Jordi Vaquer : « Nous ne prenons pas suffisamment au sérieux les dangers du suprémacisme blanc et la violence de l’extrême droite »

Jordi Vaquer : « Nous ne prenons pas suffisamment au sérieux les dangers du suprémacisme blanc et la violence de l'extrême droite »

Jordi Vaquer, regional director for Europe at Open Society Foundations and a co-director of the Open Society Initiative for Europe.

(Miquel Coll)

Selon le Réseau européen contre le racisme (ENAR), les victimes du racisme en Europe ne voient que trop rarement la justice. Dans son dernier rapport, cette organisation basée à Bruxelles révèle que les crimes haineux motivés par des préjugés raciaux sont souvent mal pris en charge par les représentants de l’ordre à travers le continent : les crimes haineux sont relégués au second plan, le préjugé racial n’est pas pris en compte ou l’affaire est classée sans suite tout simplement. Les crimes haineux sont ceux dont les victimes sont prises pour cibles en raison de leur appartenance ethnique, leur religion, leur handicap, leur identité de genre ou leur orientation sexuelle.

Pour Jordi Vaquer, directeur régional pour l’Europe de l’Open Society Foundations et directeur adjoint de l’Open Society Initiative for Europe, ce manquement en matière de justice s’inscrit dans le cadre d’une offensive plus large contre les valeurs fondatrices de l’UE, que l’on peut observer actuellement dans plusieurs pays du continent. Fondé par le milliardaire américain d’origine hongroise George Soros, Open Society Foundations est une organisation philanthropique qui promeut la démocratie et les droits humains dans plus de 120 pays du monde.

Equal Times a récemment rencontré Jordi Vaquer pour discuter de cette mauvaise gestion des crimes haineux et des moyens permettant de lutter contre les attaques ciblant les valeurs qui constituent l’épine dorsale du projet européen depuis 1992, date à laquelle a été signé le traité de Maastricht établissant l’Union européenne, fondée entre autres sur « les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités ».

Le récent rapport alternatif de l’ENAR Racist crime and institutional racism in Europe 2014-2018 révèle que des formes subtiles de racisme au sein du système de la justice pénale aboutissent à des « manquements », impliquant qu’un nombre important de dossiers de crimes haineux ne sont pas traités comme ils devraient l’être.
Quelles sont les conséquences plus larges de ce principe de ne pas sanctionner les crimes haineux ?

D’abord, cela donne lieu à un sentiment d’impunité, où tout est permis, ou presque. Si vous vous attaquez par exemple à un Rom quelque part dans le sud-ouest de l’Europe, vous aurez moins de risque d’être tenu responsable que si vous vous en étiez pris à une personne appartenant à la population majoritaire.
Ensuite, ce manquement de la justice rompt également le rapport de confiance entre les communautés et les représentants de la loi, le système judiciaire et les institutions publiques. Ces communautés ont le sentiment d’être face à une justice à deux vitesses, où certains crimes sont moins sanctionnés que d’autres.

Enfin, nous constatons que les dispositions de la justice raciale sont détournées de façon perverse. Le principe des lois punissant le crime et le discours haineux est de protéger certains groupes structurellement vulnérables, marginalisés et discriminés au sein de nos sociétés. Lorsque vous réinterprétez ce principe en affirmant que le discours haineux touche aussi les personnes de race blanche, vous détournez complètement l’idée initiale et risquez de détruire l’intégralité du système de protection.

Plusieurs organisations de la société civile ont souligné que les crimes haineux commis au cours de ces dernières années sont en recrudescence. En Italie, les attaques dirigées contre les migrants ont quadruplé en l’espace d’un an, entre 2017 et 2018, tandis que les crimes haineux visant les personnes transsexuelles au Royaume-Uni ont triplé entre 2013 et 2018.
Quelles sont, selon vous, les causes de cette recrudescence ?

Les discours haineux et hostiles des responsables politiques et leur façon de relativiser les agressions à caractère racial ont instauré un climat qui encourage les crimes haineux. On notera également de sérieuses lacunes dans la mise en œuvre des réglementations visant à lutter contre les crimes de cette nature. Dans bon nombre de pays d’Europe, les procureurs ne savent même pas comment utiliser ces lois correctement et la police ignore comment consigner ce type d’agression.

Par ailleurs, certains pays interdisent l’enregistrement des données concernant la race ou l’appartenance ethnique, ce qui rend plus difficile encore de constater officiellement un crime haineux et ouvre la voie à l’impunité. Le troisième facteur est la dérive manifeste du discours public à propos de ces questions, marqué par la différenciation, la stigmatisation des groupes raciaux et ethniques, principalement sur les réseaux sociaux.

En quoi cette situation interpelle-t-elle l’Open Society Foundations ? George Soros, président et fondateur de l’Open Society a été calomnié par le premier ministre hongrois Viktor Orbán.

[Ndlr : George Soros est juif et a été la cible de théories conspirationnistes antisémites largement répandues, selon lesquelles sa défense des droits humains, de la démocratie libérale, de la presse indépendante et des réfugiés serait une tentative de créer un « nouvel ordre mondial »]

L’événement le plus grave a été l’envoi d’une bombe à notre président George Soros, aux États-Unis. Des lettres de menaces ont également été envoyées à notre bureau. Mais le plus préoccupant est lorsque cela arrive par ricochet aux bénéficiaires véritables ou supposés de l’Open Society Foundations. Le résultat est grossier, mais particulièrement intimidant, avec des accusations telles que : « vous soutenez l’invasion de l’Europe par les musulmans » ou « vous favorisez l’arrivée des migrants parce que George Soros vous paie ». Ces courriers contiennent tout le registre de l’imagerie antisémite classique.

Comment percevez-vous ce lien entre les crimes haineux et l’augmentation des atteintes portées à l’État de droit et à la démocratie ?

La Pologne, par exemple, a tenté de forcer 40 %t des juges siégeant à la Cour suprême de partir à la retraite, tandis que Viktor Orbán a tenté de museler la presse indépendante en Hongrie et de débarrasser le pays de l’Université d’Europe centrale, fondée par George Soros. Les mouvements et dirigeants nationalistes, populistes et anti-migrants gagnent également du terrain dans plusieurs pays, tels que la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne, les Pays-Bas ou l’Italie. Ces phénomènes sont-ils liés ?

Ils le sont clairement. Lorsque Matteo Salvini [parti d’extrême droite Ligue du Nord] était ministre de l’Intérieur en Italie, les groupes fascistes jouissaient d’un certain degré d’impunité et venaient intimider les Roms à Rome. Dans l’est de la Pologne, la marche des fiertés de Białystok a été violemment attaquée cet été par des contre-manifestants d’extrême droite.

La police locale n’a pas assuré la protection des participants à la marche, qui ont été battus, humiliés et poursuivis par les manifestants d’extrême droite. Il ne s’agit pas d’incidents isolés. Ces groupes se sentent investis d’un pouvoir car le discours et le monde auxquels ils aspirent sont défendus sur la place publique, légitimés par les gouvernements ou les législateurs de l’opposition. Certains de ces gouvernements entretiennent également une relation différente avec les forces de sécurité, en comparaison des autres partis.

Qu’entendez-vous par « relation différente » ?

Ces responsables politiques ont tendance à glorifier le rôle des forces armées et de la police. A Badalona, en Espagne, un maire a créé une unité spéciale chargée de l’éviction des familles migrantes. La création de cette unité spéciale et de tout ce qui l’entoure a donné lieu à un sentiment d’impunité totale à ces forces de police locales, ce qui, en retour est devenu un prétexte pour cautionner des formes flagrantes de racisme institutionnel dans leurs pratiques policières.

Aussi doit-on tenir compte de ce discours public qui donne du pouvoir à ces groupes et de cette relation problématique avec les représentants de la loi. Si l’on ajoute à ce cocktail le fait que, en Pologne et en Hongrie, le pouvoir judiciaire perd de son indépendance et que ces gouvernements mettent en place des mesures extrêmement discriminatoires envers les réfugiés, il y a deux fois plus de raisons de s’inquiéter. D’autre part, comme le pouvoir des juges ne cesse de s’affaiblir, les chances d’obtenir réparation sont elles aussi réduites lorsque les droits sont bafoués.

Selon vous, que peut-on faire pour contrer ce discours public chaque jour plus virulent et lutter contre ces atteintes portées à l’État de droit et à la démocratie ?

Nos services secrets, nos forces de police, nos médias et nos responsables politiques n’ont pas suffisamment pris au sérieux le suprémacisme blanc et la violence de l’extrême droite. Le présupposé est que la violence et la terreur ont tendance à provenir de certains groupes religieux, en particulier les musulmans, et que les communautés migrantes représentent une menace plus grande pour la sécurité que les communautés autochtones. Nous devons donc nous demander sérieusement d’où vient le risque de violence.

D’autre part, nous avons besoin d’une meilleure mise en œuvre des lois anti-discrimination par les procureurs, comme je l’ai expliqué précédemment. Enfin, le fait de ne pas signaler les crimes haineux est un problème structurel qui doit être résolu au niveau institutionnel. Nous avons également besoin de mener une lutte frontale contre le discours haineux des responsables politiques et la banalisation des propos racistes par les médias. Dans le sud de l’Europe, un responsable politique peut affirmer, par exemple, que les migrants sont responsables de la prolifération du VIH/sida, sans pour autant que ce propos discriminatoire soit remis en question. Les journalistes ne cherchent pas à en savoir plus. « Vraiment ? Quelles sont les preuves ? Que nous indiquent les données ? »

Comment, selon vous, la Commission répondra-t-elle à la recrudescence des crimes haineux visant les minorités religieuses, ethniques et sexuelles ?

Si vous me demandez où se situent mes inquiétudes, ce n’est pas exactement du côté de la Commission. Mon souhait n’est pas que chaque représentant du mouvement antiraciste et progressiste s’acharne à faire une toute petite différence au sein de la Commission ou du Parlement, alors que nous connaissons le nœud du problème : les États membres. La Pologne et la Hongrie sont des exemples criants, mais le gouvernement de l’Estonie compte lui aussi dans ses rangs un parti extrêmement problématique [ndlr : le parti d’extrême droite EKRE], à l’instar de l’Italie jusqu’à très récemment.

Aujourd’hui, nos gouvernements sont guidés ou conditionnés par des forces qui remettent en question le principe, communément admis, de l’égalité. Des forces qui menacent les valeurs fondamentales de l’Union européenne, notamment la lutte contre les discriminations – non seulement la discrimination ethnique et raciale, mais également la discrimination envers les LGBT ou celle fondée sur le genre.