L’agro-écologie féministe fait front au modèle agro-industriel en Argentine

L’Argentine, pays dont 60 % de la surface arable est semée de soja transgénique, est devenue l’un des territoires où le modèle de l’agro-business connait son essor le plus rapide ; toutefois, ces dernières années y ont également vu monter en force un mouvement qui table sur la souveraineté alimentaire et des pratiques agricoles écologiquement responsables, tant du point de vue de la production que de la consommation. Une transition où les femmes, en revendiquant la nécessité d’une perspective de genre pour l’agro-écologie et en identifiant le modèle agro-industriel au paradigme patriarcal, jouent un rôle fondamental.

« Sans féminisme, sans parité, la réforme agraire prend du recul », ont déclaré les femmes rurales dans le communiqué issu de la Rencontre plurinationale des femmes qui s’est tenue à La Plata, en octobre 2019. L’Unión de Trabajadores de la Tierra (UTT, l’Union des travailleurs de la terre) qui regroupe en son sein quelque 15.000 travailleuses et travailleurs ruraux dans toute l’Argentine a joué un rôle pivot dans ce processus. Celle-ci revendique une réforme agraire qui garantisse l’accès à la terre pour les paysans et multiplie les efforts en faveur d’une production agro-écologique. « Nous sommes des familles issues du modèle de production de l’’ennemi’ : la façon dont l’organisation construit la transition agro-écologique de l’intérieur, partant d’une approche de paysan à paysan, relève de l’exploit », affirme Rosalía Pellegrini, secrétaire au genre de l’UTT.

L’existence-même d’un secrétariat du genre souligne l’importance que revêt la perspective féministe pour l’organisation. « En tant qu’agricultrices, nous avons commencé à réfléchir sur les rôles et les tâches que nous accomplissons dans la ‘chacra’ (ferme) et à la maison, de même que sur la violence sexiste que nous subissons. Un réseau permanent des travailleuses a été mis sur pied pour discuter non seulement des violences physiques et domestiques mais aussi des exclusions que nous subissons dans d’autres domaines de la vie, en particulier dans le travail productif », a expliqué Mme Pellegrini, avant d’ajouter :

« Nous avons réalisé que dans le modèle de production qui prévaut dans les exploitations agricoles, celui de l’agro-business et de la dépendance, aux pesticides et aux agro-toxiques, les femmes sont exclues. Nous travaillions plus de douze heures à la ferme et continuions à travailler à la maison, mais étions exclues des décisions concernant les achats, les cultures et les semences à utiliser ; c’est devenu la prérogative des hommes. »

D’autres organisations qui œuvrent en faveur de la souveraineté alimentaire, comme la coopérative Iriarte Verde, dédiée à la commercialisation d’aliments biologiques, soulignent également la nécessité d’une rotation des tâches pour venir à bout de la division sexuelle du travail : «  Au travers de la rotation des tâches, notre faisons en sorte que chaque personne passe par chaque tâche, pour savoir ce que chacune d’elles implique, qu’il s’agisse de se rendre à une foire, de visiter une ferme ou de faire une livraison », explique María Caroli, qui milite depuis deux ans au sein de la coopérative Iriarte Verde.

La division sexuelle du travail a eu pour effet de rendre invisible l’apport des femmes au travail productif dans les exploitations agricoles ; dans le même temps, la durée de travail des femmes a été multipliée par deux, tandis qu’elles ont été exclues de la prise de décisions. « Quand un atelier de travail avait lieu, il arrivait souvent que les femmes se chargeaient de faire les courses, de préparer à manger et de faire la vaisselle ; elles étaient tellement occupées à organiser l’atelier qu’elles n’avaient pas le temps d’y assister. Nous accordons la priorité à la participation des femmes aux formations et remarquons que leur voix commence à être davantage entendue lors des assemblées », indique Maritza Puma, membre du Conseil technique populaire (CoTePo) de la section production de l’UTT. Selon elle, « l’agro-business participe d’un modèle patriarcal. Il est choisi par les hommes. Ils s’occupent des finances et elles de la cuisine, etc., et ce sont donc eux qui décident de ce modèle ; non qu’ils ne le remarquent pas, mais ils n’accordent pas autant d’importance à l’alimentation et à la santé de leurs enfants. »

L’agro-business comme modèle patriarcal

Mais pourquoi l’agro-écologie devrait-elle être pourvue d’une perspective de genre ? Maritza Puma explique : « La femme est généralement la personne la plus concernée par l’alimentation et la santé de tous les membres de la famille ; elle est aussi la plus exposée aux effets des agro-toxiques dès lors qu’elle travaille à la ferme mais aussi à la maison, parfois même durant sa grossesse. » C’est pourquoi, comme le souligne Mme Pellegrini, « la souveraineté alimentaire est réduite de moitié si les femmes ne sont pas impliquées dans la prise de décisions sur le quoi et le comment en matière de production, de commercialisation et de consommation des aliments ».

L’UTT a été l’une des organisations qui a œuvré le plus activement à l’articulation de canaux de distribution alternatifs pour combattre « un système de commercialisation irrationnel dans lequel est perdant qui produit et qui consomme », dès lors que les intermédiaires accaparent la valeur : il existe une différence moyenne de 400 % entre ce que le consommateur paie et ce que le producteur reçoit, selon ce que signale l’organisation sur son site Internet. C’est dans ce contexte qu’en 2019, l’UTT a mobilisé l’attention à travers ses actions « verdurazos » qui consistaient à offrir aux consommateurs, sur la voie publique, des fruits et légumes à un prix dérisoire – aussi dérisoire que le prix que les agriculteurs reçoivent pour leur labeur.

« Nous voulons que la personne qui achète sache ce qu’il y a derrière les aliments : lorsqu’ils prennent conscience de la réalité, vous leur donnez la possibilité de décider quel modèle ils veulent soutenir », indique Mme Puma.

Ce « système irrationnel » de commercialisation et de distribution participe également du « modèle agro-industriel patriarcal » que dénoncent les travailleuses agricoles, un modèle dominé par les grandes multinationales de plus en plus concentrées comme Bayer-Monsanto et BASF. Ce modèle, estiment les membres de l’UTT, « fraye avec le machisme qui règne au sein des exploitations agricoles », avec la complicité de l’État : « L’État est responsable de l’entrée en Argentine de plus de cent pesticides qui sont interdits dans le reste du monde. L’État affirme que le modèle ne présente pas de risque si de bonnes pratiques agricoles sont suivies dans l’application des agro-toxiques ; comme s’il y avait une bonne façon d’empoisonner les aliments », souligne Mme Pellegrini.

Le grand défi du féminisme

Un changement de modèle vers une forme de production agro-écologique est bénéfique et pour l’environnement et pour la santé des travailleurs, mais a aussi une incidence sur les relations au sein de la communauté : « Avec le modèle agro-industriel, on cherche à produire beaucoup dans un espace restreint ; il faut employer des engrais chimiques pour que la récolte arrive le plus rapidement possible ; et c’est ainsi que s’écoule aussi la vie, rapidement. Des histoires nous sont parvenues de paysans qui disent que depuis qu’ils sont passés à l’agro-écologie, ils sont plus tranquilles, plus heureux, et qu’ils ont même remarqué une amélioration au niveau de leur estime de soi. Le passage au modèle agro-écologique modifie les relations avec les autres et au sein de la famille », indique Martiza Puma.

Les perspectives d’une telle approche paraissent d’autant plus prometteuses dans un pays où l’élan du mouvement féministe rejoint celui des luttes pour la souveraineté alimentaire.

Le plus grand défi en ce sens, selon la sociologue Maristella Svampa, sera d’ « articuler, d’une part, le féminisme de Ni Una Menos (pas une de moins) qui se mobilise en masse pour la légalisation de l’avortement ou contre le féminicide et, de l’autre, les féminismes populaires et communautaires qui voient le jour à l’aune des luttes contre l’extractivisme – de l’extraction minière massive à l’agrobusiness – ouvrant ainsi le mouvement à une critique du patriarcat, où convergent les notions d’interdépendance et d’éco-dépendance, la défense des biens communs et les valeurs du soin ».

Partant de cette même perspective, Mme Pellegrini souligne que « l’agroécologie doit aller de pair avec le rétablissement du rôle des femmes en tant que gardiennes de la terre, de la planète et de la famille, en même temps que les hommes apprennent à assumer leur part des tâches de soins. Nous devons comprendre que la violence que nous faisons à la terre avec le modèle agroindustriel est la même que celle que nous, les femmes, subissons dans notre propre corps.  »

Cet article a été traduit de l'espagnol.