Esther Lynch : « Dresser les travailleurs les uns contre les autres n’est pas une bonne base pour l’avenir de l’Europe »

Esther Lynch : « Dresser les travailleurs les uns contre les autres n'est pas une bonne base pour l'avenir de l'Europe »

ETUC Confederal Secretary Esther Lynch says trade unions are deeply concerned that the uncertainty being created by Brexit could not only be exploited by employers but that will also put jobs at risk.

(ETUC-CES)
Q&A

Le troisième round des négociations sur la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne, du 28 au 31 août, a très peu fait pour rassurer les travailleurs sur ce qu’adviendra de leurs droits après le Brexit. Un principe a été adopté visant « la protection des droits des travailleurs frontaliers ».

Une source du gouvernement britannique interviewée par Equal Times n’était pas en mesure de préciser de quoi traiteraient la prochaine série de documents de position britanniques et quand ceux-ci seraient rendus publiques. Toutefois, d’après la même source, les positions soumises par le chef de l’équipe de négociation britannique au Brexit, David Davis, à la Chambre des Communes du parlement britannique se maintenaient.

« Le Livre blanc (White Paper) publié le 30 mars affirme que les droits de l’emploi et des travailleurs garantis en vertu du droit européen continueront de s’appliquer dans le cadre du droit britannique après notre sortie de l’Union européenne dès lors que le projet de loi d’abrogation (Repeal Bill) convertira la législation européenne en législation nationale », avait déclaré David Davis à la House of Lords. Toujours d’après Davis, si la Première ministre Theresa May a désigné la Commission Taylor c’est pour garantir la protection les droits des travailleurs dans l’ère moderne.

Esther Lynch, secrétaire confédérale de la Confédération syndicale internationale (CES), basée à Bruxelles, explique pourquoi il y a un besoin urgent de négociations plus détaillées, afin d’offrir plus de clarté aux travailleurs concernant leur avenir.

Pouvez-vous donner des exemples des types de problèmes que les travailleurs en Grande-Bretagne sont susceptibles de rencontrer après le Brexit ?

Le plus grand problème qu’auront à affronter les travailleurs est l’incertitude. Les travailleurs ne peuvent mettre leur vie en suspens. Et ce qui est pire, nous commençons à entendre des cas d’employeurs qui discriminent contre des travailleurs britanniques. En effet, certains employeurs dans les 27 pays membres de l’UE ont d’ores et déjà averti leurs salariés britanniques qu’ils ne seront plus chargés de nouveaux projets, ni même considérés en vue d’une promotion, parce qu’ils ignorent quel sera le statut de ces salariés après le Brexit. Nous voyons cela comme une forme de discrimination déloyale contre des travailleurs britanniques, en violation des directives européennes, et planchons sur cette question avec une équipe d’experts juridiques.

Comment l’UE peut-elle assurer que les employeurs s’abstiennent de discriminer contre des employés, tant avant qu’après le Brexit ?

Le droit à ne pas faire l’objet de discrimination en tant que salarié britannique doit faire partie intégrante et explicite des accords transitoire et définitif sur la sortie. À l’heure actuelle, si un État membre de l’UE ne dispose pas de suffisamment de lois garantissant la non-discrimination par un employeur contre un employé, les travailleurs et leurs syndicats sont en droit de déposer une plainte à tel effet. La Commission européenne peut engager des poursuites pour infraction et obliger un État membre d’introduire des lois qui protégeront les travailleurs contre la forme de discrimination en cause. Après le Brexit, le Royaume-Uni se retrouvera en dehors de l’UE et la possibilité d’un tel recours pour la protection des travailleurs en provenance du Royaume-Uni disparaîtra, à moins qu’une disposition à cette fin n’est expressément inscrite dans l’accord transitoire et définitif entre le Royaume-Uni et l’Union européenne.

S’agit-il d’un problème qui concerne uniquement les travailleurs britanniques ?

Non. Il concerne également les travailleurs de l’UE-27. Il va sans dire que les travailleurs provenant de pays membres l’UE en Grande-Bretagne devront aussi être protégés. Il doit y avoir une reconnaissance accrue dans les positions des parties aux négociations que ces questions sont susceptibles d’avoir un effet de réciprocité. La CES insiste sur le fait que la discrimination au travail, fondée sur la nationalité ou le statut migratoire, n’est pas ce que les travailleurs souhaitent ou nécessitent. Dresser les travailleurs les uns contre les autres n’est pas une bonne base pour l’avenir de l’Europe. Il y a aussi environ 60.000 travailleurs qu’on appelle les « travailleurs frontaliers », qui vivent en Grande-Bretagne et travaillent dans un pays de l’UE-27, ou qui vivent dans un pays de l’UE-27 et travaillent en Grande-Bretagne. Près de la moitié de ces travailleurs sont basés en Irlande et il essentiel qu’une véritable solution soit trouvée à cette situation.

Que demandez-vous à la Commission européenne de faire à ce propos?

Nous avons rencontré le Commissaire européen chargé des négociations du Brexit, Michel Barnier, et l’avons exhorté à aller au-delà des principes directeurs en s’attaquant au problème dans ses moindres détails. Le problème des principes directeurs est qu’ils peuvent être aisément contournés. À titre d’exemple, un principe directeur relatif aux droits des travailleurs frontaliers serait d’affirmer que leurs droits seront maintenus. Or un pays membre pourrait subséquemment introduire un système de queues aux frontières où les travailleurs en questions devront faire la file pour une heure ou davantage, une telle situation serait intenable.

Nous le lui avons dit, et n’aurons cesse d’insister auprès de lui ainsi qu’auprès de son équipe sur l’importance qu’il y a de mettre en scène les cas de figure qui sont susceptibles de survenir dans la pratique, notamment eu égard aux garanties requises pour faire en sorte que des principes directeurs sont mis en œuvre [pour prévenir la concurrence déloyale] fondée sur un dumping social, environnemental et fiscal et, ce qui est plus important, aux lois qui seront promulguées pour assurer que les employeurs ne se soustraient pas aux principes souscrits dans le cadre de l’accord. Il y a, à ce niveau, une grande différence entre les déclarations de l’UE et de la Grande-Bretagne et les propositions concrètes. De façon importante, il convient de garantir aux travailleurs et à leurs syndicats un mécanisme leur permettant de déposer des plaintes dans les cas où des employeurs se conduiraient au mépris de ce qui aura été convenu. Nous avons eu une rencontre avec les conseillers techniques de Barnier pour passer en revue le type de lois requises, mais pour l’heure les interlocuteurs semblent extrêmement partagés sur cette question.

Que dites-vous au gouvernement britannique ?

Nous avons rencontré le gouvernement britannique en présence de la centrale syndicale britannique TUC et avons attiré son attention sur le fait que des lois adéquates devaient être prévues pour assurer que les travailleurs disposent d’un recours pour se plaindre en cas d’infractions à leurs droits et qu’ils puissent avoir accès à de réparations effectives. Notre inquiétude, comme nous l’avons clairement signifié au gouvernement britannique, tient au fait qu’après le Brexit, quand bien même les employeurs devront en tout état de cause adhérer aux réglementations de l’UE-27 pour ce qui est des biens exportés, ils essaieront néanmoins de concurrencer l’UE-27 en termes du processus de production, notamment du fait qu’il pourront appliquer moins scrupuleusement les normes de santé et sécurité ou d’autres normes de travail que dans les 27 pays de l’Union. À nos yeux, cela serait inacceptable.

Quelles sont vos principales préoccupations eu égard au Brexit?

L’une d’elles est que le Brexit est en train de créer une couche d’incertitude qui sera exploitée par les employeurs et qui menace d’ores et déjà l’emploi. Nous sommes également très préoccupés par la façon dont nos politiciens « se donnent en spectacle » dans leurs déclarations. Il n’est pas clair s’il s’agit simplement de positions de négociation ou de déclarations d’intention. Du reste, bien que les principes directeurs soient importants, ils doivent être traduits sous forme de lois et de garanties effectives qui donnent aux travailleurs la confiance que leurs droits seront respectés à la fois en Grande-Bretagne et dans l’UE. S’agissant de l’accord de sortie, l’UE devra s’assurer que le Royaume-Uni promulgue des lois qui empêcheront les employeurs de se livrer à une concurrence basée sur une course vers le bas en matière de droits, un affaiblissement des normes et une discrimination déloyale entre les travailleurs.

Quelles réactions suscite le Brexit dans les rangs des syndicats ?

Un sentiment de colère grandissant surtout car l’Union européenne et le Royaume-Uni ont beau prétendre qu’ils s’engagent à protéger les droits des travailleurs et qu’ils ne se serviront pas des travailleurs en tant que monnaie d’échange, il devient clair que c’est exactement ce qui est en train de se produire.

Le ‘projet de loi relatif à la sortie de l’UE’ « ne prévoit, ni pour le jour de la sortie ni subséquemment, aucun droit dans la législation nationale relatif à des réparations au titre de l’arrêt Francovich ». Qu’est-ce que cela signifie dans les faits ?

L’arrêt Francovich établit la responsabilité d’un État membre envers des particuliers pour les dommages qu’ils auraient encourus en raison du refus de l’État en cause de traduire une directive européenne dans sa législation nationale. Concrètement, cet arrêt autorise les travailleurs à engager des poursuites contre le gouvernement dans pareil cas.

L’abrogation de cette règle du texte de loi implique un risque réel, à savoir qu’en l’absence d’une quelconque disposition de substitution aux termes des garanties et des lois, le Royaume-Uni soit de fait en train de signaler qu’il n’entend aucunement fournir aux travailleurs la possibilité de tenir le gouvernement responsable pour les dommages qu’ils encourent lorsque l’employeur choisit d’ignorer leurs droits dans le futur accord sur le Brexit. Outre l’impact sur les travailleurs au Royaume-Uni, cela aura aussi des répercussions indirectes sur les travailleurs de l’UE des 27.

Quelle serait la bonne approche au Brexit au plan des droits des travailleurs ?

La proposition la plus sensée et la plus réaliste à ce jour a été celle présentée par le Parti travailliste de Grande-Bretagne : À savoir, de s’en tenir au statu quo durant la période de transition. Cela permettrait, notamment, de donner aux travailleuses et travailleurs l’assurance dont ils ont besoin concernant leurs emplois et leurs droits. Le temps presse. Les gens ont besoin d’être rassuré sur leur situation à l’heure de prendre des décisions concernant l’endroit où ils vivent et travaillent, et aussi concernant les membres de leur famille. Les questions touchant aux droits des travailleurs auraient, quant à elles, dû être réglées depuis belle lurette.