L’Afrique de l’Est va-t-il réellement profiter du développement des nouvelles routes porturaires sur ses côtes ?

L'Afrique de l'Est va-t-il réellement profiter du développement des nouvelles routes porturaires sur ses côtes ?

A large container vessel discharges its cargo at the port of Djibouti.

(Alamy/John Warburton-Lee)

De Djibouti au Mozambique, la construction d’installations portuaires ambitieuses et modernes, d’une valeur estimée à plus de 20 milliards de dollars US, se trouve à différents stades d’avancement. Le premier de 32 postes d’amarrage prévus dans le cadre d’un projet portuaire dans la ville côtière de Lamu, au Kenya, par exemple, doit ouvrir dans le courant du mois de décembre. Celui-ci s’inscrit dans le cadre du projet phare de Corridor de transport Lamu-Soudan du Sud-Éthiopie (LAPPSET), un méga-projet de développement économique et de transport, soutenu par la Chine, qui prévoit la construction de hubs de transport ferroviaire, d’autoroutes et d’aéroports internationaux.

En octobre, le Rwanda a inauguré la phase initiale du premier port intérieur de Kigali, qui devrait permettre de réduire le temps et le coût de l’acheminement des marchandises des principaux ports régionaux de Mombasa et Dar-es-Salam vers l’arrière-pays. D’âpres négociations sont actuellement en cours entre la China Merchants Holdings International (CMHI), basée à Pékin, et le gouvernement tanzanien concernant la construction d’une installation portuaire intégrant une zone économique spéciale. S’il est terminé selon les plans, ce chantier estimé à 10 milliards de dollars sera le plus grand port d’Afrique.

Plus de 90 % des échanges commerciaux mondiaux s’effectuent actuellement par voie maritime, cependant le commerce africain est desservi par des infrastructures et des réseaux de transport déficients ; selon un rapport récent du cabinet d’audit PricewaterhouseCoopers, le coût du transport d’un conteneur en Afrique est jusqu’à 3,5 % plus élevé que dans les autres régions. Ceci a pour résultat une augmentation des coûts d’importation qui rend les exportations du continent moins compétitives sur le marché international. PwC estime qu’une amélioration significative des performances portuaires pourrait se traduire par une augmentation de 2 % du PIB de l’Afrique sub-saharienne.

Ainsi, il y a consensus sur le fait que les ports africains ont désespérément besoin d’investissements et d’expansion pour amorcer la prochaine étape de la croissance économique du continent.

Cependant, les modalités de financement et les modèles de gestion pour nombre des projets proposés font aussi naître des préoccupations, notamment en ce qui concerne les droits fonciers et environnementaux. Par ailleurs, certains analystes se demandent si ces projets bénéficieront autant aux pays qui accueillent les nouvelles installations portuaires qu’aux pays et entités qui les financent.

D’importantes préoccupations sont aussi soulevées quant à l’impact de ces projets sur la souveraineté nationale. La Chine est désormais le principal bailleur de fonds d’infrastructure en Afrique. Selon une étude récente de Deloitte, la Chine a financé 20 % des projets d’infrastructure du continent et en exécute elle-même la construction dans un cas sur trois. Or, les prêts liés à ces projets – qui relèvent de l’initiative géostratégique chinoise « Une ceinture, une route » (Belt and Road Initiative, BRI) qui vise à améliorer le maillage entre l’Asie, l’Europe et l’Afrique par le biais de la construction d’autoroutes, d’aéroports, de chemins de fer et de ports modernes – sont assortis de conditions draconiennes. L’infrastructure est construite, en grande partie, par des entrepreneurs chinois qui font appel à une main-d’œuvre chinoise et à une technologie chinoise.

En dehors des implications possibles en matière de sécurité nationale, l’engagement de la Chine peut se poursuivre même après que les projets deviennent opérationnels : ainsi, en janvier dernier, le quotidien Daily Nation publiait des révélations alarmantes sur des clauses de saisie d’actifs et de confidentialité présentes dans le contrat de 3,2 milliards USD entre le Kenya et la Chine portant sur le projet de construction par la Chine d’une voie ferrée à écartement standard.

Épreuve de force à Dar es-Salaam

Nulle part la tension entre les objectifs stratégiques de la Chine et ceux d’une nation hôte de l’un de ses mégaprojets d’investissement n’est-elle plus palpable que dans le cas du port tanzanien de Bagamoyo. En chantier depuis 2015, le projet a été suspendu par le président tanzanien John Pombe Magufuli, jusqu’à ce que la CMHI (qui prévoyait de financer le chantier avec le Fonds de réserve général de l’état d’Oman) acquiesce aux cinq demandes du gouvernement, notamment, la signature par la CMIH d’un bail d’exploitation de 33 ans, au lieu des 99 ans initialement demandés ; l’assujettissement de la CMHI au même régime fiscal que n’importe quel autre investisseur ; et la reconnaissance que la Tanzanie est libre, si elle juge bon de le faire, de démarrer et d’exploiter un nouveau port en concurrence avec Bagamoyo.

Selon Paul Nantulya, chercheur associé auprès du Centre d’études stratégiques de l’Afrique (Africa Center for Strategic Studies, ACSS) du département de la Défense des États-Unis, les questions soulevées par le port de Bagamoyo – responsabilité, transparence, pouvoir de négociation, financement de la dette et sécurité nationale – se retrouvent également dans d’autres projets similaires.

Selon M. Nantulya, l’Afrique de l’Est a contracté à hauteur de 26 milliards de dollars US de nouvelles dettes auprès de la Chine pour des projets d’infrastructure, d’énergie et de construction, à l’heure où certains pays comme Djibouti se trouvent déjà en situation de surendettement et présentent un haut risque de défaut de paiement.

Le problème, a-t-il souligné lors d’un entretien avec Equal Times, a beaucoup à voir avec la nature des engagements plus larges de la Chine avec les pays africains, étant donné que les relations d’État à État entre la Chine et l’Afrique se déroulent principalement à huis-clos, hors de la sphère publique.

« Les institutions responsables, tels les inspecteurs généraux, les protecteurs du citoyen, les chambres de commerce et d’industrie, les comités de contrôle parlementaire, la société civile, les médias et les ONG, ne sont guère informées de ces négociations et ne sont donc pas en mesure de contrôler les engagements pour s’assurer qu’ils reflètent l’intérêt national », a-t-il indiqué.

« À aucun moment du processus de négociation les entités publiques ne sont consultées, et c’est certainement le cas de Bagamoyo. »

…sans parler de Djibouti et du Kenya

Il en a été de même dans le cas du port de Lamu, qui relève du projet phare de LAPSSET. Le projet et, en particulier, la manière dont celui-ci est mis en œuvre, a soulevé des polémiques, des organisations de défense des droits ayant dénoncé des problèmes constitutionnels, environnementaux et fonciers qui ont fait l’objet d’une requête déposée devant la Haute Cour du Kenya en 2012, selon Rose Birgen, chargée de programme principale du groupe Natural Justice, basé à Nairobi, au Kenya.

« Le projet a toujours suscité des préoccupations quant aux risques possibles, tels que la perte de biodiversité, la déforestation et la perte de couverture végétale, le déplacement sans compensation adéquate, la perte de moyens de subsistance, la perte de savoirs traditionnels, la violation des droits humains et les répercussions sociales telles que l’alcoolisme et la prostitution, avec l’afflux de non-locaux dans la région », a expliqué Mme Birgen.

« Les postes d’amarrage ont littéralement été placés juste au-dessus du récif local de Shaka la Paye », dit-elle. « La disparition du corail entraînera la destruction de ressources halieutiques critiques dans la zone et aura des effets adverses sur le tourisme. »

Bien que la Haute Cour du Kenya ait ordonné le versement d’une indemnité de 17 millions USD aux 4.600 pêcheurs lésés par la construction du port, le gouvernement kenyan n’a pas encore déboursé un seul shilling.

Entre-temps, le président Uhuru Kenyatta espère que le poste d’amarrage achevé pourra commencer à accueillir des navires avant fin 2019, ce qui aurait des retombées économiques à Lamu, de même que dans les villes et villages situées le long du corridor LAPSSET. Mme Birgen reste, toutefois, sceptique : « Je pense qu’il est difficile de savoir si le port est ou non économiquement viable car le coût réel du projet, y compris les coûts externes, n’a pas encore été évalué. Sur la base de cette omission, le Kenya ne peut évaluer l’intégralité des coûts », dit-elle.

Non loin de là, à Djibouti, le gouvernement est aux prises avec un litige interminable concernant le port de Djibouti City, qui dure depuis plus de 12 ans. La situation est arrivée au point critique en novembre 2018 lorsque l’opérateur portuaire mondial DP World, basé à Dubaï, a engagé une action contre le gouvernement djiboutien pour avoir pris possession du terminal à conteneurs de Doraleh, dont DP World était actionnaire à 33,34 %. Auparavant, le gouvernement djiboutien, actionnaire à 66,66 %, avait vendu une participation de 23,5 % à la China Merchants Port Holdings (CMP), une filiale du China Merchants Group (CMG).

Selon le Quartz Magazine, les autorités djiboutiennes ont fait valoir que « l’accord de concession [avec DP World] va à l’encontre de la souveraineté de l’État et des intérêts nationaux et fait de DP World l’autorité clé dans un corridor géostratégique ». Cette position n’était, toutefois, pas partagée par la Cour d’arbitrage internationale, à Londres, lorsqu’elle a condamné Djibouti, en avril dernier, à payer à DP World 385 millions de dollars, plus intérêts, pour rupture de contrat, ainsi que 148 millions de dollars supplémentaires en redevances et frais juridiques non payés.

Impulser l’économie est-africaine

Néanmoins, malgré les difficultés, Crecentia Mafokeng, représentante de la Fédération syndicale internationale des travailleurs du bâtiment et du bois (IBB) pour l’Afrique et le Moyen-Orient, indique qu’en général, ces projets d’infrastructure font briller une lueur d’espoir sur l’horizon africain. Djibouti, par exemple, reste en bonne voie pour se convertir en un hub logistique régional et africain, grâce à une position géostratégique (dans la Corne de l’Afrique et proche des États du Golfe) qui fait de ce tout petit pays d’à peine un million d’habitants un centre névralgique clé pour le transport maritime mondial et les bases militaires étrangères. Ainsi, selon Mme Mafokeng, une fois les travaux d’expansion en cours achevés, le port de Djibouti devrait traiter des échanges commerciaux d’une valeur de 7 milliards USD et créer 15.000 emplois.

« La course ne concerne pas uniquement les bases militaires. Il existe une autre piste où les nations rivalisent pour devenir le hub logistique régional et, d’une manière plus générale, africain. Pour l’heure, Djibouti a une longueur d’avance », dit-elle.

« Le Kenya et la Tanzanie, pour leur part, continuent de renforcer leurs ports de Mombasa et Dar es-Salaam, avec une zone économique spéciale. Selon des projections optimistes, les dix prochaines années pourraient voir Bagamoyo accueillir un niveau de trafic similaire à Rotterdam et devenir le plus grand port à conteneurs d’Afrique », a-t-elle souligné.

Selon Mme Mafokeng, si tous les projets sont menés à bien, cela signifierait qu’entre 2025 et 2040, le littoral est-africain pourrait abriter la chaîne de ports la plus fréquentée du monde en dehors de la Chine. « Les trois prochaines décennies verront l’arrière-pays africain également renforcé par des développements qui seront déterminants pour son économie et son intégration », a-t-elle confié à Equal Times, notant que, selon elle, ces projets favoriseront le maillage régional et une intégration accrue des infrastructures.

« L’investissement dans l’infrastructure et les projets d’immobilisation est essentiel pour diversifier les économies et promouvoir l’activité du secteur privé et l’industrialisation, tout en assurant la création de suffisamment d’emplois pour les 12 millions de jeunes qui rejoignent chaque année le marché du travail », a-t-elle observé.