Financer des retraites décentes : un enjeu pour les État européens

Soixante-dix mille personnes étaient présentes dans les rues de Bruxelles le 28 mai 2018. Et des dizaines de milliers d’autres battaient à nouveau le pavé de plusieurs villes belges, le 2 octobre dernier. En Belgique, la mobilisation syndicale contre la réforme du système des pensions de retraites a attiré l’attention de tout le pays. Ce mouvement de contestation sociale n’a toutefois rien de ponctuel. Il s’agit plutôt du point d’orgue d’années de mécontentement.

Depuis son entrée en fonction en 2014, le gouvernement fédéral belge a en effet entrepris de revoir l’ensemble de son système de retraites afin de l’adapter au vieillissement continu de la population. Un vieillissement qui a un coût. En 2016, la Belgique consacrait 12,1 % de son PIB au financement de ses retraites. Et ce chiffre pourrait encore grimper dans les décennies à venir. Dans son rapport de 2018 consacré au vieillissement, la Commission européenne table sur 14,5 % en 2040.

Les recettes imaginées par Daniel Bacquelaine, le ministre belge des Pensions, pour faire face à cette situation ont très vite fait grincer des dents : recul de l’âge légal de départ à la retraite à 67 ans (contre 65 ans actuellement, pour les hommes et les femmes) et le durcissement des conditions pour pouvoir prétendre à une retraite anticipée.

Des solutions partagées

L’exemple belge vient faire écho à une situation que l’on retrouve dans toute l’Union européenne. Toujours dans son rapport de 2018 consacré au vieillissement, la Commission estime que la population des 27 États membres de l’UE (on ne parle plus de la Grande-Bretagne pour cause de Brexit) est aujourd’hui composée de 65,3 % de personnes actives âgées de 15 à 64 ans et de 19,5 % d’individus de plus de 65 ans.

En 2070, il devrait en être tout autrement. La Commission parle de 55,9 % de 15-64 ans et de 29,2 % de plus de 65 ans. L’évolution est claire : moins de personnes en âge de travailler et plus de retraites à payer. De quoi pousser les États membres à se creuser les méninges pour trouver des solutions censées garantir la soutenabilité du système.

Dans l’ensemble, leur réaction a été la même que celle de la Belgique. À l’exception notable de la Pologne, la plupart des pays ont reculé l’âge légal de départ à la retraite. Avant, dans certains cas, de le lier à l’augmentation de l’espérance de vie. Dans son rapport de 2018 consacré à l’adéquation des retraites, la Commission européenne note ainsi que la Finlande a décidé de faire passer progressivement l’âge légal de la retraite de 63 à 65 ans d’ici à 2027.

De surcroît, « À partir de 2030, l’âge de la retraite sera directement lié à l’espérance de vie, augmentant d’un à deux mois par cohorte, conformément aux gains de longévité  », note encore le rapport.

Dans un deuxième temps, une bonne partie des 27 ont également décidé de réduire les possibilités de départ anticipé à la retraite. Pour ce faire, ils ont joué sur des leviers comme l’augmentation du nombre minimum d’années de carrière pour pouvoir y prétendre ou la mise en place de sanctions en cas de départ prématuré.

Bien que, depuis 2015, les États membres aient aussi mis en place des mécanismes plus positifs socialement parlant, pour éviter une trop grande précarité, par exemple en augmentant les montants des retraites de base – comme en Autriche, Irlande, Roumanie, Slovaquie, Slovénie - ou en mettant en place de nouveaux mécanismes d’indexation de ceux-ci, comme en Bulgarie ou à Chypre.

Ces mesures ne cachent cependant pas la réalité cruelle de la tendance actuelle de retraites moins généreuses : d’après les chiffres de l’OCDE, dans beaucoup de pays, le « taux de remplacement » brut des pensions - pourcentage de son ancien revenu que l’on perçoit une fois arrivé à la retraite - est souvent faible. En 2016, s’il était de 77 % au Luxembourg, il ne se montait qu’à 38 % en Allemagne ou 61 % en France et 58 % pour l’ensemble des 28 États membres de l’UE.

Pas qu’une question de budget, mais aussi de bien-être

Ces solutions pour garantir la soutenabilité des retraites sont-elles les bonnes ? Du côté syndical, on pense que non. Equal Times a notamment pu s’en rendre compte lors d’une soirée d’étude organisée le 9 octobre dernier, à Bruxelles, au siège de la représentation permanente auprès de l’UE de l’Autriche – qui assure actuellement la présidence tournante de l’Union.

Mise notamment sur pieds par la fédération syndicale Österreichische Gewerkschaftsbund (OGB) (Fédération autrichienne de syndicats) et la confédération syndicale Deutscher Gewerkschaftsbund (DGB) (Confédération allemande des syndicats), elle a permis à ceux-ci de dire tout le mal qu’ils pensaient des réformes mises en place dans beaucoup de pays européens.

« À l’heure actuelle, dans tout ce qui est implémenté comme réformes, on parle de ce qui est acceptable pour les budgets, et pas de ce qui est acceptable pour l’humain. Qui peut croire qu’une nourrice sera capable de travailler jusqu’à 70 ans ? », a ainsi lancé Bernard Achitz, secrétaire général de l’OGB. Un constat qu’a aussi effectué Ingo Schäfer, à la tête du département « retraites » de la DGB.

« Le débat ne peut pas être seulement mathématique, il faut aussi envisager la question du bien-être. Le pensions, c’est un système d’assurance. Il faut aussi parler de ce qu’est un revenu décent », a-t-il déclaré en évoquant les taux de remplacement très bas.

De manière plus générale, les syndicats doutent aussi de l’efficacité des mesures prises. « La question n’est pas tellement de savoir s’il faut reculer l’âge de départ à la retraite ou réduire les possibilités de départ anticipé, mais plutôt de voir si les États disposent d’un marché du travail permettant aux travailleurs d’y rester longtemps et dans de bonnes conditions. Si ce n’est pas le cas, vous ne pouvez pas mettre en place ce type de réformes  », explique Evelyn Astor, responsable des politiques économiques et sociales à la Confédération syndicale internationale.

C’est un fait : dans beaucoup de pays, l’âge de départ effectif à la retraite est bien différent de l’officiel. Souvent, les travailleurs de plus de 50 ans peinent à se maintenir à l’emploi. Leur demander de se préparer à travailler plus longtemps a donc quelque chose d’ironique. Et ce, même si l’on considère que l’espérance de vie ne fait qu’augmenter.

D’ici à 2060, elle devrait effectivement passer de 78,1 ans à 84,8 ans pour les hommes et de 83,7 ans à 89,3 ans pour les femmes au sein de l’UE des 27. « Mais l’espérance de vie est une moyenne, argumente Marina Monaco, conseillère à la Confédération européenne des syndicats. Les personnes se trouvant dans la pauvreté ont une espérance de vie moindre que celles ayant un niveau de vie élevé. » Dans ces conditions, appliquer un recul de l’âge de départ à la retraite de façon linéaire a donc quelque chose d’injuste.

En dépit de ces critiques, les syndicats travaillent aussi sur des pistes de financement. Et pour eux, le message est clair : il est aujourd’hui possible d’assurer un financement des retraites, sans pour autant reculer l’âge de départ à la retraite, par exemple.

Une des pistes évoquées est notamment d’augmenter le taux d’emploi, qui sans cela est supposé rester relativement « plat » dans le futur – de 70,1 % à 75 % entre 2016 et 2070 si l’on en croit le rapport 2018 sur le vieillissement publié par la Commission européenne.

Ou encore de faciliter l’accès à l’emploi pour des catégories aujourd’hui fragilisées comme les jeunes ou les migrants. Les femmes également, dont la carrière est souvent caractérisée par une fragmentation importante ou un recours plus important aux temps partiels que les hommes – dans les deux cas suite à l’arrivée d’enfants – sont aussi un champ d’étude pour les syndicats. Avec un toujours le même objectif : jouer sur ces leviers permettrait non seulement aux personnes concernées de se constituer des pensions de retraites décentes, mais aussi d’être eux-mêmes des contributeurs du système et d’assurer sa soutenabilité.

« Tant que vous ne mettrez pas en place des mécanismes permettant d’améliorer la participation des femmes au marché de l’emploi, vous aurez des problèmes  », souligne Evelyn Astor. Marina Monaco note plus globalement qu’« il faudrait aussi augmenter la qualité des emplois proposés. Des jobs précaires ou mal payés n’aident pas les gens à acquérir des droits et à alimenter le système des retraites. »

Des  réformes « paramétriques »

Mais ici encore, cela sera-t-il suffisant ? Pierre Devolder est professeur à l’Université Catholique de Louvain-la-Neuve (UCL), en Belgique, spécialiste des théories sur le calcul des taux d’assurance et de finance et membre de la  chaire « pension ». Pour lui, les mesures prises par les États membres depuis quelques années constituent des « réformes paramétriques » s’apparentant à du bricolage.

« On a joué sur quelques paramètres sans refondre le système qui en aurait pourtant bien besoin afin de l’adapter à la démographie actuelle », explique-t-il. Dans ce contexte, les solutions visant à augmenter le taux d’emploi ou la participation au marché du travail de certains publics lui paraissent intéressantes, mais pas suffisantes. « Ce sont toujours des aménagements dans un système qu’il faudrait repenser. Et puis, ces nouveaux participants au marché de l’emploi vont certes contribuer au système des pensions mais ils vont aussi ouvrir de nouveaux droits. C’est bien, mais cela aura aussi un coût pour le système  », souligne-t-il.

Pour Pierre Devolder, le problème actuel se situe dans le fait que « le système en place dans beaucoup de pays européens est le même depuis les Trente glorieuses. »

« Au niveau de la prestation, on vous dit à l’avance ce dont vous bénéficierez. Et au niveau du financement on est sur du ’pay as you go’, ce qui veut dire que les actifs d’aujourd’hui financent les retraites d’aujourd’hui. Sur le long terme, avec les évolutions démographiques futures, cela me paraît difficile à tenir. Au point, selon moi, de venir mettre en danger le système. »

Face à cette situation Pierre Devolder évoque notamment l’idée d’une taxation des revenus du capital. « Les revenus du capital augmentent, constate-t-il. Or la sécurité sociale est financée par les salaires. Taxer le capital pourrait donc constituer une solution qui permettrait en plus de répondre à un enjeu du futur : la robotisation du travail. Cette évolution pose question puisque les entreprises fonctionnant avec des robots ne payent bien évidemment pas de salaires ».

Autre piste, plus structurelle, évoquée par le professeur : la retraite à point. Un système déjà en vigueur en Allemagne notamment. L’idée est simple : le travailleur accumule des droits sous forme de points tout au long de sa vie professionnelle. Lesquels sont convertis en un montant de pension à la fin de sa carrière. Un système qui aurait aussi pour avantage, d’après Pierre Devolder, de prendre en compte les nouvelles réalités du marché du travail, caractérisé par des carrières mixtes. « On peut mettre en place différents types de points qui seraient combinables », explique-t-il.

Place au semestre européen

En Belgique, le gouvernement a envisagé de mettre en place un tel système, avant de se raviser. La valeur des points y aurait suivi la croissance des revenus moyens des actifs. Mais il y a un hic, souligné d’ailleurs par les syndicats : paramétrée de cette façon, la retraite à points ne permet pas de prévoir ce que l’on touchera à la fin de sa carrière. En cas de mauvaise conjoncture, le gouvernement peut décider de geler temporairement la valeur du point. Jusqu’à transformer le système en une loterie susceptible d’augmenter la précarité des retraités ?

Autre point de crispation pour le monde syndical : la prise en compte de la mixité des carrières. « Il est bien de dire que tout le monde a droit à une protection sociale, même ceux ayant des carrières mixtes ou morcelées », commente Marina Monaco.

« Mais il faudrait plutôt insister sur le fait qu’il est important de mettre en place les conditions permettant d’offrir aux travailleurs des emplois stables et bien rémunérés – NDLR : contrat à temps plein à durée déterminée. Ce qui leur donneraient aussi accès à une protection sociale, de meilleure qualité de surcroît.  »

La crainte pour les syndicats est bien sûr de venir avaliser la mixité des carrières, envisagée comme une précarisation. Alors qu’il conviendrait plutôt de donner aux travailleurs des conditions de travail stables leur permettant de se constituer des droits sociaux décents.

Si les avis divergent donc parfois quant aux solutions à apporter, tous en conviennent : les prochaines années seront cruciales. Dans ce contexte, les syndicats soulignent que le semestre européen - visant à synchroniser les politiques nationales des États membres de l’Union européenne en matière de budget, de croissance et d’emploi - devrait constituer un lieu privilégié de discussion quant au futur des systèmes de retraites au sein de l’Union européenne. Ce qui pourrait aussi permettre de discuter d’autres enjeux comme la place laissée – ou pas – aux retraites privées ou encore l’influence du pacte de stabilité sur les capacités d’investissement des États membres dans leurs systèmes de retraites. « Pour moi, il est indispensable de lier la question des pensions, du social en général, aux considérations économiques du semestre européen », conclut Marina Monaco.

This article has been translated from French.