Faux sacs à main, vrais papiers

Faux sacs à main, vrais papiers

Manifestation de la communauté sénégalaise à Madrid (Espagne) en réaction à la mort d’un compatriote, le vendeur ambulant Mame Mbaye.

(Roberto Martín)

Il se nommait Mame Mbaye, il avait 35 ans et vivait à Madrid. Cependant, aujourd’hui en Espagne, on ne le connait pas pour sa vie mais pour sa mort.

Jusque-là, Mame n’avait été qu’un parmi tant d’autres. Un parmi tant d’autres à passer sa journée dans la rue à vendre des contrefaçons de Chanel ou de Nike aux couleurs criardes. Un vendeur à la sauvette, ou mantero. Ce terme qui dans le dictionnaire d’espagnol contemporain fait référence aux centaines de personnes anonymes qui écoulent leurs marchandises illégales disposées sur une couverture, en espagnol manta, posée à même le sol, dans les grandes artères commerciales, sur les promenades de bord de mer et près des gares ferroviaires.

Mame est décédé le 15 mars. Son cœur a lâché quelques instants après qu’il a pris ses jambes à son cou pour fuir la police. Et c’est précisément la raison pour laquelle nous connaissons aujourd’hui son nom.

Bien qu’il soit impossible de savoir si son infarctus a été la conséquence directe de cette ultime course-poursuite, la mort de Mame Mbaye s’est convertie en un symbole, la confirmation que ce phénomène est allé trop loin.

« Nous savions que cela allait finir par arriver. Mame est mort mais ç’aurait pu être n’importe qui d’entre nous », a avoué lors d’une conférence de presse un de ses compagnons.

La vente ambulante de contrefaçons est considérée comme une pratique illégale qui porte atteinte au droit de propriété industrielle et implique une concurrence déloyale pour les petits commerçants. Néanmoins, celle-ci est tellement répandue dans les grandes villes qu’elle fait désormais partie du paysage urbain. Selon des estimations, 12,4 % des Espagnols reconnaissent avoir acheté un de ces produits au moins une fois. Des vêtements, des parfums et des articles de sport surtout.

De temps à autre, la police intervient et les vendeurs, terrifiés, s’échappent comme ils peuvent. Ils s’encourent en groupe, perdent une partie de leur marchandise, trébuchent, tombent et bousculent sans le vouloir des passants qui se trouvent sur leur chemin. En 2017, les interventions policières contre la vente ambulante ont augmenté de 43 % à Madrid. Plus de 11.000 interventions ont eu lieu au total, soit 31 poursuites par jour en moyenne.

La manta et la loi

Alioune Thiam est arrivé à Barcelone en 2009. « La manta était ma seule option. Je n’avais pas de papiers et j’avais besoin de travail pour payer le loyer.  » Il est sénégalais, comme la majorité des vendeurs de rue. Des jeunes migrants, presque toujours sans permis de travail, ni carte de séjour. D’après une enquête réalisée par l’ONG Cáritas Mallorca, 68 % des manteros se trouvent en situation irrégulière.

« La loi sur les étrangers est excessivement répressive. Obtenir la régularisation est très difficile pour tout ressortissant extracommunautaire  », explique l’avocat Marcelo Belgrano. L’irrégularité et l’économie de l’ombre participent d’un cercle vicieux, où l’une alimente l’autre et vice-versa.

La seule façon qu’a un immigré sans papiers de régulariser sa situation est d’introduire une demande de résidence au titre d’« arraigo » (« enracinement  »), qui implique une attente de trois ans minimum. Autrement dit 36 mois, soit 1.095 jours d’invisibilité pendant lesquels cette personne ne pourra ni travailler, ni louer un logement, ni s’inscrire à des cours d’espagnol, ni suivre une formation. C’est la loi elle-même qui les accule.

« Obliger une personne à rester terrée durant trois ans pour avoir droit aux papiers c’est criminel. Que peuvent-ils faire pour vivre s’ils ne peuvent travailler ? » se demande Belgrano.

Jusqu’en 2010, des dizaines de manteros finissaient chaque semaine en prison pour avoir exercé la vente ambulante. C’est alors que sous l’effet de la pression populaire, la manta a cessé de constituer un délit et a été traitée comme une simple infraction administrative. Toutefois, avec la réforme de la loi sur la sécurité civile en 2015, le gouvernement a réinscrit la manta au code pénal.

Ce qui signifie qu’en cas de détention, un mantero perdra sa marchandise, écopera d’une amende de 500 euros (603 USD) minimum et sera passible d’une peine de prison (dont la durée pourra aller de 6 mois à 2 ans). La peine peut aller jusqu’à l’extradition. Mais ce n’est pas tout.

« Comme il s’agit à nouveau d’un délit, il entraîne des antécédents pénaux qui rendent impossible toute régularisation. Et ils se voient donc contraints de continuer à travailler en tant que vendeurs ambulants. C’est le serpent qui se mord la queue  », critique Elena Vázquez, avocate de l’ONG Red Acoge. Ce n’est qu’ainsi qu’on peut expliquer des histoires comme celle de Mame Mbaye. Un homme qui était en Espagne depuis 12 ans et qui est mort sans jamais avoir obtenu ses papiers.

La lutte pour la dépénalisation

Le 29 mars 2017, des collectifs de vendeurs ambulants, organisés pour la première fois à travers leurs propres syndicats, se sont mobilisés devant la Chambre des députés pour réclamer la dépénalisation de la vente ambulante. Le 30 janvier 2018, ils ont remis ça mais cette fois dans la capitale européenne, à Bruxelles. À présent, suite au décès de Mame, c’est le groupe parlementaire de Podemos qui, en Espagne, a présenté une avant-proposition de loi pour demander au gouvernement de faire marche arrière. Que la manta soit à nouveau traitée comme une infraction administrative et non un délit.

« Partant du principe d’intervention minimum et de proportionnalité, cette question ne devrait pas être jugée en vertu du Code pénal. On ne peut criminaliser des initiatives qui visent uniquement à la subsistance », affirme Ione Belarra, députée Podemos.

Ione Belarra se sert d’un paradoxe pour illustrer ce qu’elle entend par proportion : À l’heure actuelle en Espagne, frauder le fisc de 120.000 euros (environ 145.000 USD) est vu comme une simple infraction civile, mais acheter un faux sac à main Carolina Herrera au prix de 10 euros (12 USD) et revendre celui-ci pour 15 euros (18 USD) peut vous valoir la prison.

Pour l’heure, le ministère de l’Intérieur, les associations de commerçants et les grandes marques serrent les rangs. «  Il s’agit d’un droit de propriété qui est détenu par un titulaire. On ne peut faire passer le message que celui-ci peut être enfreint en toute impunité », enchérit José Antonio Moreno, directeur général de l’Association pour la défense des marques (ANDEMA).

Moreno invoque à cette fin les données de l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle : 67.000 emplois et plus de 7 milliards d’euros (quelque 8,45 milliards de dollars) perdus en Espagne à cause des contrefaçons. « Nous recommandons toujours aux marques d’intenter des poursuites. Il faut poursuivre les contrevenants au pénal, même s’il ne s’agit que d’une amende.  »

C’est pourquoi chaque fois qu’un vendeur ambulant est détenu, il y a procès. La marque contre le mantero. Faute de quoi le Parquet intervient d’office. « Au final, ceux qui paient les pots cassés sont les plus vulnérables, ceux qui sont les plus exposés et dont la part de responsabilité est minime  », insiste l’avocat Marcelo Belgrano.

Derrière chaque contrefaçon de sac à main ou de vêtements de marque se trouve un commerce frauduleux qui, à l’heure actuelle, accapare 2,5 % du commerce mondial et achemine ses copies depuis la Chine ou la Turquie, vers les parcs industriels d’Europe et qui, d’après Interpol, finit par financer le crime organisé, dont les terroristes.

La manta ne représente jamais que l’ultime stade de ce commerce, et n’est d’ailleurs pas le seul. De plus en plus, au lieu de finir sur la voie publique, une bonne partie de la marchandise de contrefaçon est écoulée via Internet. « Ainsi, loin de la toile des manteros, on trouve une infinité d’autres produits falsifiés. Des cosmétiques aux boissons, en passant par les détergents, les produits pharmaceutiques, les outils et les pièces automobiles », explique Josep Planelles, chercheur professionnel.

Autres alternatives

Mame Mbaye a passé près de la moitié de sa vie à vendre des parfums de contrefaçon dans le centre-ville de Madrid, mais ce qu’il aimait vraiment c’était cuisiner. Il rêvait d’un jour travailler au fourneau d’un bon restaurant. « Il n’a jamais eu l’occasion de se dédier à ce qu’il aimait vraiment », déploraient ses amis et compagnons quelques jours après sa disparition.

C’était leur façon d’expliquer qu’en réalité, personne ne désire travailler en tant que vendeur ambulant. Que nul d’entre eux n’a mis en jeu sa vie et ses économies, n’a quitté sa famille et son pays pour finir ainsi.

« S’il y avait du travail digne, personne ne vendrait dans la rue  », rappelle Alioune Thiam. Il a, lui-même, réussi à s’en sortir il y a quelques années et est aujourd’hui membre de la coopérative Diomcoop, un projet pionnier subventionné par la mairie de Barcelone pour aider les vendeurs à sortir de l’illégalité.

Diomcoop leur fournit une formation ainsi qu’un aval pour leur permettre d’obtenir des papiers. En contrepartie, ils substituent les contrefaçons par des marchandises légales, surtout des vêtements et de l’artisanat africains.

«  La coopérative donne plus de force aux gens. Elle nous donne le sentiment que nous pouvons changer notre vie  », raconte Thiam.

Il existe d’autres initiatives sociales dans la même lignée – comme la marque Top Manta – bien qu’elles soient encore de portée restreinte, coûteuses et difficiles à soutenir. De fait, la coopérative ne procure encore à l’heure actuelle du travail qu’à 15 manteros sur un total estimé à 300, rien qu’à Barcelone. « La seule solution définitive passe par une réforme de la loi sur les étrangers », reconnait Ignacio Oliete, membre de l’équipe technique de Diomcoop, « mais en attendant, il s’agit de chercher des alternatives. Si nous nous contentons de critiquer, il ne nous reste que la répression. » Et la répression, en tant que telle, livre les mêmes résultats depuis bientôt 30 ans.

Cet article a été traduit de l'espagnol.