13 février 2024

Immigration en Europe : la France à la manoeuvre pour autoriser la rétention des enfants dès le plus jeune âge

Leïla Miñano || ""
Leïla Miñano
Pascal Hansens || ""
Pascal Hansens
Maria Maggiore || ""
Maria Maggiore
La France a œuvré pendant des mois, et dans le plus grand secret, pour obtenir l’autorisation d’enfermer des mineurs, sans limite d’âge, dans des centres construits aux frontières de l’Europe. Cette disposition inscrite dans le Pacte sur la migration et l’asile, qui sera voté au printemps par le Parlement européen, pourrait violer la Convention internationale des droits de l’enfant.
“Il n’y aura plus de mineurs dans les centres de rétention administrative”. C’est un Gérald Darmanin combatif qui s’exprime devant la commission deslois de l’Assemblée nationale, ce 21 novembre 2023. Pris dans une surenchère avec la droite pour durcir la loi immigration, le ministre de l’intérieur insiste sur cette “belle idée de gauche, demandée par le Défenseur des droits […] et l’ensemble des associations”. Voté un mois plus tard, le exte interdit bel et bien la rétention des enfants migrants sur le sol français. Mais Gérald Darmanin a dissimulé une information capitale : depuis plus de six mois, son gouvernement s’applique à faire pression sur ses partenaires européens pour autoriser la détention des mineurs exilés… aux rontières de l’Europe, comme le révèlent des documents confidentiels obtenus par Disclose et Investigate Europe.

Ces documents, une centaine de pages, conservent la trace des échanges sur le futur Pacte européen sur la migration et l’asile, qui se sont tenus entre mai et décembre 2023 au sein du Coreper. Autrement dit, le comité des représentants permanents des 27 Etats membres auprès de l’Union européenne (UE), chargé de négocier les futures lois européennes, dont le fameux Pacte sur la migration et l’asile. Présenté comme un outil censé harmoniser et renforcer le contrôle aux frontières de l’Union, ledit Pacte est composé de cinq règlements. Ce qui signifie qu’une fois entrés en vigueur, ils seront directement applicables dans les Etats membres.

Au fil des comptes-rendus de séances, que nous ne pouvons publier pour préserver l’anonymat des sources, se dessine un lobbying acharné de l’Etat français pour convaincre ses partenaires d’adopter une mesure jusque-là illégale : la détention des enfants, sans limite d’âge, aux frontières de l’Europe. Pour mener ce combat politique, le gouvernement d’Emmanuel Macron a bénéficié du soutien actif des Pays-Bas, ainsi que celui, plus discret, d’au moins neuf pays, dont la Croatie, la Finlande, la République Tchèque, Malte ou encore la Suède. Dans ce bras de fer au sommet, la France et ses alliés ont fait face à l’Allemagne et au Luxembourg, soutenus par  l’Irlande et le Portugal. 

Parmi les dix réunions à huis clos dont nous avons obtenu les comptes-rendus, celle du 15 mai 2023 est particulièrement éclairante. Ce jour-là, le représentant de la France prend la parole, dévoilant le trouble jeu mené par Paris : “La France remercie la présidence [suédoise] de l’UE pour la suppression de l’exemption des mineurs de moins de 12 ans et leurs familles”. 

Les mineurs, “un risque majeur pour la protection de nos frontières” selon Paris


Pour comprendre ce qui se cache derrière cette marque de reconnaissance française, il faut remonter à 2020, au tout début des négociations. A l’époque, la Commission européenne avait proposé de rabaisser à 12 ans l’âge minimum de rétention des migrants aux frontières. Visiblement, c'en était encore trop pour la France, qui insiste alors pour autoriser l'enfermement des enfants, dès le plus jeune âge. Et ce, qu’ils voyagent seuls ou avec leur famille : « Exempter les mineurs non accompagnés de procédures aux frontières représente un risque majeur pour la protection de nos frontières », tonne Paris, au cours de la réunion du 15 mai 2023. Avant de revenir à la charge en soulignant son « opposition ferme » à ce que la détention des mineurs isolés soit interdite.


La France veut ainsi voir les enfants migrants derrière les murs des futurs « hotspots », des centres gigantesques, situés à la frontière où les exilés seront contrôlés, triés et retenus pendant un maximum légal de 12 semaines. Au grand dam de l’Allemagne et de ses trois alliés. Lors d’un précédent round de négociations, début mai 2023, l’Allemagne s’est opposée à cette mesure jugée « inacceptable ». Sollicité par nos soins, le gouvernement français n'a pas donné suite.

Un Pacte contraire à la Convention internationale des droits de l’enfant


Face au risque que Paris, Amsterdam et leurs alliés ne bloquent le texte, Berlin et ses soutiens ont fini par se rallier à ces exigences. C'est sur cette base qu'un accord provisoire avec le Parlement européen a été trouvé, le 20 décembre dernier. Il tient bel et bien compte des demandes formulées par la coalition menée par Emmanuel Macron.

Pourtant, cinq jours avant l’accord, le 15 décembre dernier, le rapporteur spécial sur les droits humains des migrants aux Nations Unies, Gehad Madi, et trois autres diplomates onusiens s’étaient empressés d’alerter les trois président·es des institutions européennes, Ursula von der Leyen (Commission européenne), Roberta Metsola (Parlement européen) et Charles Michel (Conseil européen). Dans une lettre jusqu’ici passée inaperçue, les représentants de l’ONU affirment que le texte provisoire est contraire à la Convention internationale des droits de l’enfant.
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Selon ce traité ratifié par la France en 1990, toute personne « dont l’âge est inférieur à 18 ans » est considérée comme un enfant, qui doit bénéficier de multiples droits, dont celui « d’avoir des conditions de vie décentes ». Or, précise le courrier, «  la détention des enfants (...) contrevient au principe de l’intérêt supérieur de l’enfant. » Concernant les mineurs isolés, les auteurs rappellent qu’ils doivent “bénéficier de toutes les garanties nécessaires en matière de protection de l'enfance”.

“Ces dispositions sont catastrophique », s’indigne Damien Carême, eurodéputé vert et rapporteur fictif d’un des règlements du Pacte Migrations et Asile. “Il y a une opacité totale, on nous a convoqué à 23h40 pour négocier, ça a été reporté à 1h30, 3H30, puis à 6h30, on nous a mis le texte sur la table, sans avoir voix au chapitre”. Amer, l'eurodéputé revient sur l’acharnement du gouvernement français a vouloir enfermer les enfants, « ils fauchent sur les terres du Rassemblement national, avant les élections européennes, pour montrer qu’ils ne sont pas naïfs sur les questions de migrations, mais ce texte est inhumain ».

Les craintes des rapporteurs de l’ONU sont partagées par Federica Toscano, membre de l’ONG Save The Children. D’après l’humanitaire, le texte en passe d’être voté au Parlement européen est “une brèche historique dans la protection internationale dont bénéficient les enfants”. Il conduirait, selon Federica Toscano, à généraliser le “système des hotspots”, à l’instar de Moria, le camp de migrants installé sur l’île de Lesbos, en Grèce, qui a été incendié en 2020 et où “le mélange des enfants et des adultes aboutit aux pires violences contre les mineurs : viols, agressions, meurtres”. Un témoignage étayé par une précédente enquête d’Investigate Europe, publiée en 2020.

La “brèche” dénoncée par Save The Children ressemble plutôt à un gouffre. Le texte autorise la détention des enfants provenant d’un pays dit “sûr”, comme la Turquie par exemple, alors qu’aujourd'hui, ils doivent bénéficier d'une prise en charge par la protection de l'enfance, dans le pays d'accueil. Même chose pour les mineurs considérés comme une menace pour la sécurité nationale ou l’ordre public. Sans que la nature de ladite menace ne soit précisée. « A chaque fois, on pense avoir atteint le fond de l’inhumanité, mais en réalité nous sommes en train de tomber encore plus bas », déplore une porte-parole de la Cimade, une ONG française qui accompagne chaque année des milliers d’enfants et adolescents isolés.
European Union

Empreinte biométrique dès 6 ans


Les coups de canif contre la Convention onusienne ne s’arrêtent pas là. Une disposition relative au recueil des données biométriques des mineurs a également été insérée dans le règlement encadrant Eurodac, la base des empreintes digitales des migrants et demandeurs d’asile enregistrés dans les États membres de l’UE. Le règlement européen va autoriser leur collecte à partir de six ans. Pire, il entérine la possibilité d’utiliser des moyens de “coercition” contre les enfants qui refuseraient le fichage. Comme la violence ? “Le texte ne donne aucune définition du mot. On peut tout imaginer”, s’alarme Federica Toscano, de Save The Children. La France a-t-elle manœuvré pour imposer cet autre aspect du texte ? Impossible à dire, faute d’avoir eu accès aux comptes-rendus complets des négociations sur le volet Eurodac. “Ces dispositions ont été ajoutées au dernier moment”, assure une source ayant suivi les négociations au plus près.

Les élections européennes organisées en juin prochain ont pu contribuer à précipiter les discussions : dans la dernière ligne droite des négociations, la présidence espagnole a demandé aux Etats membres de mettre leurs « insatisfactions » de côté pour voter les textes restants avant l’échéance électorale. « Nous faisions face à un mur, témoigne un eurodéputé ayant participé aux tractations. A chaque fois que nous émettions une critique, on se voyait répondre qu’il n’y avait aucune place pour la négociation ». Une contrainte qui semble avoir fait le jeu de la France et de ses alliés. Mais pas celui des enfants qui échoueront demain aux portes de l'Europe.

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