« ‘Flex desk’ et ‘clean desk’ sont anxiogènes pour les salariés », selon la sociologue du travail Danièle Linhart

« ‘Flex desk' et ‘clean desk' sont anxiogènes pour les salariés », selon la sociologue du travail Danièle Linhart

“First come, first seated” is the flexible workspace or ‘hot desking’ system tested here at Sun Microsystems in California. According to sociologist Danièle Linhart (right), this system, presented by the corporate world as creating a stimulating environment, actually places workers in competition with each other and corresponds to the ideology of temporal acceleration. “Being flexible, mobile” is the new credo.

(AP/Paul Sakuma/Julien Collinet)

Si l’open space est né au début du XXe siècle, il s’est fortement développé avec la montée en puissance des cadres et des ingénieurs dans les années 80, au point que le bureau individuel n’est aujourd’hui plus la norme. Selon le cabinet de consultance Actineo, seuls 19 % des Britanniques ou 23 % des Espagnols en occupaient encore un en 2014.

Mais les grandes entreprises en particulier développent aujourd’hui de nouvelles politiques d’organisation de l’espace de travail, à l’image du flex desk qui consiste à ne pas posséder de poste de travail attitré ou le clean desk, exigeant de vider son bureau chaque soir, interdisant sa personnalisation. Des politiques souvent mal perçues par les salariés. Selon un sondage en France, 68 % dans sondés se déclarent opposés au clean desk. D’autres évoquent un sentiment de déshumanisation ou de contrôle accru. Entretien avec Danièle Linhart, sociologue du travail, directrice de recherches émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en France.

En quoi consistent les politiques managériales comme le clean desk ou le flex desk ?

J’ai vu apparaître ce type d’organisation spatiale en Europe il y a moins de dix ans. Le flex desk veut dire qu’il n’y a pas d’attribution d’un bureau à chaque salarié. Le nombre de bureaux est d’ailleurs en général inférieur à celui du nombre de gens qui utilisent l’open space. Dans un clean desk, personne n’a le droit de s’approprier son bureau, il faut reprendre son ordinateur, ses documents, et remettre tout en place comme on l’avait trouvé le matin. Cette idée de non attribution n’est pas nouvelle. Certaines grandes entreprises n’attribuent plus depuis longtemps de places de parking, obligeant les salariés à arriver de plus en plus tôt sur leur lieu de travail, car sinon ils n’ont pas de place pour se garer.

Comment les entreprises justifient-t-elles ces mesures ?

Elles veulent tout d’abord faire des économies sur les mètres carrés. C’est aussi poussé par l’idée de convivialité : les gens sont dans un même espace, ils peuvent échanger. Cela crée une ambiance plus stimulante. Ça, c’est le discours et la rhétorique managériale, mais en réalité, c’est bien loin de recréer du collectif. Le flex desk répond à toute l’idéologie de l’accélération temporelle. Il faut être flexible, mobile. D’où cette idée de changer de bureau, de ne pas être toujours à côté des mêmes collègues. Si on veut se réunir, on sort pour aller dans des salles où on peut faire des réunions debout. Ces salles sont bien souvent vitrées, donc on se sent toujours soumis au regard des autres.

Cela a-t-il des conséquences sur les travailleurs ?

On est face à une incertitude permanente créant de la fébrilité et de l’anxiété. On ne sait pas si on aura de la place, si on sera dans un endroit qui convient. Cela rajoute une dose anxiogène : il ne faut pas que j’oublie mes affaires, est-ce que je serai à côté de collègues bruyants ? J’ai recueilli des témoignages de gens qui se plaignaient des mauvaises odeurs de leurs voisins, donc des gens à éviter de se placer à côté. Il y a une espèce de préoccupation afin de trouver un endroit où on pourra travailler sans être gêné. Ça met la pression pour arriver plus tôt afin de trouver une place pas trop désagréable et même pour avoir un bureau, car il n’y a pas un nombre suffisant de places. Et puis ça met les uns en concurrence avec les autres : « Moi je voudrais ce bureau donc je vais faire en sorte que tu ne me le prennes pas ». Ça n’est pas pour créer une solidarité et une sociabilité acceptable.

Quel est l’intérêt de placer les salariés dans cet état d’incertitude ?

En France par exemple, 80 % des salariés sont en CDI et disposent donc d’une certaine stabilité. Mais les managers ont pour but de les obliger à travailler selon des critères de rentabilité, de qualité, qui répondent à des exigences d’efficacité à court terme dans une économie de plus en plus financiarisée. Pour y parvenir, il y a donc une volonté de maintenir les salariés dans un état de précarité subjective systématique à l’aide d’une mise en obsolescence de leurs compétences par le changement accéléré de leur expérience individuelle et collective. On fait tout bouger tout le temps, on change les logiciels, on recompose les métiers, on restructure les services. Les salariés perdent tous leurs repères et sont bien obligés de s’en remettre aux procédures et aux protocoles qu’on leur a imposés. L’organisation spatiale, c’est aussi un moyen de dire vous n’êtes pas chez vous dans l’entreprise, vous êtes chez nous.

Qui met en place ces réorganisations des espaces de travail ?

On externalise vers des cabinets de consultance qui coûtent très cher, car les consultants, étant très éloignés des réalités du travail et du métier, vont pouvoir imposer des choses que n’oseraient pas proposer les gens qui connaissent les contraintes réelles. De la même manière qu’il y a des consultants payés pour penser en termes de fusions-acquisitions ou de progrès technologiques, certains sont payés pour penser comment avoir une emprise la meilleure possible sur les salariés. Le tout dans une novlangue qui distille absolument tout ça. Les mots anglo-saxons se sont absolument démultipliés et ont pour vocation d’embrouiller la perception que l’on peut avoir de la réalité, en tout cas dans les pays pour qui la langue n’est pas l’anglais.

Pour quelle raison les grandes entreprises offrent de plus en plus de services à leurs salariés comme des solutions de conciergerie ou de développement personnel ?

L’intrusion des directions dans la vie privée des salariés existe depuis longtemps. Dans les années 1920, quand Henry Ford a instauré des chaînes de montage, il a été obligé de payer beaucoup plus les ouvriers car il trouvait que c’était invivable. Mais en contrepartie, il voulait être certain que les ouvriers vivaient selon des conditions compatibles avec les efforts à mener à l’usine. Il avait mis sur pied un corps d’inspecteurs qui allaient vérifier au domicile privé s’ils étaient mariés, si l’épouse s’occupait bien de leur logement et les nourrissaient bien. Aujourd’hui, on va vous aider à gérer votre santé, à vous faire arrêter de fumer, à lutter contre le cholestérol en proposant des menus diététiques, on vous masse, c’est pour que vous soyez en forme pour affronter votre journée de travail.

Les organisations syndicales s’opposent-elles à ces politiques managériales ?

Les syndicats en perçoivent tous les dangers, mais sont encore dans l’incapacité de proposer une nouvelle forme d’organisation du travail. Et je pense qu’elle ne peut se construire sur la base de la clause de subordination. C’est absolument nécessaire notamment du point de vue de l’arrêt des conditions délétères des ressources humaines, mais aussi pour mettre un terme aux conditions prédatrices des ressources planétaires. Si on ne laisse se dérouler que la recherche de profitabilité à court terme comme seule logique d’organisation du travail de gestion des salariés et des ressources de la planète, on va vers une catastrophe assurée.

This article has been translated from French.