Face aux scandales de la privatisation, il est temps de reconquérir l’éducation publique

Depuis près de dix ans, les organisations de la société civile tirent la sonnette d’alarme au sujet de la qualité de l’enseignement, des normes du travail et du respect de l’État de droit dans les écoles gérées par le mastodonte commercial Bridge International Academies. Dans les semaines à venir, le Compliance Advisor Ombudsman, le mécanisme indépendant chargé du traitement des plaintes et de la responsabilisation de la Société financière internationale (SFI) du Groupe de la Banque mondiale, publiera le deuxième de ses deux rapports sur l’investissement de la SFI dans Bridge, qui a récemment fait l’objet d’une enquête à la suite d’allégations d’abus sexuels et physiques dans ses écoles au Kenya.

Les conclusions de ce deuxième rapport couvriront des questions telles que les normes de travail des enseignants ou le non-respect des réglementations nationales. Elles seront probablement le prolongement du premier document, extrêmement troublant, publié en mars 2024, qui révélait comment la SFI n’avait pas réussi à prévenir les dommages irrévocables, mais évitables causés aux élèves, provoquant « des dommages aigus et à long terme au développement physique, cognitif, social et émotionnel [des survivants], en plus des désavantages économiques dus à la perte de productivité, à l’invalidité et à la réduction de la qualité de la vie ». Les expériences atroces vécues par les enfants, les enseignants et leurs familles dans ces établissements ne doivent jamais être oubliées ni minimisées.

Point essentiel, cette expérience vécue dans des établissements soutenus par des fonds publics provenant de gouvernements et d’institutions du monde entier ramène la question du financement de l’éducation sur le devant de la scène.

Nous vivons une époque de crise permanente, marquée par un manque flagrant de financement de l’éducation ; selon les estimations les plus récentes, de l’ordre de 100 milliards de dollars US (91,92 milliards d’euros). Dans ce gouffre budgétaire, des campagnes de relations publiques bien financées, menées par des intérêts commerciaux, émergent, affirmant de manière convaincante que la privatisation de l’éducation résout des problèmes que les États ne peuvent pas résoudre.

La logique séduisante de Bridge International Academies et d’autres établissements scolaires commerciaux est qu’ils peuvent fournir un enseignement bon marché à grande échelle tout en apportant des bénéfices aux actionnaires. Pourtant, lorsque les États, les organismes de financement du développement, les investisseurs, les bailleurs de fonds et les intermédiaires suivent cette logique néolibérale et soutiennent l’enseignement privé — en particulier l’enseignement à but lucratif ou commercial —, ils en viennent à soutenir des acteurs ou des systèmes qui exacerbent souvent la ségrégation et la discrimination, érodent la gratuité de l’enseignement, édulcorent les programmes scolaires, ne respectent pas les normes de qualité minimales de base et réduisent le contrôle démocratique. Comme le montre le scandale de Bridge International Academies, ce soutien peut avoir pour conséquence que des fonds publics soutiennent des abus scandaleux.

En dépit des victoires remportées par les relations publiques des entreprises pour justifier leur rôle dans l’éducation, partout dans le monde, les gens souhaitent majoritairement une éducation publique. L’éducation publique est efficace, elle produit des résultats positifs et transformateurs, et ce, même lorsque les budgets sont limités. Plus fondamentalement, une éducation publique gratuite et de qualité est un droit humain, et les États ont le devoir et l’obligation de la fournir.

Comment reconquérir l’éducation publique en cinq étapes

Au cours du siècle dernier, le monde a pris des mesures sans précédent pour étendre l’éducation à un plus grand nombre de jeunes. À un moment crucial pour l’humanité, alors que les inégalités s’accroissent à mesure que l’inflation grimpe en flèche, que la dégradation de l’environnement s’accélère, que la démocratie et les régimes autocratiques s’opposent de plus en plus et que le tissu même de nombreuses sociétés s’étiole, l’éducation publique peut contribuer à créer un public averti, capable de relever ces défis planétaires.

Privatisation in Education and Human Rights Consortium (PEHRC), un réseau informel d’organisations nationales, régionales et mondiales et de particuliers, s’efforce de contrer l’expansion sans précédent des intérêts privés dans l’éducation sous l’angle des droits humains, tout en plaidant en faveur du droit à une éducation publique gratuite et de qualité.

Au cours de la dernière décennie, PEHRC s’est attaché à faire progresser la compréhension et la mise en œuvre du droit humain à une éducation publique gratuite, inclusive et de qualité pour tous, à s’opposer à la privatisation de l’éducation et à demander aux gouvernements et aux institutions de rendre compte de leurs obligations en matière de concrétisation du droit à l’éducation.

Le fruit de nos recherches, de nos actions de plaidoyer et de nos réussites en matière de responsabilisation nous permet de déterminer cinq mesures essentielles à prendre pour reconquérir l’éducation publique.

Premièrement, et peut-être plus simplement, nous devons privilégier le public. Tous les acteurs de l’éducation et tous les acteurs politiques doivent faire de l’offre d’une éducation de qualité, publique, inclusive et gratuite pour tous une priorité ; tout en soutenant davantage le secteur public en général. Cette approche répond aux vœux du public et respecte les obligations internationales en matière de droits humains.

Une priorisation judicieuse doit s’accompagner d’engagements significatifs en matière de dépenses. En deuxième lieu, l’éducation publique a besoin d’un financement public solide. Des normes et des cadres clairs guident les dépenses d’éducation publique, et les gouvernements du monde entier doivent atteindre le seuil minimum recommandé lors du Sommet sur la transformation de l’éducation (STE), à savoir allouer 6 % du PIB et 20 % des dépenses publiques à l’éducation pour garantir le droit à l’éducation, les droits du travail des enseignants ainsi que le bien-être de ces derniers. Ces normes et cadres doivent également prendre des mesures nationales et mondiales en faveur de la justice fiscale, de la réduction de la dette et de l’abandon des politiques d’austérité, comme le recommande l’appel à l’action sur le financement lancé par le STE.

Troisièmement, il est impératif que nous arrêtions de financer la privatisation de l’éducation. Les fonds publics doivent financer l’éducation publique, et les États, les institutions de financement du développement, les investisseurs, les bailleurs de fonds et les intermédiaires doivent revoir leurs portefeuilles d’investissement de toute urgence dans le sillage du scandale de Bridge, et ce, afin de garantir que leurs financements ne soutiennent pas l’éducation commerciale ou à but lucratif. Si leurs fonds sont investis dans Bridge ou dans d’autres entités commerciales, les investisseurs doivent se désengager et prendre des mesures pour remédier aux préjudices subis par les étudiants.

Quatrièmement, lorsque des acteurs privés dispensent l’éducation, ils doivent être efficacement encadrés par les États. Cet encadrement doit être rigoureux, notamment pour éviter les conflits d’intérêts qui surviennent souvent lorsque les acteurs privés façonnent les processus réglementaires qui régissent leurs activités. Les États doivent investir dans l’application des lois existantes et élaborer de nouvelles réglementations strictes pour protéger le droit à l’éducation.

En dernier lieu, pour contrer l’approche « business is best » qui a dominé la pensée politique pendant trop longtemps, nous devons changer le discours.

La privatisation de l’éducation est incompatible avec l’égalité. Nous ne devons pas accepter la vision de l’éducation comme un bien individuel au sein de systèmes inéquitables, où ceux qui sont nés dans des familles privilégiées en profitent aux dépens de ceux qui sont nés dans des familles à faibles revenus, et où les prestataires d’éducation privée engrangent des profits considérables au détriment d’une éducation universelle de haute qualité pour tous les apprenants.

En ce moment crucial pour l’humanité, nous nous devons de défendre l’éducation publique. C’est pour cette raison que nous avons lancé un mouvement de reconquête de l’éducation publique, soutenu à ce jour par près de 300 organisations et individus. Une éducation publique porteuse de transformation constitue notre meilleur outil pour éduquer nos populations, réduire les inégalités et construire un avenir dans lequel tous les membres de la société seront équipés pour faire face aux défis qui nous attendent.

Certes, la privatisation de l’éducation peut fonctionner pour un petit nombre, mais face à un avenir où les spectres du changement climatique, des conflits et du déclin démocratique se profilent à l’horizon, nous avons besoin d’une éducation publique qui fonctionne pour tous.

PEHRC est un réseau informel d’organisations et de particuliers ; les points de vue exposés dans cet article représentent une position majoritaire, mais ne reflètent pas la position de tous les membres.