Kenya : les voix critiques muselées avant le scrutin d’août

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Selon deux nouveaux rapports, l’enlèvement puis la torture et le meurtre de l’éminent avocat kenyan des droits de l’homme Willie Kimani ne sont que la pointe de l’iceberg dans un climat de violences et d’intimidations visant à faire taire l’opposition au moment où les Kenyans s’apprêtent à se rendre aux urnes le 8 août.

En mai, l’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’homme a publié « 2017 Elections: Broken promises put human rights defenders at risk » (Élections de 2017 : les promesses non tenues mettent les défenseurs des droits de l’homme en danger), le résultat d’une mission d’enquête internationale menée par l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) et la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH).

La mission s’est déroulée en octobre 2016 lorsque des inquiétudes ont été exprimées au sujet de la répression des défenseurs des droits de l’homme par la police et le système judiciaire au Kenya.

Un rapport conjoint d’Human Rights Watch (HRW) et ARTICLE 19 a également été publié en mai et détaille les abus commis par les fonctionnaires du gouvernement et la police contre les journalistes qui réalisent des reportages sur des thèmes sensibles tels que la lutte contre le terrorisme et la corruption.

Le rapport intitulé « Not Worth The Risk: Threats To Free Expression Ahead of Kenya’s 2017 Elections » (« Ça n’en vaut pas la peine : la liberté d’expression en danger à l’approche des élections de 2017 au Kenya ») répertorie les menaces, le harcèlement, la surveillance et la violence physique auxquels sont soumis les professionnels des médias au Kenya.

L’Observatoire souligne qu’en 2016, le Kenya a enregistré une hausse de 7 % du nombre d’exécutions extrajudiciaires de civils perpétrées par les forces de police et de sécurité.

Par ailleurs, HRW et ARTICLE 19 ont catalogué « 17 incidents lors desquels 23 journalistes et blogueurs ont été physiquement agressés entre 2013 et 2017 par des agents du gouvernement ou par des individus qui leur sont probablement associés ; au moins deux personnes sont décédées dans des circonstances qui pourraient être liées à leurs activités professionnelles, » déclare le rapport.

D’autres enquêtes menées par HRW révèlent par ailleurs que la Commission de la justice administrative a reçu environ 25.000 signalements de décès imputables à la police depuis 2013.

« Les violences policières extrêmes telles que le harcèlement et l’intimidation, les exécutions extrajudiciaires des défenseurs des droits de l’homme et la réduction de la place de la société civile sont particulièrement alarmantes au Kenya, » déclare Peter Zangl, un représentant de l’OMCT auprès de l’Union européenne et un délégué auprès de la mission d’octobre 2016 de l’Observatoire.

Dans l’un des cas les plus notoires, en juin 2016 l’avocat Kimani de l’organisation International Justice Mission a été brutalement assassiné par quatre officiers de police aux côtés de son client Josephat Mwendwa et de son chauffeur de taxi Joseph Muiruri. Kimani rentrait chez lui après avoir déposé plainte contre un agent de police dans une affaire de corruption lorsqu’il a été enlevé puis assassiné, ce qui fait de lui le cinquième défenseur des droits de l’homme à être assassiné par les forces de sécurité de l’État entre 2009 et 2016.

Une attaque contre la société civile

Après des décennies passées dans un État dominé par un parti unique sous le président Daniel arap Moi (au pouvoir de 1979 à 2002), lors de l’avènement de la démocratie, les Kenyans ont voté pour une constitution progressiste qui renforçait le cadre des droits de l’homme du pays conformément aux normes internationales. Mais les observateurs s’accordent à dire que le gouvernement n’a pas réussi à respecter ou mettre en œuvre ces normes.

Lorsque la société civile et les médias ont redoublé d’efforts dans leurs tentatives de défendre et de promouvoir ces droits, le gouvernement a souvent réagi sévèrement.

Dans son allocution à l’occasion des célébrations de la journée Jamhuri (d’indépendance) de décembre 2016, par exemple, le président Kenyatta a ouvertement condamné les ONG qui reçoivent de l’argent de l’étranger sous le « couvert du soutien à la bonne gouvernance ou l’éducation civique… [leur] véritable intention est d’influencer nos choix électoraux, » a-t-il déclaré, avertissant que le « peuple kenyan ne voit pas de tels actes d’un bon œil ».

Mais de nombreuses tactiques employées pour réduire au silence les critiques du gouvernement ne sont pas toujours violentes. Comme le souligne le rapport de l’Observatoire, le gouvernement « a constamment cherché à porter atteinte au travail légitime de la [société civile] par le biais d’un harcèlement administratif et judiciaire et de lois restrictives ».

Selon Zangl, ceci comprend les menaces de radiation arbitraire, de gel des avoirs et de campagnes de diffamation, qui sont rendues possibles par le cadre juridique imprécis des ONG au Kenya

Pour Samuel Mohochi, le directeur général de la section kenyane de la Commission internationale de juristes (CIJ) : « Depuis les élections générales de 2013, nous avons vu un très grand nombre de militants de la lutte contre la corruption et de défenseurs des droits de l’homme être traduits en justice pour diffamation. »

« Certaines institutions des droits de l’homme qui ont participé aux dernières élections générales ont dû supporter d’énormes coûts de sécurité allant jusqu’à environ 1,7 million de shillings kenyans (environ 16.500 USD), » déclare-t-il.

Protéger les plus vulnérables

Mohochi reconnaît que les élections générales de 2013 au Kenya étaient axées, en partie, sur un message anti-Cour pénale internationale (CPI), institution qui accusait le président Uhuru Kenyatta et son vice-président William Ruto de crimes contre l’humanité après les violences postélectorales de 2007 qui avaient coûté la vie à plus de 1000 personnes et entraîné le déplacement de plus de 500.000 personnes.

Les accusations contre Kenyatta et Ruto furent finalement abandonnées, mais de graves inquiétudes persistent, car de nouvelles vagues de violence pourraient à nouveau éclater si les résultats des élections sont contestés.

Le danger rencontré par les militants des droits de l’homme travaillant au niveau le plus proche des citoyens est particulièrement préoccupant.

« Les défenseurs des droits de l’homme travaillant dans des bidonvilles informels au Kenya sont les plus durement touchés par les violences policières en raison de la relation asymétrique entre les forces de police et les résidents dans ces zones. C’est encore pire pour les défenseurs des droits de l’homme qui osent exprimer leur préoccupation concernant les homicides commis par la police, » note le rapport.

Bien que les observateurs aient salué la création de l’Organe indépendant de surveillance de la police (Independent Police Oversight Authority ou IPOA) en 2011, ils ont également exprimé leurs inquiétudes quant à l’incapacité de ce dernier à traduire en justice les agents de police qui se sont rendus coupables de violations des droits de l’homme.

Dans la perspective des tensions électorales prévues au mois d’août, le rapport a recommandé la mise en œuvre d’importantes réformes de l’État afin de faire en sorte que les activités de la police soient pleinement conformes aux principes des droits de l’homme consacrés dans la constitution de 2010 et de mettre fin au climat d’impunité qui règne au Kenya.

L’Observatoire propose également que les autorités kenyanes mènent à bien des enquêtes indépendantes et impartiales sur toutes les allégations de violations des droits de l’homme commises par les forces de police et de sécurité.

« Nous n’allons pas rester les bras croisés et regarder les autorités de l’État faire souffrir les défenseurs des droits de l’homme et les organisations de la société civile, alors qu’il s’agit précisément des intervenants qui ont toujours été au premier rang pour garantir un monde juste où règne l’égalité, » déclare Peter Kiama, le directeur général du Service médico-légal indépendant, un autre membre de la mission de l’Observatoire.