Jugement sans précédent d’un tribunal kazakh : une réfugiée politique d’un « camp de rééducation » sauvée d’une possible peine de mort en Chine

Jugement sans précédent d'un tribunal kazakh : une réfugiée politique d'un « camp de rééducation » sauvée d'une possible peine de mort en Chine

Sayragul Sauytbay (centre) addresses journalists and supporters after a Kazakh judge handed her a six-month suspended sentence for illegally crossing the border from China to Kazakhstan on 1 August 2018.

(Naubet Bisenov)

Un tribunal du Kazakhstan a libéré une Chinoise d’origine ethnique kazakhe jugée pour avoir franchi illégalement la frontière afin de rejoindre sa famille dans un jugement très médiatisé qui a braqué les projecteurs sur les « camps d’endoctrinement » secrets de Chine.

Le 1er août, Sayragul Sauytbay, âgée de 41 ans, a été condamnée à six mois de prison avec sursis par un tribunal de Jarkent, une ville frontalière située près de la province chinoise du Xinjiang, mais n’a pas été extradée vers la Chine où elle est recherchée par le gouvernement pour avoir révélé des « secrets d’État ».

Pendant quatre mois au début de cette année, Mme Sauytbay a travaillé comme formatrice dans un camp d’« éducation politique » géré par le gouvernement dans le Xinjiang, la région autonome du nord-ouest où les Ouïghours et d’autres minorités musulmanes parlant l’une des langues turques (p. ex., les habitants d’origines ethniques kazakhe et kirghize) sont confrontés à la discrimination et à la marginalisation. En mai 2018, elle a fui et rejoint le Kazakhstan, où vivent son mari et ses deux enfants. Depuis, elle est la seule ancienne instructrice d’un camp à dénoncer ces camps publiquement.

Le chef d’accusation portant sur le franchissement illégal de la frontière aurait pu entraîner une amende d’environ 7200 dollars US (6325 euros) ou un an de prison suivi d’une expulsion, mais la juge a accepté la demande sans précédent de l’avocat de la défense de prononcer contre Mme Sauytbay une peine de six mois de prison avec sursis sans déportation, et ce, pour des raisons humanitaires.

La défense a fait valoir que si Mme Sauytbay était renvoyée en Chine, elle risquait la peine de mort pour avoir témoigné dans un procès public qu’elle avait travaillé dans l’un des « camps d’endoctrinement » pour les minorités musulmanes en Chine.

Bien que Pékin nie l’existence de ces camps, Adrian Zenz de l’École européenne de culture et de théologie de Korntal en Allemagne, a écrit dans une étude qu’« au moins quelques centaines de milliers et peut-être même un peu plus d’un million de personnes » avaient été internées dans de tels camps au Xinjiang, dont la population est composée d’environ 24 millions de personnes, dont 46 % d’Ouïghours et 7 % sont d’origine ethnique kazakhe.

Riche en ressources naturelles et relativement peu développé, le Xinjiang est un maillon essentiel de l’initiative chinoise « ceinture et route », car les gazoducs et oléoducs en provenance d’Asie centrale et les réseaux de transport reliant l’Europe et le Moyen-Orient à la Chine traversent son territoire. Dans le même temps, le développement de la région s’est accompagné d’une migration de masse des Chinois Han, ce qui a fréquemment provoqué des clivages avec la population locale.

« Alors vous serez condamnée à mort »

« Après qu’ils m’aient nommé pour travailler dans un camp politique, un corps secret, ils m’ont engagé pour recueillir des secrets et m’ont forcé à signer une promesse m’engageant à ne pas révéler de secrets d’État à l’étranger », a déclaré Mme Sauytbay au cours de son procès, qui avait commencé à la mi-juillet. « Cette mesure avait un objectif bien précis, si bien que la divulgation même d’une partie de cette mesure signifiait “alors vous serez condamnée à mort” », a déclaré Mme Sauytbay.

Dans ces camps, le gouvernement obligerait les détenus à apprendre le chinois mandarin ainsi que l’hymne national. Les détenus sont également endoctrinés concernant le Parti communiste chinois (PCC) par le biais de la mémorisation de textes et de slogans, tout en se voyant enseigner à quel point le parti est bon pour la Chine.

Lorsque Mme Sauytbay et sa famille décidèrent de s’installer au Kazakhstan en 2016, son mari et ses deux enfants furent autorisés à quitter la Chine, mais les autorités empêchèrent Mme Sauytbay de les suivre, apparemment du fait qu’en tant qu’employée du secteur public et membre du PCC, ils lui ont déclaré qu’elle devait se soumettre à des contrôles supplémentaires. Par la suite, ils ont toutefois saisi son passeport, alors que sa famille avait obtenu la citoyenneté kazakhe.

Dans sa déclaration finale, chargée d’émotion, Mme Sauytbay a expliqué les raisons pour lesquelles elle avait commis son crime : « Étant donné que je n’avais aucun moyen de traverser la frontière légalement, je n’avais pas d’autre choix que de la traverser illégalement. J’ai dû recourir à une telle action illégale parce que c’était mon dernier recours pour atteindre mes enfants, sinon, si j’étais resté une semaine ou cinq jours de plus, j’aurais disparu dans un camp chinois ».

L’organisation Human Rights Watch (HRW), basée à New York, a salué le verdict. Mihra Rittmann, chercheuse spécialisée dans l’Asie centrale auprès de HRW, a déclaré à Equal Times : « Tant la procureure (en demandant la libération de Mme Sauytbay) que le tribunal (en lui accordant une peine avec sursis) ont pris la bonne décision et, ce faisant, ont créé un précédent important. En prononçant une sentence qui ne comprend pas l’expulsion, le Kazakhstan a offert à Mme Sauytbay la protection qu’elle recherchait en fuyant la Chine. Cette issue est bonne et essentielle », a déclaré Mme Rittmann.

La peine relativement légère prononcée contre Mme Sauytbay a été une surprise, y compris pour son équipe juridique. S’adressant à Equal Times dans la salle d’audience après la libération de l’accusée, son avocat, Abzal Kuspan, a déclaré : « Nous avons atteint notre objectif, mais je ne l’imaginais pas de la sorte ; c’est un précédent majeur. Il s’agit d’une situation qui ne s’est jamais produite dans le système judiciaire du Kazakhstan. »

Pendant le procès, afin d’éviter une éventuelle expulsion, l’avocat de Mme Sauytbay avait présenté des documents en vue de lui obtenir le statut de réfugié.

« Le bilan du Kazakhstan en matière de respect du principe du non-refoulement est peu reluisant et le cas de Mme Sauytbay est une rupture bienvenue », a déclaré Mme Rittmann en référence à la pratique préalable d’Astana consistant à remettre aux autorités les personnes recherchées par les pays voisins, et ce, en dépit des risques réels de torture et de mauvais traitements.

En 2011, par exemple, Astana avait extradé un Ouïghour vers la Chine alors même qu’il avait obtenu le statut de réfugié de l’ONU. La même année, le Kazakhstan avait été la cible de

nombreuses critiques lorsqu’il avait extradé 29 ressortissants ouzbeks recherchés par le gouvernement ouzbek pour des accusations d’« extrémisme religieux » en dépit de leurs demandes d’asile qui étaient toujours en instance à l’époque. D’après HRW, entre 2005 et 2010, le Kazakhstan a extradé pas moins de 13 réfugiés ouzbeks. Ces dossiers constituaient « une violation particulièrement flagrante du principe du non-refoulement et, en particulier, du droit d’être protégé contre la torture et les mauvais traitements », a déclaré Mme Rittmann.

Les vents du changement ?

Le soutien populaire dont a bénéficié le sort de Mme Sauytbay au Kazakhstan a probablement eu un impact sur la façon dont les autorités kazakhes ont traité son dossier. Des récits de Chinois d’origine ethnique kazakhe détenus en Chine ont fait le tour des médias sociaux et des sympathisants avaient menacé de manifester si Mme Sauytbay était déportée.

De plus, la majorité des Kazakhs sont de plus en plus hostiles à ce qu’ils perçoivent comme l’empiétement graduel de la Chine sur le Kazakhstan ; qu’il s’agisse d’entreprises chinoises ou de citoyens chinois ordinaires. En 2016, le Kazakhstan fut secoué par une vague de protestations contre la vente potentielle de terres agricoles à des hommes d’affaires chinois dans le cadre des réformes foncières du gouvernement. Le gouvernement a donc dû reporter de cinq ans certains éléments des réformes.

« Il est encore trop tôt pour déterminer si la décision rendue dans l’affaire Sauytbay est le signe d’une nouvelle politique au Kazakhstan. Cela dit, elle pourra servir de précédent important dans les affaires où des individus risquent d’être persécutés s’ils sont renvoyés de force dans leur pays d’origine », a suggéré Mme Rittmann.

« Il convient de relever que la juge a cité le droit international dans sa justification du jugement. »

M. Kuspan, l’avocat de Mme Sauytbay, a fait valoir que sa déportation éventuelle constituerait une violation des engagements internationaux du Kazakhstan au titre de la Convention des Nations unies de 1989 relative aux droits de l’enfant, dont l’article 9 stipule que les pays signataires « veillent à ce que l’enfant ne soit pas séparé de ses parents contre leur gré ». Le Kazakhstan et la Chine sont tous deux signataires de la convention.

M. Kuspan a déclaré à Equal Times qu’en franchissant illégalement la frontière, ce que Mme Sauytbay n’a jamais nié avoir fait, l’accusée a également enfreint la loi chinoise et il s’attend maintenant à ce que Pékin continue d’exiger qu’elle lui soit remise afin qu’elle soit jugée en Chine. Il craint que Pékin ne demande l’extradition de Mme Sauytbay d’un instant à l’autre désormais, mais il espère que les autorités kazakhes ne céderont pas à leurs demandes avant qu’une décision n’ait été prise quant à son statut de réfugiée.

Pour Rasul Zhumaly, un analyste politique indépendant basé à Almaty : « Le procès s’est en effet déroulé conformément aux principes que notre pays déclare, tels que la démocratie, la justice, la transparence et le pluralisme. Tout cela est extrêmement rare dans notre façon de rendre la justice », a-t-il déclaré à Equal Times. « Il ne sert à rien d’essayer de spéculer ici pour savoir s’il s’agissait d’un ordre émanant d’en haut ou si c’était la décision ou la compétence du procureur et de la juge, mais le fait demeure, à mon sens, que c’est la bonne décision qui a été prise ».