Femmes et migrantes : deux fois discriminées

« Je veux y retourner, mais on m’en empêche. Quand j’ai appelé l’employeur, on m’a dit que les places étaient prises », dénonce à Equal Times Leonor Rodríguez, 45 ans, originaire de Ixtacuixtla (dans l’état de Tlaxcala, à 119 km au sud de la capitale, Mexico). Cette Mexicaine ne parvient pas à travailler au Canada puisqu’à chaque fois qu’elle se présente au Programme de travailleurs agricoles saisonniers (PTAS), mis sur pied entre le Canada et le Mexique en 1974, on lui dit qu’il n’y a pas de place.

Le 2 février dernier, Rodríguez s’est rendue au Service national pour l’emploi à Tlaxcala afin de demander à intégrer le PTAS. Un employé l’a informée qu’elle ne pourrait pas travailler au Canada parce que « le programme ne demandait aucune femme » mais que si elle voulait, il pourrait la mettre sur « liste d’attente au cas où ils viendraient à ouvrir des place à des femmes ».

Cette mère qui élève seule ses cinq enfants avait pourtant travaillé au sein du PTAS entre 2005 et 2011, dans des serres de culture de fleurs et de fraises dans les provinces canadiennes de l’Ontario, de l’Alberta et de la Colombie britannique.

Outre son exclusion parce que les quotas ne prévoient pas de femmes, Rodríguez a dû faire face à des conditions de travail qui défavorisent les femmes par rapport aux hommes. « Ils nous surveillaient constamment, ils ne nous laissaient pas sortir librement. Si on n’a pas adhéré au syndicat, c’est parce qu’on avait peur », explique-t-elle.

 
Discrimination fondée sur le sexe et conditions de travail pires pour les femmes

Cette expérience se reproduit aussi avec les détentrices de visas étatsuniens H2A et H2B, qui subissent une discrimination fondée sur le sexe et d’autres abus commis par les recruteurs ou les employeurs.

En 1943, les États-Unis instituaient les visas H2 à l’intention des travailleurs étrangers. Dans les années 1980, une distinction est intervenue dans ce type de visa : H2A pour les ouvriers agricoles et H2B pour les autres emplois dans des secteurs comme le jardinage, le bâtiment ou le nettoyage. La première catégorie comporte des bénéfices tels que le droit au logement et à des avantages sociaux.

Au cours de l’année budgétaire 2015 (qui couvre la période allant d’octobre 2014 à septembre 2015), le gouvernement fédéral des États-Unis a émis an total 108.144 visas H2A et 69.684 visas H2B ; les travailleurs mexicains constituent 94 % des détenteurs de visas H2A et 74 % des visas H2B.

De 2009 à 2013, 96 % des travailleurs de la catégorie H2A étaient des hommes ; dans l’année qui vient de s’écouler, 88 % des détenteurs d’un visa H2B étaient aussi des hommes.

Quant au Canada, les données recueillies par le syndicat des travailleurs unis de l’alimentation et du commerce Canada (TUAC) indiquent que 21.499 travailleurs mexicains ont travaillé au Canada en 2015, dont 20.791 étaient des hommes et 708 des femmes. En janvier cette année, un total de 2.115 travailleurs sont partis : 1.985 hommes et 30 femmes. En 2013, le revenu moyen obtenu par les travailleuses dans le cadre du programme était de 8.669,60 dollars canadiens (environ 6.595 USD), alors que celui des hommes était de 13.009,60 dollars canadiens (environ 9.897 USD). En outre, la durée moyenne du contrat en 2013 était de 4,72 mois pour les femmes, contre 5,77 mois pour les hommes.

En 2015, sur un total de 1.800 exploitations agricoles, 1.744 n’ont recruté que des hommes, ce qui « confirme l’impression d’une pratique systématique et généralisée » au sein du PTAS, se plaignent les défenseurs des droits des travailleurs.

Adareli Ponce est originaire de la municipalité de Chapulhuacán, dans l’état central Hidalgo, qui jouxte la ville de Mexico. Elle connaît bien le problème, puisqu’elle a travaillé dans le secteur du chocolat et des écrevisses en Louisiane (États-Unis) au cours des périodes 2003-2006 et 2011-2013.

« D’office, ils ne recrutent que des hommes. Ils nous disent que le travail est très contraignant, et que nous, les femmes, on ne tiendra pas le coup. On est mal traités, les salaires sont bas. On vivait à 16 dans une remorque, on n’avait pas le droit de recevoir de la visite. On ne pouvait pas non plus changer d’emploi », détaille-t-elle pour Equal Times.

Dans la chocolaterie, Ponce, alors âgée de 34, avait voulu apprendre à conduire la machine qui déplace les grandes boîtes, mais son supérieur lui a répondu que ces tâches étaient « réservées aux hommes ».

 
Des plaintes pour faire respecter la législation du travail

Ponce et plusieurs de ses collègues avaient fini par se plaindre auprès de la direction de leurs conditions de travail, raison pour laquelle, en 2014, l’entreprise a refusé de la recruter à nouveau.

Pour toutes ces raison, Rodríguez, Ponce, nombre de travailleuses dans cette même situation et plusieurs organisations non gouvernementales ont saisi, le 15 juillet, le ministère mexicain du Travail et de la Prévoyance sociale de deux plaintes relatives au droit du travail en lien avec l’Accord nord-américain de coopération dans le domaine du travail (ANACT), afin que les pratiques de recrutement de travailleurs migrants au Canada et aux États-Unis fassent l’objet d’une enquête.

L’ANACT est l’un des deux accords complémentaires, aux côtés de celui sur l’environnement, de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) en vigueur depuis 1994 entre le Canada, les États-Unis et le Mexique. Il comporte un régime de règlement de litiges concernant les violations du droit du travail, prévoyant soit un règlement du problème par voie ministérielle, soit un rapport d’experts formulant des recommandations, ou encore un arbitrage contraignant le pays à adopter des mesures de correction.

La plainte déposée contre le Canada par six travailleuses migrantes et le syndicat TUCA est longue de 112 pages. Elle avance que les pratiques de recrutement et d’embauche enfreignent les dispositions de l’ANACT ainsi que le droit du travail canadien, lequel garantit les normes du travail d’application pour les salariés des trois pays.

Le Canada « a failli à son obligation de faire observer sa propre législation du travail » comme prévu dans l’ANACT, en particulier au sujet de la discrimination à l’embauche fondée sur le sexe ; le document indique que « le gouvernement canadien n’a pris aucune mesure pour mettre fin » à ces pratiques discriminatoires.

Ponce a déposé une plainte contre les États-Unis, puis une autre travailleuse migrante en a déposé une autre, avec le Centre pour les droits des migrants (CDM), accusant ce pays de discrimination à l’embauche et dans la répartition du travail, d’exclure globalement les femmes des programmes de travail saisonnier et de ne pas faire respecter les lois relatives à la discrimination dans l’emploi.

 
Le Mexique ne peut pas se laver les mains de cette affaire

Les femmes qui ont déposé les plaintes « ont subi une discrimination en raison de l’inefficacité des États-Unis à faire respecter son droit du travail » dans le cadre de l’ANACT, précise le document de 31 pages.

Dans les deux cas, il est demandé que le Mexique enquête sur les situations signalées et consulte ses homologues des deux autres pays, afin que ces derniers respectent leur législation du travail concernant les travailleurs saisonniers.

« Alors que la législation interdit la discrimination, ils permettent que l’on n’embauche que des hommes. Le Canada doit observer sa législation fédérale et provinciale », ainsi que les règles de l’ALENA, rappelle avec insistance Andrea Gálvez, représentant au Mexique du syndicat TUCA, dans une déclaration à Equal Times.

Pour Rachel Micah Jones, directrice générale du CDM, les femmes subissent une « triple discrimination » : d’abord, « elles sont généralement exclues des visas H2 ; ensuite, quand on les accepte dans le programme, c’est pour leur donner un visa H2B, qui entraîne une moindre protection et des avantages sociaux restreints ; enfin, dans bon nombre de lieux de travail, elles font l’objet d’une ségrégation et elles ont de moins bonnes conditions de travail et de salaire », indique-t-elle à Equal Times.

« Nous sommes censées être sur un pied d’égalité, mais on nous traite comme si on était inférieures aux hommes. Nous voulons que le Canada change ces politiques », demande Rodríguez.

Gálvez avait déjà déposé une plainte en 2014 auprès du Conseil national de prévention de la discrimination (organisme gouvernemental mais indépendant), mettant en cause les pratiques du PTAS. En mars cette année, le gouvernement s’est engagé à mettre fin à cette pratique d’ici 2021.

Par ailleurs, le Tribunal des droits de l’homme de Colombie Britannique traite une affaire de discrimination fondée sur le sexe, elle aussi présentée par le syndicat TUAC.

Depuis la création de l’ANACT, aucune plainte n’est arrivée au niveau de l’arbitrage. Sur les 39 plaintes déposées, 9 ont été déclarées non recevables, 14 ont été réglées par un accord ministériel, 9 ont donné lieu à un rapport d’experts, 4 ont été retirées par le plaignant et 3 sont en instance d’examen

Ponce est confiante : sa demande devrait être traitée favorablement. « Nous demandons de meilleures chances pour les femmes, il faut bien quelque chose se produise ! », plaide-t-elle.

 

Cet article a été traduit de l'espagnol.