place de l’église à Lazarevac. « Mais aujourd’hui, nous subissons d’énormes pressions de la part des grands pays de l’Union européenne [La Serbie est officiellement candidate à l’UE depuis 2012, ndlr], ils veulent nous rendre dépendants grâce aux énergies vertes. Dans un passé récent, nous avons enduré beaucoup de choses : l’inflation, le manque ds produits de première nécessité, les bombardements [par l’OTAN en 1999, ndlr], mais nous avons toujours pu compter sur notre propre nourriture et surtout notre énergie, cela nous a permis de survivre. » La notion d’indépendance résonne fortement dans la société serbe : le pays a été profondément marqué par son isolement sur la scène internationale, il y a 20 ans, et une partie importante de la population est sensible aux discours patriotiques.

L’odeur âcre du charbon et les paysages dévastés des mines à ciel ouvert sont le quotidien des habitants autour de Lazarevac, la plus grande ville du bassin de Kolubara. Le long de la rivière, les mines n’ont cessé de s’agrandir, en avalant maisons et champs. Les cheminées des centrales crachent leurs fumées grises à seulement quelques mètres des habitations et des cultures agricoles. Mais ici, peu de gens s’offusquent de leur impact sur la santé et réclament un autre environnement.

Malgré sa qualité médiocre et sa teneur élevée en soufre qui le rend particulièrement polluant, le charbon brun a fait la fortune de la région. L’extraction toujours plus massive a attiré les travailleurs du pays et elle reste un pilier de l’économie nationale.

En 2019, la Serbie a ainsi produit 39 millions de tonnes de lignite, plaçant le pays parmi les 15 principaux producteurs mondiaux. Alors qu’aujourd’hui un quart de la population se débat avec la pauvreté économique, la qualité des infrastructures et les services locaux de la région de Kolubara témoignent d’uncertain confort de vie, bâti sur l’exploitation du lignite. Selon le syndicat local, le salaire d’un ouvrier de Kolubara atteint 800 euros, une somme conséquente alors qu’en Serbie le salaire moyen tourne autour de 460 euros, et que le chômage touche près de 15 % de la population active.

Les images de la mobilisation des mineurs en mai ont eu un certain retentissement dans le pays. Chez les syndicalistes, elles ont ravivé le souvenir de luttes historiques. La grève des mineurs de Kolubara avait ainsi joué un rôle-clé lors de la révolution de l’an 2000 qui a conduit au renversement du régime guerrier du président ultra-nationaliste Slobodan Milosevic, transféré ensuite au tribunal de la Haye et mort en prison. « Cela me donne toujours la chair de poule quand les mineurs de Kolubara se mettent en grève », sourit ainsi Dragana Petković-Gajić, qui est engagée depuis 30 ans auprès de la Confédération des syndicats autonomes de Serbie (CATUS), la principale confédération syndicale du pays. « Leurs mobilisations ont toujours une composante très symbolique. Leurs grèves sont rares et revêtent un caractère émotionnel très fort, car ils font un travail très dur. S’ils se mettent à protester, c’est qu’ils ont de bonnes raisons d’être inquiets. »

Selon les différentes estimations, le sous-sol serbe abriterait plus de quatre milliards de tonnes de lignite. Avec ces réserves qui paraissent inépuisables et qui assurent une électricité abordable au consommateur, même si fortement subventionnée par l’État, ils sont encore peu nombreux en Serbie à se soucier de l’urgence du changement climatique et imaginer un avenir hors du charbon. Les partisans du lignite en veulent pour preuve la flambée actuelle du prix du gaz et l’instabilité de la production éolienne : ils mettent en garde contre une flambée des prix de l’énergie en cas de sortie du charbon. Mais la multiplication des études alarmantes sur son impact sanitaire, ainsi que les conséquences toujours plus sensibles du dérèglement climatique en ont poussé beaucoup à adapter leurs discours, notamment les syndicats.

Une prise de conscience de la nécessité d’une transition

En 2014, la Serbie, comme le reste des Balkans, a été frappée par des inondations d’une ampleur inédite, entraînant la mort de 33 personnes et des dégâts matériels évalués à plus de 1,5 milliard d’euros. La montée des eaux de la rivière Kolubara avait ainsi mis à l’arrêt la production de charbon pendant plus d’une semaine. « Il y a quelques années, les questions de changements climatiques et de transition juste n’étaient pas intéressantes pour les syndicats de la région », reconnaît ainsi Enisa Salimović, coordinatrice en Europe du Sud-Est de la Confédération syndicale Internationale (CSI). « Les enjeux importants, c’étaient les salaires, le dialogue social, les réformes de retraite, les réformes des impôts… Mais depuis environ quatre ans, tout le monde comprend pourquoi une transition juste est importante. Le changement climatique, la pollution, etc., nous sommes tous affectés, et tout le monde subit les conséquences des choix et des décisions passées. »

D’après un rapport piloté par l’Alliance pour la santé et l’environnement (HEAL), la pollution de l’air provenant des centrales au charbon des Balkans occidentaux serait responsable d’environ 3.900 décès prématurés en Europe, ainsi que de 8.500 cas de bronchite chez les enfants et de nombreuses autres maladies chroniques. C’est en Serbie que le nombre de morts liées à la pollution est le plus élevé d’Europe avec le triste record de 175 pour 100.000 personnes. L’impact dramatique du charbon sur la santé humaine, et en premier lieu sur les ouvriers et leur famille, s’est donc imposé aux agendas syndicaux de ces pays, tous candidats à l’intégration à l’UE. Il faut dire que les centrales construites à l’époque yougoslave sont souvent vétustes et figurent parmi les plus polluantes du continent européen. Selon une étude publiée fin 2019 par l’ONG Bankwatch CEE, 16 centrales balkaniques émettent ainsi autant de dioxyde de soufre que l’ensemble des 250 centrales au charbon de l’UE. Dans le top 10 des centrales les plus polluantes, quatre se trouvent en Serbie. Leurs nuages mortels ne s’arrêtent pas aux frontières et cette pollution affecte aussi les citoyens de l’UE.

En 2020, la Serbie a ainsi émis 333,602 tonnes de dioxyde de soufre, soit autant que l’ensemble des pays membres de l’UE. Du fait de ses engagements internationaux, le pays est pourtant contraint de réduire drastiquement ses émissions : en tant que candidate à l’UE, comme signataire de l’accord de Paris en 2015 visant à limiter le réchauffement climatique, mais aussi comme membre de la Communauté européenne de l’énergie, née en 2006. « Selon les obligations du traité de la Communauté européenne de l’énergie : la Serbie devait appliquer de nouvelles normes au 1er janvier 2018, mais, malgré cela, elle émet six fois plus de Co₂ que ces normes le permettent », explique Hristina Vojvodić, de l’Institut de réglementation des énergies renouvelables et de l’environnement (RERI).

« Malheureusement, il n’existe aucun plan pour réduire ces émissions. Nous avons plusieurs fois saisi l’inspection, mais ils ont répondu qu’ils ne pouvaient rien faire. La Communauté de l’énergie a lancé une procédure contre la Serbie pour non-respect de ses engagements. »

La non-conformité de la Serbie à ses engagements a un coût, tant sanitaire qu’économique. Selon l’ONG Bankwatch, la pollution due aux émissions de charbon pour 2020 aurait ainsi entraîné une perte de plus de 600.000 journées de travail et une facture totale avoisinant les cinq milliards d’euros. Des chiffres qui ne laissent pas le gouvernement du très droitier et autoritaire président serbe Aleksandar Vučić complètement indifférent. La Serbie a, par exemple, signé la Déclaration de Sofia de 2020 sur l’Agenda Vert pour les Balkans occidentaux qui affirme un engagement pour la neutralité climatique d’ici 2050. Pourtant, certains acteurs se désolent d’un double discours de la part du pouvoir serbe et regrettent un manque de transparence autour des prises de décisions. Le projet gouvernemental de plan spatial 2021-2035 envisage ainsi la construction de six nouvelles centrales au charbon.

« Nous sommes au courant de ces enjeux de transition juste depuis 2006, mais personne n’a rien fait », déplore Hristina Vojvodić, de l’ONG RERI. « En 2015, nous avons signé l’Accord de Paris, et… rien. Les autorités tiennent des discours sporadiques sur le besoin de changements, mais rien ne se passe. Maintenant, les autorités sont forcées d’agir, car la plupart des pays agissent, mais il est déjà très tard. Et si nous attendons encore, la transition ne pourra pas être juste. » Cet été, tout en vantant le lancement de projets bas-carbone dans le solaire et l’hydroélectrique, le Président serbe a réitéré son soutien à l’industrie du charbon, gage d’indépendance et de sécurité nationale.

La pression de la société civile

Si le pouvoir serbe semble aujourd’hui contraint de se positionner sur les questions énergétiques, c’est qu’il subit une pression toujours plus forte de la part de la société civile. Le pays a ainsi connu ces derniers mois d’importantes manifestations appelant à un changement de politique environnementale. Les Belgradois sont de plus en plus excédés par les fumées toxiques des centrales du complexe de Nikola Tesla qui plongent chaque hiver la capitale dans un fog irrespirable et positionnent leur ville de deux millions d’habitants dans le Top 10 des capitales les plus polluées au monde. Ces mobilisations ont placé les questions environnementales au centre du débat politique et donné naissance à une coalition inédite d’acteurs politiques. Ceux-ci élaborent leurs propres stratégies pour une transition verte qui n’oublie pas le monde du travail. Predrag Momčilović est ainsi spécialiste des questions énergétiques au sein du mouvement citoyen Ne Davimo Beograd.

« Récemment, à la demande de certains syndicats, j’ai donné trois présentations à propos du rôle des syndicats dans la transition juste. Ils ont adopté certaines résolutions comme : ‘Il n’y a pas de travail sur une planète morte’. C’est encore un peu trop lent à mon goût, mais ils commencent à penser à ces enjeux. »

Ces nouvelles exigences citoyennes, les syndicats y sont attentifs, même s’ils s’inquiètent des conséquences sociales désastreuses d’une transition précipitée. La précédente transition du socialisme vers l’économie de marché, toujours en cours, a laissé des traces et provoqué un profond ressentiment chez les travailleurs serbes. Le mot « transition » est aujourd’hui souvent synonyme pour eux de privatisations, d’appauvrissement et de perte de droits sociaux. « Quand ils branchent leurs téléphones, les gens ne se soucient pas de l’origine de l’électricité qu’ils consomment, pour eux, ça ne change rien, mais il y a des personnes derrière les prises électriques », s’indigne ainsi Enisa Salimović du CSI.

« Nous avons déjà connu plusieurs transitions : après la dissolution de la Yougoslavie socialiste, nous sommes sortis d’une économie planifiée et dans l’esprit de beaucoup de gens, c’est l’État qui doit répondre aux problèmes d’emploi. Les gens attendent encore beaucoup de l’État, c’est sûrement la transition la plus difficile à réaliser : celles des mentalités. »

Pour faire bouger ces mentalités, les syndicats commencent à placer le concept de « transition juste » au cœur de leurs agendas. Ils misent d’abord sur la sensibilisation et l’éducation et enchaînent les séminaires et les tables rondes sur le sujet. Une étape indispensable dans un pays où, faute de réelle volonté politique pour les contrer, les preuves scientifiques du changement climatique sont encore contestées et les théories conspiratrices particulièrement populaires. « Il faut y aller par étapes, car la transition juste est un sujet très inflammable », prévient ainsi Dragana Petković-Gajić de CATUS. « Mais en tant qu’organisation syndicale, nous avons toujours dû affronter des sujets compliqués : le dialogue social, le travail informel… Maintenant, c’est la transition juste et nous devons y faire face, mais nous avons besoin de temps pour nous préparer. C’est une question qui se pose plus dans les pays de l’Est de l’Europe qu’à l’Ouest. Chaque pays et chaque syndicat a ses problèmes propres : il faut que les pays de l’Ouest comprennent que nous avons besoin d’une attitude balancée à propos de la transition juste. »

Une inquiétude justifiée : selon de nombreux acteurs, malgré ses engagements pour une économie décarbonée d’ici 2050, le gouvernement serbe n’aurait pas encore de stratégie sociale pour une sortie du charbon. Les syndicats craignent pour l’avenir des régions minières aujourd’hui entièrement dépendantes de l’extraction du lignite. En témoigne, les écoles professionnelles de la région de Kolubara qui continuent de former de nouvelles générations au métier de mineur, sans adaptation des programmes aux nouveaux enjeux climatiques et énergétiques. « Nous pouvons apprendre d’anciennes régions charbonnières d’Europe qui mettent en place cette transition juste », rassure Predrag Momčilović, du mouvement citoyen Ne Davimo Beograd. « Mais pour cela, il faut un soutien fort de l’État, un important investissement dans d’autres industries renouvelables qui peuvent permettre une reconversion des employés du charbon. Mais il est aussi important que ces emplois verts proposent des salaires décents et de bonnes conditions de travail. De plus en plus d’ouvriers du charbon travaillent déjà avec des contrats temporaires et sans le droit de se syndiquer. »

Financer la transition, le véritable enjeu

Reconversion industrielle, formation, mesures d’accompagnement, retraites anticipées, etc., tout le monde se l’accorde : la transition énergétique représente un coût et des investissements considérables que la Serbie ne pourra pas assumer sans l’aide de partenaires extérieurs. « Le secteur énergétique a gravement besoin d’argent pour effectuer cette juste transition », résume Dragana Petković-Gajić de CATUS. « Les pays européens doivent aider la Serbie. Les travailleurs pensent qu’avec la transition la Serbie va se retrouver ‘’à sec’’, comme avec la précédente transition et les privatisations. Ils sont persuadés qu’ils vont se retrouver sans argent. »

Le financement de la transition énergétique dépendra aussi de l’évolution du positionnement géopolitique des dirigeants serbes. Certains de leurs choix économiques récents font craindre de possibles renoncements quant à certains de leurs engagements internationaux. « D’un côté, on nous répète que nous serons un jour membre de l’UE », explique Hristina Vojvodić de l’ONG RERI. « Mais de l’autre côté, des décisions sont prises qui sont à l’opposé des engagements européens. Il y a donc un double discours, le premier dirigé vers la société serbe et l’autre vers les acteurs étrangers. Mais ce n’est pas soutenable sur le long terme. » Particulièrement active dans le pays, la Chine a ainsi multiplié ces dernières années les investissements en Serbie, finançant notamment des activités industrielles polluantes et non respectueuses des standards environnementaux de l’UE, comme la centrale au charbon de Kostulac B3. Reste à voir quel impact aura en Serbie le récent engagement du président chinois Xi Jinping à cesser toute construction de nouvelles centrales à charbon à l’étranger. Du côté des financeurs européens, le soutien de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) à des projets éoliens et son abandon du charbon marquent des premières actions concrètes vers une diversification énergétique.

Si, faute de décision politique claire, la transition énergétique est encore balbutiante en Serbie, son impact sur les milliers de travailleurs du charbon dépendra des indispensables soutiens financiers extérieurs, mais aussi de la capacité des syndicats et la société civile à s’en approprier les enjeux et peser sur les décideurs politiques.

This article has been translated from French.

Cet article a été financé par la fondation Friedrich-Ebert-Stiftung dans le cadre d’une série d’articles sur les syndicats et la transition juste.