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Grand Prix de Bahreïn : vingt ans de dissidence et de sportswashing

Le Grand Prix de Bahreïn a fêté en mars son vingtième anniversaire, mais loin des célébrations sur le circuit, des militants racontent une sombre histoire de pouvoir et de répression
Une voiture McLaren vue dans le contexte du Grand Prix de Bahreïn, en mars 2024 (AFP)
Une voiture McLaren vue dans le contexte du Grand Prix de Bahreïn, en mars 2024 (AFP)

Moosa Satrawi avait 22 ans lorsque le Grand Prix s’est tenu pour la première fois dans son pays.

À l’époque, il y a à peine prêté attention. L’arrivée, en 2004, du sport automobile dans le royaume insulaire de Bahreïn, le plus petit État du Golfe, était claironnée par les politiciens et la famille royale au pouvoir.

Moosa Satrawi, détenteur d’un diplôme de gréeur industriel, avait d’autres préoccupations plus pressantes. Au bout de trois mois, il avait été licencié de son emploi à la Bahrain Petroleum Company (BAPCO), les travailleurs migrants, principalement originaires d’Inde et du Népal, ayant été recrutés pour remplacer les travailleurs locaux.

Moosa Satrawi (tout à gauche) manifestant à Bahreïn en 2005 (fournie)
Moosa Satrawi (tout à gauche) manifestant à Bahreïn en 2005 (fournie)

Moosa Satrawi et d’autres travailleurs licenciés ont commencé à manifester devant le palais royal. Ils brandissaient des pancartes sur lesquelles on pouvait lire « Nous sommes Bahreïnis et nous n’avons pas d’emploi », ou « Nous sommes Bahreïnis et nous sommes à la recherche d’un emploi ».

Un jour, les manifestants ont vu un convoi de grands véhicules se diriger vers Sakhir, le site du circuit de 150 millions de dollars destiné à accueillir le premier Grand Prix. Les préparatifs étaient en cours. La course avait lieu à la fin de la semaine.

« La police est venue et nous a cachés », raconte Moosa Satrawi à Middle East Eye. « Ils nous ont dit qu’ils voulaient discuter de notre situation, que les autorités voulaient nous aider et que nous pouvions discuter de ce qui se passait. »

Emmené dans un « lieu secret »

Les manifestants ont suivi la police, hors de vue du palais et de la route principale menant au circuit.

« C’était juste une façon de nous déplacer pour que nous ne soyons pas vus par les journalistes ni par le public se rendant au Grand Prix », affirme Moosa Satrawi.

À plusieurs reprises, explique Moosa Satrawi à MEE, des dirigeants bahreïnis importants, dont le général Khalifa al-Fadhala, sont venus dire aux manifestants qu’ils voulaient leur parler et qu’ils allaient arranger les choses.

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Pourtant, la promesse d’être entendu n’a jamais été tenue. En plus de protester contre le chômage, Moosa Satrawi fait partie de la majorité chiite de Bahreïn, qui a subi des vagues de répression dans un pays dirigé depuis plus de deux siècles par la famille sunnite al-Khalifa.

Une nuit de mars 2005, vers minuit, cinq voitures ont débarqué au domicile de Moosa Satrawi. Les forces de sécurité ont pris le jeune Bahreïni, l’ont fait monter dans l’un des véhicules et l’ont emmené dans ce qu’il décrit comme un « lieu secret ».

« Ils m’ont battu et m’ont dit que si nous continuions à manifester, ils s’en prendraient à ma femme et à ma famille. Ils m’ont déshabillé et m’ont agressé sexuellement », témoigne-t-il à MEE, préférant ne pas donner plus de détails sur l’agression.

Moosa Satrawi a été laissé gisant en pleine rue, devant compter sur des inconnus pour le ramener chez lui, où sa femme désemparée a vu le sang sur ses vêtements.

L’année suivante, alors qu’un nouveau Grand Prix de Bahreïn se profilait à l’horizon, Moosa Satrawi et ses compagnons de protestation ont organisé des manifestations pour tenter d’attirer l’attention sur leur cause, qui s’était alors élargie à un mouvement appelant à la dignité et à la fin de la répression politique à Bahreïn.

« Ils m’ont battu et m’ont dit que si nous continuions à manifester, ils s’en prendraient à ma femme et à ma famille »

- Moosa Satrawi, militant bahreïni

Devant le Dana Mall, dans le quartier Seef de Manama, la capitale de Bahreïn, des journalistes et d’autres personnes impliquées dans la F1 ont pu apercevoir les manifestants.

« La police a utilisé des gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc contre nous, après que nous ayons été vus par les patrons de la F1 », raconte Moosa Satrawi. Ils ont assiégé le centre commercial et, selon Moosa Satrawi, ont menotté les manifestants. À la suite de cette confrontation, il a été condamné à neuf mois de prison.

À sa sortie, en décembre 2006, Moosa Satrawi a d’abord introduit une demande de visa britannique, qu’il n’a pas obtenue, puis une demande de visa Schengen, qui lui a été accordée.

Après avoir emporté un sac contenant des photos de manifestations et d’autres preuves de son statut d’activiste politique, il a pris son passeport et s’est rendu à l’aéroport où, bien qu’approché par les forces de sécurité, il a réussi à s’enfuir, s’envolant d’abord pour les Pays-Bas, puis pour Londres, où il a obtenu le droit d’asile et où il vit désormais.

Un « héritage troublant »

Le Grand Prix de Bahreïn disputé le samedi 2 mars a marqué le vingtième anniversaire de la course inaugurale. Pour les dirigeants du pays, il s’agissait de « célébrations spéciales pour marquer le vingtième anniversaire de l’entrée au Bahreïn du sport automobile ».

Pour les militants pro-démocratie de Bahreïn, dont le Bahrain Institute for Rights and Democracy (BIRD), cette compétition met en lumière un « héritage troublant de vingt ans de sportwashing [terme désignant l’utilisation d’événements sportifs par des gouvernements et de grandes entreprises pour améliorer leur image] à Bahreïn ».

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Sayed Alwadaei, directeur de plaidoyer de BIRD, a assisté au premier Grand Prix de Bahreïn, grâce à un billet gratuit que les autorités ont distribué à tous les étudiants des écoles et des universités pour s’assurer que la foule soit au rendez-vous.

« Le gouvernement en a fait toute une histoire », affirme-t-il à MEE. « J’y suis allé, mais nous ne comprenions pas ce qui se passait. Nous pouvions juste entendre beaucoup de voitures très bruyantes. »

À l’heure actuelle, Sayed Alwadaei, un des militants bahreïnis les plus reconnus dans le monde, estime que « le plus dur, c’est lorsque la F1 déclare de manière tout à fait étonnante et fausse qu’elle est une force positive ».

« Comment cela peut-il être le cas lorsque vos partenaires ne tolèrent aucune forme de protestation ? Les performances du Bahreïn en matière de droits de l’homme se sont considérablement dégradées au cours des vingt dernières années, avec un revers majeur en 2011 lorsque le mouvement de protestation de masse a été écrasé et que la course a été annulée », explique-t-il, faisant référence au soulèvement qui s’est produit dans le royaume en marge du Printemps arabe.

Les militants bahreïnis ont été soutenus par un groupe de politiciens britanniques, dont l’ancien dirigeant du parti travailliste Jeremy Corbyn et l’ancien chancelier de l’ombre John McDonnell, qui ont écrit à la direction de la F1 le 28 février.

« Le plus dur, c’est lorsque la F1 déclare de manière tout à fait étonnante et fausse qu’elle est une force positive »

- Sayed Alwadaei, directeur de plaidoyer de BIRD

« Si la F1 continue de se faire des illusions sur son impact, les faits montrent que la situation des droits de l’homme au Bahreïn s’est considérablement détériorée au cours des deux dernières décennies », écrivent les députés et les lords britanniques.

Ils ont évoqué le cas de Salah Abbas Habib, un manifestant anti-gouvernement de 36 ans retrouvé mort à la veille du Grand Prix de Bahreïn en 2012. La fédération de sport automobile n’a pas cherché à savoir si ce décès était lié à sa présence dans le royaume insulaire.

« Depuis des décennies, la Formule 1 s’efforce d’être une force positive partout où elle organise des courses, en générant notamment des avantages économiques, sociaux et culturels », déclare un porte-parole de la Formule 1 à MEE.

« Les sports comme la Formule 1 sont particulièrement bien placés pour dépasser les frontières et les cultures, pour réunir les pays et les communautés autour de la passion et de l’excitation que suscitent des compétitions et des exploits incroyables. »

« Nous prenons nos responsabilités en matière de droits très au sérieux et fixons des normes éthiques strictes pour les partenaires et les fournisseurs de notre chaîne d’approvisionnement, ces normes sont inscrites dans les contrats et nous veillons à ce qu’elles soient respectées. »

« Un prix à payer »

Le problème de la répression à Bahreïn était pourtant connu de la F1 depuis le début.

Dans un entretien accordé à MEE en 2021, Bernie Ecclestone, l’homme à la tête du sport automobile pendant quatre décennies, et qui a conclu l’accord pour son implantation dans le royaume insulaire, a raconté l’histoire de l’arrivée du Grand Prix dans le Golfe.

En 1999, Salmane ben Hamad al-Khalifa, le nouveau prince héritier de Bahreïn, diplômé de Cambridge, a pris contact avec Bernie Ecclestone. D’après ce dernier, Salmane ben Hamad al-Khalifa « soutenait complètement le projet » d’organiser une course à Bahreïn « parce qu’il avait compris que c’était la meilleure chose qui pouvait arriver pour son pays ».

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Alors que les préparatifs de la course avançaient, Bernie Ecclestone a rencontré des personnalités de l’opposition et des activistes locaux.

« Lorsque nous y sommes allés pour la première fois, nous avons eu quelques problèmes avec la population locale,  mécontente de ce qu’elle pensait que les dirigeants faisaient », a-t-il déclaré.

« Au final, j’ai rencontré tous les manifestants, je me suis assis avec eux et je leur ai parlé. Je leur ai dit : ‘‘Ce que vous cherchez, c’est une révolution, vraiment.” C’est ce qui se passe en temps normal. Et ensuite, vous attaquez la couronne et vous vous emparez du pays. Je leur ai dit que c’était la seule chose qu’ils pouvaient faire. »

Pourtant, Bernie Ecclestone ne s’attendait pas à voir les Bahreïnis se ruer vers les barricades. « J’ai indiqué que c’était ce qui se passait en temps normal quand ces choses se produisent, tout en sachant très bien que cela n’avait aucune chance de se produire, car ils n’auraient jamais été capables de le faire », a-t-il raconté.

La première course s’est déroulée le 4 avril 2004 et a été remportée par Michael Schumacher, au volant d’une Ferrari.

« Utiliser la marque pour promouvoir leur pays »

Bernie Ecclestone, démis de ses fonctions de directeur général du Groupe Formula One en 2017, des années après avoir conclu des accords pour amener le sport automobile au Bahreïn et aux Émirats arabes unis, était clair sur ce qu’il pensait que les dirigeants du Golfe voulaient réaliser avec la F1.

« C’est ce qu’ils voulaient faire, utiliser la marque pour promouvoir leur pays, c’est ce qu’ils voulaient faire manifestement. Cela nous convenait et cela leur convenait », a-t-il confié à MEE.

« Mais il y a un prix à payer. Ils se sont rendu compte que ce n’était pas cher payé pour toute la publicité qu’ils ont reçue. Nous savions tous exactement ce que nous faisions. Et par chance, je pense, ça a bien marché. »

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Lors du Grand Prix de Bahreïn de 2023, quatre manifestants ont été arrêtés pour avoir protesté à proximité du circuit. Parmi les personnes arrêtées se trouvaient d’anciennes prisonnières politiques, Hajer Mansoor et Najah Yusuf.

Najah Yusuf confie à MEE que les personnes arrêtées ont subi « des traitements inhumains » de la part d’un haut responsable de la police. Elle avait auparavant purgé deux ans de prison « pour avoir protesté contre [l’implantation de la F1 au Bahreïn]  ».

Deux hommes ont également été arrêtés en même temps qu’elles, Ali Muhana et Muneer Mushaima, dont le frère a été exécuté en 2017.

À ce moment-là, le gouvernement bahreïni a publié un communiqué, transmis à MEE par un porte-parole de la F1, affirmant que personne n’avait été arrêté.

Fin février, les maisons de la famille de Hajer Mansoor et Muneer Mushaima ont été perquisitionnées par la police à Bahreïn. Ali Muhana a reçu une convocation de la police, mais lorsqu’il s’est présenté au poste, on lui a dit qu’il s’agissait une erreur.

Najah Yusuf, après n’avoir eu aucun contact avec les autorités depuis le Grand Prix de 2023, a reçu un SMS lui demandant de se rendre au poste de police. Elle n’a pas répondu à l’invitation.

« Si vous me demandez pourquoi tout cela leur est arrivé la semaine dernière, je dirais que le message est clair : [les autorités] veulent s’assurer qu’aucun incident ne se produise autour du Grand Prix », affirme Sayed Alwadaei.

Moosa Satrawi a aujourd’hui 42 ans. Il vit à Londres depuis près de deux décennies, mais continue de militer pour ses compatriotes à Bahreïn.

Trois de ses frères sont en prison à Bahreïn. Il n’est pas retourné dans le royaume insulaire depuis son départ. Il craint parfois d’y être renvoyé.

« Le Grand Prix les sert », déclare-t-il à propos de la répression politique exercée par les autorités de Bahreïn. « Il permet [aux autorités] à agir de la sorte. »

Traduit de l’anglais (original) par Imène Guiza.

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