Il est temps de faire une diète... de l’information

Actualité

« Ces dernières années, j’ai eu la désagréable impression que quelqu’un manipulait habilement mon cerveau. » Tels sont les propos qu’un auteur américain, Nicholas Carr, a tenus en 2011 après avoir observé en lui des comportements inhabituels. Il avait de plus en plus de difficultés à se concentrer et même s’asseoir pour lire ne serait-ce que deux pages d’affilée n’était plus un plaisir, mais bien un véritable défi. Comme si une substance toxique puissante affectait ses neurones et s’il se l’administrait lui-même jour après jour.

Et si Internet avait quelque chose à voir dans tout cela, s’interrogea-t-il ? Et si tous ces clics frénétiques, si cet afflux de nouvelles et de commentaires, si cet état d’alerte permanent, si tout cela était en train de modifier notre esprit ?

À l’heure actuelle, nous passons 82 heures par semaine à consommer des informations en ligne, qu’il s’agisse d’actualités, de mèmes sur WhatsApp ou encore de publications sur Facebook et Instagram. C’est la première chose que nous faisons en ouvrant les yeux, mais aussi notre dernière activité avant de dormir. En effet, si nous nous reposons pendant nos heures de sommeil, nous consacrons 69 % de notre temps à digérer les informations. Comment ne pas en ressentir les conséquences ?

« Nous avons créé le besoin d’être constamment informés. Il faut savoir tout ce qui se passe et le plus vite possible. Traiter toutes ces informations nous fatigue, parce que nous sommes surexposés, mais aussi parce que cela génère une dépendance chaque jour plus forte », nous explique la neuropsychologue Teresa Ramírez.

Chaque fois que nous lisons une information neuve et intéressante, que nous recevons un nouveau message sur WhatsApp ou un nouveau courrier électronique, nous libérons de la dopamine, la substance chimique du plaisir, dans notre cerveau.

C’est pour cette raison que, même épuisés, nous en voulons toujours plus. Nous sommes devenus accros aux informations, mais cela ne veut pas dire que nous soyons plus informés qu’avant.

Comme le précise Teresa Ramírez, « il y a tant d’informations à gérer que nous devons être plus rapides pour toutes les digérer. Nous ne retenons que très peu de temps la majorité des choses que nous lisons et nous ne le faisons pas consciemment ».

Cela s’explique par le fait que, plutôt que de lire, nous balayons l’écran, nous sautons des mots ou nous ne cherchons que ce qui nous intéresse. Nous lisons en effet davantage, mais nous lisons plus mal, en diagonale ou en « F » (uniquement les deux premières lignes et la partie gauche du contenu). Nous voulons être au courant, mais nous sommes incapables de passer plus de dix secondes sur la même page. Nous restons à la surface des mots, nous nous arrêtons aux gros titres pour être plus rapides, terminer le plus vite possible et passer à la dose suivante.

Le cerveau s’habitue à tout

Nicholas Carr, nominé au prix Pulitzer en 2011 pour ses réflexions sur Internet et l’esprit humain, parle dans son livre de la neuroplasticité, cette capacité du cerveau de créer de nouvelles synapses et d’acquérir de nouvelles habitudes grâce à la répétition.

Cela se produit depuis que nous avons inventé l’écriture, il y a 5.500 ans. À chaque nouvelle technologie, nous développons davantage certaines zones cérébrales et nous en délaissons d’autres. Par exemple, l’utilisation des cartes a détérioré notre sens de l’orientation et la zone de l’hippocampe consacrée à la représentation spatiale a diminué. « Nos cerveaux subissent des changements plastiques en fonction des pressions auxquelles nous les soumettons », affirme Almudena Capilla, docteure en neurosciences. Et ces « changements » se manifestent aujourd’hui dans notre façon de prêter attention.

« Lorsqu’il y a une surcharge d’informations, l’attention agit comme un filtre. Traditionnellement, la lecture d’un livre nécessite une attention plus concentrée et plus soutenue. Aujourd’hui, la consommation rapide requiert une attention plus alternée et sélective. Nous devons faire des efforts intenses pour éliminer tout élément de distraction », ajoute-t-elle.

Si nous ne sollicitons qu’un type d’attention, nous courons le risque d’atrophier l’autre. De la même façon, si nous ne pratiquons qu’une lecture impatiente – en sautant des passages, en lisant en diagonal –, tout texte nécessitant plus de trois minutes à lire nous ennuie. Le cerveau, grâce à des répétitions suffisantes, s’habitue à tout.

La neuroscientifique Maryanne Wolf appelle cela « l’impatience cognitive ». C’est la raison pour laquelle pour bon nombre de personnes, la lecture d’un long texte assis est devenue une torture ou elles le font en s’interrompant continuellement pour jeter un coup d’œil à leurs messages, ou encore elles ont de plus en plus de mal à retenir tout ce qu’elles lisent.

« Si nous nous habituons à une lecture superficielle, ce n’est pas sans conséquence sur la mémoire », indique Almudena Capilla. « Plus la codification est profonde, plus nous avons la possibilité d’emmagasiner correctement les informations, d’établir des liens avec les autres informations dont nous disposons déjà et d’ensuite les récupérer. » En définitive, nous aurons alors de plus d’outils pour interpréter des sujets complexes.

Pour Aristote, le cerveau tempère la chaleur et le bouillonnement du cœur. Mais, qu’arrive-t-il si le cerveau devient impatient et distrait ?

Toujours plus manipulables

D’après un sondage réalisé en 2017 par Gallup, de 38 à 58 % des habitants des États-Unis affirment qu’il leur est très difficile de rester correctement informés malgré la somme de connaissances à leur disposition. Avant Internet, la difficulté était d’accéder à des informations pertinentes, aujourd’hui il s’agit de les distinguer des autres.

« Nous pouvons trouver, l’une à côté de l’autre et sous un même format, une information émotionnellement très forte et une actualité empreinte de légèreté, et cela est très dangereux. Finalement, le cerveau ne réagit plus, il examine tout de façon superficielle », met en garde Salvador Martínez, directeur de l’Institut des neurosciences d’Alicante.

Jusqu’à présent, les médias et les journalistes établissaient une échelle de priorités, ils composaient notre régime informationnel quotidien. Mais cela n’est plus possible à l’heure du numérique.

« Aujourd’hui, ce sont nos contacts qui agissent comme des filtres. Les gens se servent de leurs réseaux sociaux pour filtrer et donner du sens à cette quantité écrasante d’informations », affirme Javier Guallar, professeur de documentation à l’université de Barcelone.

La majorité des Européens de moins de 30 ans s’informent grâce aux réseaux sociaux. Même dans des pays comme la France ou l’Espagne, où des journaux comme Le Monde ou El País sont cités en tant que première source d’informations, Facebook constitue la deuxième option de confiance, ce qui, pour Javier Guallar, fait de nous des « cibles plus faciles à manipuler ».

Nos murs et, de plus en plus, nos groupes d’amis et de proches sur WhatsApp deviennent des chaînes de diffusion de fausses informations, d’actualités manipulées et incendiaires. Trente-sept pour cent des Européens affirment recevoir ce type d’informations tous les jours.

« Il y a toujours eu des infox, des fausses informations, et avant, il y avait aussi de la propagande. La différence est qu’à l’heure actuelle, on accède beaucoup plus facilement à de nombreux lecteurs », rappelle Concha Pérez Curiel, professeure de journalisme politique à l’université de Séville.

Une lecture superficielle, associée à la confiance – parfois aveugle – que nous plaçons en nos contacts, fait que nous participons à de telles chaînes, davantage dominées par l’émotion que par la raison. « La dimension émotionnelle est propre aux êtres humains, mais aujourd’hui elle prend plus de place. Nous sommes face à un apogée des émotions dans la vie sociale et publique, comme l’indignation, la peur, la colère », explique Javier Serrano, chercheur spécialisé dans les émotions et Internet.

« Les faits objectifs ont moins d’importance que les appels à des croyances personnelles. Cette situation nous pousse à la polarisation, à la fragmentation du corps social », prévient-il.

Rétablir l’équilibre

Face à la multitude d’informations disponibles sur le réseau, de nombreuses entreprises commencent à s’adjoindre les services d’un curateur de contenus, à savoir une personne qui se charge de sélectionner et de recouper les informations les plus intéressantes pour toute l’équipe, qui agit comme un « filtre » professionnel. Et peut-être que c’est en effet la voie à suivre.

« Au niveau personnel, tout le monde doit effectuer sa propre curation de contenus », fait remarquer le professeur Javier Guallar, « nous devons tous apprendre à filtrer, à chercher d’où provient l’information, à découvrir ce qu’il y a derrière ». Surtout les moins expérimentés.

Des études montrent que la surabondance d’informations touche principalement les personnes plus âgées, moins éduquées et moins nanties.

« Imaginez une personne qui entre dans une pièce pleine de nourriture. Si elle ne comprend pas les mécanismes de régulation des stimulus, elle peut se mettre à manger de tout et finir malade. C’est la même chose pour l’information », déclare Gustavo Diex, directeur de l’Institut des sciences cognitives, Nirakara. « Il n’est pas facile de passer d’un état de fluctuation de l’attention à un autre, plus concentré, mais nous pouvons nous y entraîner. »

Si vous avez lu attentivement cet article, vous vous souviendrez que le cerveau est plastique. « Tout dépend du type de tâches auquel on le soumet », insiste la docteure Almudena Capilla. « L’attention fluctuante a également ses avantages. Elle permet une certaine flexibilité cognitive, la capacité de modifier notre attention, et c’est une bonne chose pour résoudre des problèmes. L’idéal est de préserver l’équilibre. »

C’est-à-dire de combiner la lecture rapide à d’autres, plus profondes, de s’astreindre à un « régime » conscient et équilibré, de réussir à déterminer quand l’indigestion n’est plus supportable.

À l’époque de Socrate, l’écriture était vue comme une menace pour la mémoire et à celle de Gutenberg, l’on attribuait des pouvoirs démoniaques à l’imprimerie. Aujourd’hui, nous ne connaissons pas les effets évolutifs de cette technologie sur les générations à venir, mais pour le moment, la responsabilité de notre cerveau nous appartient toujours.

Cet article a été traduit de l'espagnol.