Issu des mouvements populaires, un nouveau féminisme insuffle le champ politique aux Amériques

Issu des mouvements populaires, un nouveau féminisme insuffle le champ politique aux Amériques

The ‘piqueteras’ movement in Argentina, the street protests that arose during the 2001 crisis, took domestic chores from the privacy of the home to the community level, organising neighbourhood kitchens that would guarantee food for the people of the local district. This type of initiative continues in the neighbourhoods of Buenos Aires today, as well as in the suburbs of the large Latin American cities. In this March 2020 picture, Alejandra Gómez prepares a lentil stew for the impoverished inhabitants of a district in the Argentine capital.

(AP/Natacha Pisarenko)
News

Le 30 décembre 2020, au petit jour, le Sénat argentin s’est prononcé par le « oui » tant attendu sur la Loi concernant l’interruption volontaire de grossesse. Comme en 2018, mais cette fois-ci ce ne fut pas en vain, des milliers de femmes s’étaient rassemblées dans les rues et avaient veillé toute la nuit en l’attente du résultat de ce vote historique. Nombreuses ont versé des larmes lors de l’annonce du résultat : des larmes de soulagement et de fierté de savoir que ce qui a vaincu les résistances, ce qui a conquis ce droit, c’est la pression sociale exercée au cours des dernières décennies pour enfin obtenir la principale revendication du mouvement féministe de ce pays du Sud et dans de nombreuses régions du monde : la dépénalisation de l’avortement.

À vrai dire, ce pouvoir des féminismes en Argentine était déjà patent au moins depuis 2015, lorsqu’est apparu le mouvement Ni Una Menos (pas une de moins), qui au départ mettait sous les projecteurs la questions des féminicides, mais qui à partir de cette thématique a pu aborder les violences machistes, puis a rejoint d’autres batailles qui ne portaient pas uniquement sur le genre, mais aussi sur l’ethnicité, l’accès à la terre et la lutte des classes. De fait, si l’Argentine en est la manifestation la plus connue, les divers féminismes, qu’ils soient ruraux, périphériques, noirs, trans, prennent de l’ampleur partout en Amérique latine ainsi que dans d’autres régions de ce que l’on appelle le « Sud global ».

« Le féminisme auquel j’appartiens a pris possession de la rue, et à partir de cette pratique, il a repensé tous les espaces : de la rue il est passé au travail, à la maison, aux relations sexuelles ou affectives, etc. », précise la chercheuse universitaire et militante argentine Verónica Gago, auteure de La potencia feminista. O el deseo de cambiarlo todo (Le pouvoir féministe, ou la volonté de tout changer). « À partir de l’expérience de la rue, de la grève, des manifestations et des assemblées, ce n’est plus seulement d’une question d’identités dont on s’occupe, mais d’organiser le conflit et de tisser des alliances politiques avec des groupes très variés ; c’est ainsi que l’ordre du jour s’est étoffé », poursuit la chercheuse.

Ce féminisme qui prend naissance dans la rue, qui articule les conflits et tisse des liens avec d’autres luttes, s’épanouit dans tout l’Amérique. Les féminismes noirs furent les premiers à parler d’intersectionnalité, concept inventé par la juriste afro-américaine Kimberlé Crenshaw pour comprendre comment les diverses formes d’oppression fondées sur le genre, l’origine ethnique, la classe sociale s’entremêlent, dans une ligne de pensée qui a enrichi les travaux d’auteures telles que Angela Davis et, en Amérique latine, les penseuses du féminisme décolonial, ainsi que les féminismes ruraux, indigènes, communautaires et des favelas.

Ces différents féminismes populaires posent le constat de l’existence de mondes pluriels, opposés à la vision caractéristique de la modernité occidentale qui est celle d’un sujet universel, énoncé comme étant neutre, mais qui est en réalité blanc, masculin et eurocentré.

« Ce que nous remettons en question, c’est que cette société, qui prétend à la neutralité, est en fait masculine dans sa neutralité, dans la mesure où elle n’est pas aimante, elle n’est pas génitrice, elle achète tout et elle vend tout : elle fait régner le mercantilisme. C’est l’idéal du capital », résume la penseuse mexicaine Raquel Gutiérrez.

« Face à lui, on oppose la logique de l’interdépendance, car c’est ainsi que fonctionne la vie. Nous devons apprendre à voir les choses autrement, à nous interroger : d’où vient cette eau que nous buvons, d’où vient ce que nous mangeons, qui a cultivé le coton des vêtements que nous portons, qui les a tissés ? Lorsque l’on réfléchit en termes d’interdépendance, on commence à cerner la question dans son ensemble, on commence à assumer les flux de la vie, qui sont les flux de la planète même », ajoute-t-elle.

« Lorsque nous remettons l’universalité en question, nous sommes en train de remettre en question que quelque chose s’arroge le droit d’englober toutes les diversités et d’exprimer toutes les différences. Le féminisme dont je proviens, où ma vie et mon histoire trouvent leur place, est traversé par ma condition de femme afro-indigène, périphérique et favélisée », affirme quant à elle la Brésilienne Helena Silvestre, qui s’investit au sein d’espaces tels que la Revista Amazonas et l’école féministe Abya Yala et a commencé à militer à l’âge de 13 ans dans des mouvements en faveur du logement décent à São Paulo. Dans ce contexte, les occupations de terrains apparaissent comme des espaces qui permettent de rendre visible quelles sont les tâches essentielles et qui les effectue : « La précarité des ’chabolas’ (bidonvilles) signifie que les corvées ménagères telles que laver son linge et faire la cuisine se font dans les espaces communautaires ».

Il en va de même dans de nombreux autres lieux, qui sont tous les jours aux prises avec la précarité. Ainsi, le mouvement des piqueteras en Argentine, dans le contexte de la crise de 2001, a extrait les corvées domestiques de la sphère privée du foyer pour organiser des soupes populaires afin de nourrir les quartiers ; des initiatives de ce type perdurent dans les villas, quartiers défavorisés de Buenos Aires, ainsi que dans les banlieues des grandes villes latino-américaines.

Gardiennes de la terre et de la mémoire

Ce sont les femmes aussi qui se chargent de soutiens vitaux dans les territoires ruraux qui, dans les pays paupérisés du Sud, sont sous la menace de l’avancée des activité du secteur minier, notamment les mégaprojets miniers et l’extraction pétrolière, mais aussi de l’agrobusiness. Les femmes rurales de l’organisation Unión de las trabajadoras de la tierra (UTT, Union des travailleuses de la terre) en Argentine ont fait le lien entre le modèle économique de l’agrobusiness, dont le recours aux produits agrotoxiques a des effets dévastateurs sur le sol et sur la santé, et le modèle du patriarcat ; en revanche, la production agroécologique est décrite comme étant féministe. Et dans bon nombre de communautés indigènes, ce sont les femmes qui se trouvent en première ligne des résistances contre les activités extractives, qu’il s’agisse de l’agrobusiness, des mégaprojets miniers, des grands barrages ou de l’exploitation du pétrole.

Elles se décrivent elles-mêmes comme les « gardiennes » de la terre, de l’eau et des semences, mais aussi de la mémoire collective des communautés puisqu’elles garantissent la transmission des savoirs ancestraux aux nouvelles générations, savoirs qui portent, entre autres choses, sur la manière de produire durablement les aliments.

Des auteures comme Vandana Shiva, Maria Mies, Silvia Federici et Francesca Gargallo ont documenté cette action dans différents territoires d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie.

Ces femmes, très souvent, agissent au péril de leur vie. Pour preuve, l’assassinat de la Hondurienne aux origines indigènes Berta Cáceres, qui a payé de sa vie le fait d’avoir osé s’opposer à la construction du barrage d’Agua Zarca. Elle avait compris les liens entre la violence sexuelle, le modèle économique fondé sur l’extraction et la revendication du désir portée par les féminismes, lorsqu’elle disait : « si les femmes ne parlent pas entre elles de leur corps, si elles ne reconnaissent pas leur droit au plaisir et à ne pas subir de violences, elles ne pourront pas comprendre que la militarisation est une pratique d’invasion territoriale directement liée à la violence exercée contre les femmes, puisque les viols sont devenus une arme de guerre ».

Penser la politique au féminin

« Les femmes ont été présentes, anonymes et indispensables, dans tous les conflits. Mais leurs actions militantes, tout comme leur travail de génitrices et de soignantes, sont occultés par la lecture patriarcale de ce que sont les luttes menées et de ce qui est politique. L’on oublie ainsi que la pratique politique surgit de la quotidienneté », souligne Helena Silvestre. En effet, on oublie trop souvent que la gestion de la vie quotidienne, avec en son centre le travail domestique qui garantit la reproduction de la vie, fait partie de la politique. Mais l’ordre patriarcal a imposé la dichotomie entre la sphère publique et la privée, tout en reléguant les tâches traditionnellement assignées aux femmes de gestion domestique à la sphère privée, c’est-à-dire à ce qui n’est pas censé être politique.

C’est précisément l’un des principaux enjeux posés par les féminismes populaires du Sud global qui revisite la définition de la politique, de ce que signifie faire de la politique.

L’anthropologue argentine Rita Laura Segato parle d’une politicité déclinée au féminin, ou féministe ; il ne s’agit plus uniquement du contenu du discours politique, mais de se demander ce que faire de la politique signifie. Il faut pour y répondre comprendre en tant qu’actes fondamentalement politiques les actions des femmes qui s’organisent, dans une communauté, pour fournir de l’eau à ses membres, pour mettre sur pied une soupe populaire dans un quartier ou, en temps de pandémie, pour garantir (à travers la distribution de paniers alimentaires et d’autres biens de première nécessité) un soutien à ces familles qui vivent au jour le jour, qui ne peuvent plus travailler ni aspirer à un quelconque appui des pouvoirs publics. Pour reprendre les termes de l’anthropologue : « Ce n’est pas ce qui est personnel qui est politique ; c’est que ce qui est politique relève de la sphère domestique ».

This article has been translated from Spanish.