Explosion du port de Beyrouth : Les entreprises et les travailleurs en proie à de multiples crises

Explosion du port de Beyrouth : Les entreprises et les travailleurs en proie à de multiples crises

Ghassan El Bustani was the manager of an apartment hotel next to the port, of which only part of the façade remains.

(Ethel Bonet)

Hassan Mortada, 28 ans, est partiellement handicapé à cause d’un accident de travail, mais ses douleurs chroniques à la colonne vertébrale lui rappellent, chaque jour, qu’il est toujours vivant. Il a été sauvé sous un amas de gravats qui lui est tombé dessus et lui a écrasé six vertèbres et deux os du bassin. Le fait qu’Hassan ait survécu à la violente explosion du port qui a tué plus de 200 personnes relève du miracle. Sur les treize travailleurs présents dans le silo au cours de l’après-midi fatidique du 4 août 2020, sept employés de la société semi-étatique Beirut Port Silo, tous collègues du jeune homme et deux agents de nettoyage syriens d’une autre société sont morts écrasés par l’effondrement du silo. Celui-ci a été soufflé par l’explosion de 2.750 tonnes de nitrate d’ammonium, déposées (clandestinement) des années auparavant dans le hangar n°12, à côté des installations de stockage des céréales.

Hassan n’a reçu aucune aide psychologique. « Parce que nous, les Libanais, nous sommes habitués à surmonter toutes les calamités », présume-t-il. Pourtant, cet ingénieur civil de la société sinistrée Beirut Port Silo avoue que sa vie a profondément changé, qu’il ne dort pas bien la nuit, qu’il ne croit plus en l’avenir et qu’il veut quitter le Liban au plus vite. « Ma vie s’est transformée en une attente. Nous avons déménagé au village, parce que c’est plus calme là-bas. Je viens deux ou trois fois par mois à Beyrouth pour visiter le port, voir mes collègues et parler de l’avenir de l’entreprise et du silo. » Aujourd’hui, il ne reste des bureaux du silo plus qu’une montagne de gravats et de ferraille.

Comme Hassan peut à peine rester debout pendant une trentaine de minutes avant que la douleur ne se fasse sentir, il craint que si le port venait à être privatisé, les nouveaux employeurs ne renouvellent pas son contrat en raison de son incapacité physique. Il perçoit toujours son salaire d’employé, en attendant une décision sur l’avenir de l’entreprise, mais avec la dépréciation de la livre libanaise, celui-ci n’atteint plus que 270 dollars US (environ 232 euros), alors qu’auparavant il était payé 2.000 dollars US (1.716 euros), ce qui accroît son angoisse existentielle. « Quel avenir puis-je donner à ma famille ici ? J’ai une fille de deux ans et je veux avoir d’autres enfants. Je songe à retourner à Doha », lance-t-il. En effet, avant de revenir au Liban en 2016 pour occuper un poste vacant dans la société qui gère le silo du port, où son père a également travaillé pendant 45 ans, il avait travaillé dans la capitale qatarie pendant quelques années. À l’instar de Beirut Port Silo, de nombreuses autres sociétés et entreprises endommagées par l’explosion dévastatrice espèrent toujours, un an plus tard, pouvoir se relever.

Plus de pénuries, plus de chômage, plus de difficultés

Les dommages estimés causés aux établissements commerciaux, hôtels, logements, centres éducatifs et culturels des zones touchées autour du port s’élèvent à quelque 5 milliards de dollars (environ 4,29 milliards d’euros), selon une étude réalisée en 2020 par le cabinet de conseil PwC.

Ce montant n’inclut pas les pertes matérielles des infrastructures portuaires et leur impact économique indirect, notamment les interruptions des exportations et de la chaîne d’approvisionnement, que le gouvernement libanais estime à environ 15 milliards de dollars US (environ 12,9 milliards d’euros).

En effet, le port de Beyrouth est une artère vitale pour l’économie libanaise. Sa destruction n’a fait qu’exacerber les pénuries alimentaires, le chômage et les difficultés économiques causées par la corruption du gouvernement et la pandémie de Covid-19.

L’épicentre de l’explosion se situe dans le bassin no 3. L’explosion y a endommagé tous les locaux de la zone, y compris le bâtiment des douanes, ainsi que les hangars de la zone franche du port, où étaient entreposées des marchandises. Les quais, qui sont désormais hors d’usage, permettaient d’importer des produits tels que du blé, des semences, du bétail, des automobiles et des métaux.

Même si des entreprises privées de plusieurs pays ont exprimé leur intérêt pour la reconstruction du port de Beyrouth, l’effondrement politique, économique et financier du Liban n’en fait pas une destination d’investissement sûre pour le secteur privé. Dans ce contexte instable, les projets de reconstruction ne se sont toujours pas concrétisés, amenant les autorités portuaires à déplorer les retards.

De fait, le directeur par intérim du port, Bassem al-Kaissi, a déclaré dans une interview que « tout » n’était encore qu’une « déclaration d’intention ». Il évoquait ainsi l’offre présentée en avril par l’Allemagne pour un ambitieux projet de 30 milliards de dollars US (25,74 milliards d’euros), élaboré par la société Hamburg Port Consulting, qui vise à étendre le port vers l’Est et à réaménager la zone voisine pour y inclure des logements sociaux, un parc et même des plages. Il faisait également allusion à la France, qui avait exprimé son désir de reconstruire le port par l’intermédiaire de la firme CMA-CGM avec un macro-projet d’une durée de trois ans et un budget compris entre 400 et 600 millions de dollars US (respectivement 345 et 518 millions d’euros).

Ces initiatives privées, soutenues par les États français et allemand, viendraient s’ajouter aux aides financières offertes par les créanciers internationaux. Toutefois, avant d’injecter des fonds pour la reconstruction de Beyrouth, l’élite politique est invitée à mener des réformes structurelles pour sortir le pays de l’effondrement économique et politique ainsi qu’à lutter contre la corruption.

Après 13 mois de paralysie politique due à l’incapacité de former un nouveau gouvernement, un exécutif a finalement été formé en octobre, avec à sa tête Najib Mikati, un milliardaire sunnite de Tripoli qui a déjà occupé le poste à trois reprises. Néanmoins, les fonds internationaux restent bloqués (dans l’attente des réformes), ce qui prolonge la souffrance de milliers de Libanais dont les entreprises ont été frappées ou qui ont perdu leur emploi à cause de l’explosion.

L’enquête sur la catastrophe au point mort

Une étude réalisée en août 2021 par l’Organisation internationale du travail (OIT) montre que 86 % des entreprises interrogées situées dans un rayon de cinq kilomètres de la zone portuaire ont été endommagées par l’explosion du port et que 35 % ont subi des dégâts graves voire totaux. Seule la moitié des entreprises endommagées ont été rénovées ou reconstruites depuis l’explosion, tandis que 14 % n’ont fait l’objet d’aucune réparation.

La fermeture temporaire ou permanente des entreprises concernées a privé de nombreux travailleurs de leur emploi ou a entraîné une réduction de leur salaire afin de maintenir leur contrat. Selon l’OIT, depuis l’explosion, un tiers des entreprises employant des salariés ont licencié une ou plusieurs personnes, le nombre moyen de licenciements étant de trois personnes. Par ailleurs, pour faire face à leurs difficultés financières, les entreprises interrogées indiquent qu’elles ont réduit les salaires de leurs employés d’un tiers en moyenne. Tous ces éléments doivent être considérés dans le contexte d’une crise économique profonde, qui a plongé plus de la moitié de la population libanaise sous le seuil de pauvreté.

Le redressement des entreprises et sociétés privées ainsi que l’avenir des travailleurs sont également menacés par le retard dans le versement des indemnités par les compagnies d’assurance. Ghassan El Bustani était le gérant d’un appart-hôtel, près du port, dont il ne reste plus qu’une partie de la façade. Selon les experts de la compagnie d’assurance de l’hôtel, les pertes s’élèvent à 1,7 million de dollars US (1,5 million d’euros), mais ils n’ont reçu aucune indemnisation de l’assureur, dans l’attente d’une détermination des causes de l’explosion.

Le cas de M. El Bustani n’est pas unique : selon l’Association des compagnies d’assurance libanaises, 16.000 autres demandes d’indemnisation attendent les résultats de l’enquête officielle sur le port.

« Nous ne connaîtrons jamais la vérité sur ce qui s’est passé le 4 août, car nombreuses sont les mains tachées de sang. Je ne fais pas confiance à nos politiciens corrompus », se plaint M. El Bustani, qui a monté un commerce d’apiculture pour pouvoir continuer à payer ses dépenses et subvenir aux besoins de sa famille.

Malgré la gravité de la situation, la classe politique fait systématiquement obstruction au déroulement de l’enquête et protège les accusés en refusant de lever l’immunité parlementaire des hauts fonctionnaires appelés à témoigner par les juges chargés de l’enquête.

La procédure judiciaire est actuellement à l’arrêt, en attendant la résolution d’un procès intenté contre le juge désigné, Tarek Bitar. Le procès est porté par deux députés qui réclament son dessaisissement du dossier. Ce qui a commencé comme une pétition de parlementaires, proches du groupe chiite Hezbollah, pour écarter le juge Bitar de l’enquête s’est transformé en une dangereuse question politico-sectaire. Le procès intenté contre le juge a suscité des querelles sectaires entre le Hezbollah et son partenaire parlementaire Amal (également chiite) et le groupe chrétien des Forces libanaises. Ainsi, le 14 octobre, l’un des épisodes les plus sombres de la guerre civile a été ravivé lorsque des sympathisants présumés des Forces libanaises ont ouvert le feu sur des manifestants chiites d’Amal (en faveur du retrait du juge Bitar de l’enquête). Cet incident violent a entraîné la mort de sept manifestants et fait 35 blessés.

Toujours au niveau politique, les frictions entre les groupes parlementaires sur la question du juge Bitar ont provoqué une paralysie du gouvernement, étant donné que les ministres du Hezbollah et d’Amal ont menacé de se retirer de l’exécutif.

La crainte que l’enquête soit mise aux oubliettes et que les coupables ne soient pas traduits en justice a uni les familles des victimes de l’explosion du port. « Nous ne voulons pas de compensation financière. Tout ce que nous voulons, c’est une enquête impartiale et sans entraves », déclare Mariam, sœur d’une victime, Sahat, l’une des premières secouristes du corps des pompiers à arriver sur la zone portuaire où le premier incendie s’est propagé.

Pour tenter d’expier leurs responsabilités, les autorités libanaises, par l’intermédiaire du ministère de la Défense, ont accordé aux familles des victimes (considérées comme des « martyrs de l’armée libanaise ») une allocation mensuelle d’un montant total de 1.291.000 livres libanaises, ce qui, avec la dévaluation de la devise locale, ne représente pas plus de 75 dollars US (65 euros).

Comme de nombreux Libanais, Mariam pense que la tragédie du port est le résultat d’une corruption endémique et d’intérêts sectaires.

« Sahat aimait son travail et ignorait le danger. Mais si ses supérieurs avaient été au courant de l’existence du nitrate d’ammonium, ils ne l’auraient pas envoyée directement vers la mort. C’est une négligence du gouvernement », soutient-elle. Le souvenir de sa sœur lui procure de la force : « si nous permettons que l’enquête piétine, s’il n’y a pas de justice pour les victimes, nous nous condamnons tous. Cette lutte n’est pas uniquement pour les familles des victimes, c’est une lutte du peuple libanais. »

This article has been translated from Spanish by Charles Katsidonis