« Guerre contre la drogue » : Duterte inspire dangereusement les pays asiatiques voisins

En Asie, le discours et l’action antidrogue font leur chemin parmi les leaders démocratiquement élus qui en ignorent, sciemment peut-être, les implications au plan des droits humains. Après l’Asie du Sud-Est, c’est à présent l’Asie du Sud qui s’engage dans cette voie. L’an dernier, à l’approche des élections générales, la première ministre du Bangladesh, Sheikh Hasina, a déclaré la « guerre à la drogue », accordant aux autorités le pouvoir de recourir à la violence contre les trafiquants présumés. En moins d’un mois 86 personnes ont été exécutées alors que le bilan ne cesse de s’alourdir, avec plus de 400 personnes présumées décédées et 25.000 arrestations, selon la chaîne de télévision qatarie Al-Jazeera.

Puis, au début de cette année, le Sri Lanka a décidé de réinstaurer la peine de mort, suspendue depuis 1976, invoquant expressément le pouvoir d’exécuter les criminels de la drogue. Cette semaine Amnesty International a appelé le gouvernement à ne pas exécuter les prisonniers qui attendent dans le couloir de la mort et qui pourrait être exécutés lors d’un évènement appelé la Semaine de l‘éradication de la drogue (21 juin -1er juillet).

« Nos gouvernants font preuve de paresse, tout en s’évertuant à convaincre les gens que le leadership politique tient les rênes », a déclaré Meenakshi Ganguly, directrice de Human Rights Watch pour l’Asie du Sud.

« Au lieu de faire le travail difficile – réformer le système de justice pénale, donner à la police les moyens d’identifier les criminels et protéger les victimes – les dirigeants politiques semblent croire que le fait de brandir la menace de pendaison suffira à dissuader les criminels. »

L’inspiration pour les deux pays ? Les Philippines, qui, depuis l’élection du président Rodrigo Duterte, en 2016, se sont engagées dans une guerre incroyablement violente contre la drogue qui a fait, jusqu’ici, quelque 20.000 morts. La première indication que d’autres pays imiteraient ses tactiques est venue du voisin indonésien, où deux séries d’exécutions de trafiquants de drogue ont été suivies d’une augmentation marquée des exécutions extrajudiciaires par la police antidrogue en 2017, après que le président Joko Widodo, surnommé « Jokowi », a proclamé que la drogue constituait le « problème numéro un » de l’Indonésie.

Des événements récents au Bangladesh et au Sri Lanka font craindre que l’usage de violence cautionné par l’État contre les criminels de la drogue pourrait être en train de s’étendre à l’Asie du Sud, avec des répercussions potentiellement désastreuses pour les droits humains et l’État de droit.

« Il est horrifiant de voir que certains gouvernements ont choisi d’imiter les actions de Duterte », indique Omar Waraich, directeur adjoint d’Amnesty International pour l’Asie du Sud. « Comme lui, ils tentent par tous les moyens de paraître durs aux yeux du public, en prétendant qu’ils ont une solution expéditive pour rétablir l’ordre public. »

Le facteur Duterte

Il existe des preuves que l’usage et la disponibilité de stupéfiants créant une dépendance sont en augmentation à travers tout le continent asiatique. Ainsi, la consommation de cristaux de méthamphétamine (crystal meth), en hausse dans le sud de la Thaïlande, est devenue la principale cause de divorce dans cette région. En Chine, le nombre officiel de toxicomanes a augmenté de 150.000 en 1991 à 2,5 millions en 2017. Parallèlement, les saisies de méthamphétamine sous forme de comprimés ou de cristaux ont connu une augmentation spectaculaire au cours de la dernière décennie, selon l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (UNODC).

Cette augmentation vient, à son tour, attiser l’intérêt pour des politiques anti-drogue populistes. « Souvent contrariées par le fait que la grande disponibilité de drogues récréatives illégales a entraîné des problèmes de toxicomanie, les communautés veulent voir l’État prendre ses dispositions », a indiqué Mme Ganguly.

Les Philippines ont été, elles aussi, confrontées à ce problème et certaines sources ont fait état d’une consommation croissante de méthamphétamine dans certaines localités de grandes villes comme Manille et Cebu.

La campagne présidentielle de Duterte en 2016 s’appuyait sur son succès dans la lutte contre le crime et l’usage de drogue pendant son mandat en tant que maire de la ville de Davao, qui a servi de banc d’essai pour ses tactiques désormais tristement célèbres, tel le recours aux escadrons de la mort.

Il existe un lien direct entre l’ascension au pouvoir de Duterte et la contagion des tactiques de lutte antidrogue violentes en Asie. Tant les autorités du Bangladesh que celles du Sri Lanka ont fait part de leur admiration pour les procédés de Duterte. À son retour des Philippines, le président sri-lankais Maithripala Sirisena a décrit ce qu’il a pu y observer comme « un exemple pour le monde », et a proclamé son désir de restaurer l’application de la peine de mort. Au Bangladesh, des parallèles clairs peuvent être établis entre le discours de la première ministre Hasina et celui de Duterte. C’est l’ignorance à propos de la drogue et de la meilleure approche pour s’attaquer à ses impacts sociaux qui permet à un tel discours de prendre racine.

Gloria Lai, directrice régionale pour l’Asie au Consortium international sur les politiques des drogues, a indiqué : « Il a été facile pour les responsables politiques de tenir un discours simpliste sur les maux de leur société en pointant d’un doigt accusateur la drogue, en grande partie parce que la compréhension des drogues n’est pas fondée sur des preuves et sur des données scientifiques mais sur la morale, l’idéologie et des sophismes ».

En fait, l’efficacité des efforts controversés de Rodrigo Duterte pour réduire la consommation ou la disponibilité de drogue n’a pas encore été démontrée. Le prix de la méthamphétamine est, à peu de chose près, le même qu’avant l’accession au pouvoir de Duterte et les chiffres fiables sur la consommation de drogue ne sont pas concluants ; parallèlement, les preuves de brutalités policières et d’abus de pouvoir abondent.

« Les procédés meurtriers de Duterte n’ont pas purgé les Philippines de drogues », confie M. Waraich à Equal Times. « Dans le cadre de ses propres opérations, la police a dissimulé de fausses preuves chez des gens, falsifié des dépositions et dérobé des biens lors de perquisitions domiciliaires. »

Une guerre contre les pauvres et les marginalisés

La Thaïlande présente un autre exemple inquiétant. Bien que moins meurtrière que les Philippines, la croisade antidrogue dans laquelle le pays s’est lancé au début des années 2000 a conduit à des dizaines de milliers d’incarcérations. Aujourd’hui, plus de 70 % de la population carcérale du pays a été internée pour des délits liés à la drogue. Cependant, la consommation et la disponibilité de stupéfiants restent élevées. Une situation comparable à celles des États-Unis, où la consommation de stupéfiants reste élevée malgré des années de mesures antidrogues draconiennes.

En outre, plusieurs études ont montré que le recours à la peine de mort comme moyen de dissuasion contre le trafic et la consommation de stupéfiants ne contribue en fait que très peu à réduire le crime. « La peine de mort est une mesure simpliste qui vise à faire croire aux gens que le gouvernement prend des mesures sérieuses », a déclaré M. Lai.

Les observateurs des droits humains sont, en outre, extrêmement préoccupés par le fait que les victimes, tant des exécutions extrajudiciaires que de la peine de mort, sont généralement des personnes issues des communautés pauvres et/ou marginalisées et pas nécessairement des personnes qui dirigent des réseaux criminels. L’absence de responsabilité de la police signifie que les morts peuvent inclure des victimes sans lien avec l’usage de drogue, comme le montre l’assassinat, en 2017, de Kian Loyd de los Santos, 17 ans, ou ceux d’opposants politiques. En effet, plus de 10 des victimes au Bangladesh étaient des militants du principal parti d’opposition, le Bangladesh Nationalist Party.

« Violant les lois qu’elles sont censées faire respecter, les autorités ont agi sur la base de preuves peu convaincantes pour cibler des personnes soupçonnées d’acheter ou de vendre de la drogue, souvent dans des quartiers pauvres », a indiqué M. Waraich.

Malgré toutes les preuves, il y a peu d’empressement à passer d’une tactique ancrée dans la violence et la force à une tactique davantage ancrée dans la santé publique : « Il s’agit d’un symbolisme politique qui nuit non seulement à des individus, mais aussi à des communautés et des sociétés, car au lieu d’investir dans la résolution efficace des problèmes sociaux, ces gouvernements ont simplement choisi de distraire les électeurs », a déclaré M. Lai.

Si l’objectif est politique, alors la guerre contre la drogue a été un succès, du moins pour ses dirigeants. Aux Philippines, Rodrigo Duterte reste l’un des politiciens les plus populaires de toute l’Asie. De même, en Indonésie, Joko Widodo a vu son taux de popularité augmenter après chaque série d’exécutions liées à la drogue, et n’a pas subi de contrecoup de l’augmentation des exécutions extrajudiciaires.

D’après Ricky Gunawan, avocat indonésien spécialiste des droits humains et directeur du Community Legal Aid Institute (LBH Masyarakat), basé à Djakarta, Indonésie, « Jokowi a utilisé autant que possible des questions d’intérêt public pouvant être exploitées dans le cadre d’une plateforme populiste, et l’une d’entre elles est la drogue ».

La même approche a aussi porté ses fruits au Bangladesh. L’Awami League Party de la première ministre Hasina a remporté les élections de décembre 2018 haut la main, arrachant 288 des 300 sièges du Parlement, malgré de nombreuses allégations de fraude. Aux Philippines, les alliés de Rodrigo Duterte ont obtenu une majorité aux élections de mi-mandat où 12 sièges du Sénat étaient en jeu. Tant que les électeurs continueront à soutenir des politiciens qui font passer des politiques populistes avant les droits humains, il est fort à craindre que la guerre contre la drogue ne continue à semer la mort en Asie.