L’éveil afro-péruvien à travers la mémoire

L'éveil afro-péruvien à travers la mémoire

Susana Baca pose devant une affiche publicitaire où on la voit étreindre un Grammy.

(Giancarlo Aponte/Archivo de Susana Baca)

Une femme d’ascendance africaine portant un enfant dans ses bras et un tambour posé à côté symbolisent la liberté des esclaves au Pérou. Ce monument s’érige à Zaña, ancienne ville coloniale et centre d’esclavage, située dans le nord du pays, qui aujourd’hui rend hommage à la mémoire en inaugurant un Musée de l’histoire afro-péruvienne. Il n’est donc pas surprenant que, pour la première fois sur la côte du Pacifique, l’UNESCO ait nommé Zaña « site de la mémoire de l’esclavage et de l’héritage culturel africain ». Il ne s’agit cependant pas du seul espace où la mémoire et l’identité tentent de se frayer un chemin dans le pays.

Divers témoignages dans les domaines de l’art, de la politique et des droits humains nous font découvrir le nouvel éveil d’une communauté marquée par la discrimination.

Susana Baca collectionne les attributs. Artiste, elle est un symbole vivant des droits des peuples vulnérables. Péruvienne d’ascendance africaine, chanteuse de renom international plusieurs fois lauréate des Grammy Awards, elle a effectué une recherche sur les racines afro-péruviennes dans la musique. Son visage se fend d’un sourire et ses yeux brillent lorsqu’elle nous parle du Centre Culturel de la Mémoire (Centro Cultural de la Memoria), sa résidence et son projet, située sur le rivage de l’océan Pacifique, 150 kilomètres au sud de Lima, dans la province de Cañete.

Avec son mari, le sociologue Ricardo Pereira, elle construit aussi une école de musique inclusive appelée Negrocontinuo, où les enfants et les jeunes pourront se former aux sonorités péruviennes. « Dans la musique péruvienne contemporaine, la continuité réside dans la négritude sous-jacente, d’où le nom. La musique est le prétexte pour affirmer des identités », explique Pereira.

Une salle en bois, aux plafonds hauts, accueillera les visiteurs au centre culturel, où la mémoire fait partie intégrante du projet, sans oublier l’origine et l’histoire des identités contemporaines qui, aujourd’hui, définissent le Pérou : « Nous n’exposerons pas seulement des visages d’Afro-péruviens, mais aussi d’autres communautés comme les Indigènes, les Andins, les Chinois ou les Nippons. »

Son aura chaleureuse et sa condition de célébrité d’ascendance africaine ont rapproché Susana des causes les plus diverses durant son mandat en tant que ministre de la Culture en 2011, dans le gouvernement d’Ollanta Humala. Même si l’art a finalement prévalu sur la politique, il a, néanmoins, donné forme à un département public chargé de répondre aux besoins des Afro-péruviens, là où, auparavant, il n’existait pas d’organisme de ce genre dans le pays, et qui donne désormais de la visibilité à cette communauté.

« Nous qui fûmes réduits en esclavage rendons au monde l’art », a-t-elle déclaré à l’occasion de l’enregistrement, au Nigeria, de son prochain disque qui s’intitulera Conjuros. Avec sa musique, elle a voyagé du Pérou à l’Afrique, une diaspora vers les origines, pour fusionner les deux mondes. Il ne s’agit d’ailleurs pas du premier voyage qu’elle effectue en quête de l’identité noire.

Dans le livre El amargo camino de la caña dulce, en 2013, et pour la deuxième fois, elle a effectué un pèlerinage à travers son pays en quête de l’afro-péruvien, parcourant de long en large les populations d’ascendance africaine les plus représentatives.

« Reconnaître que nous sommes un pays raciste », comme une partie de la cure

L’histoire des personnes d’ascendance africaine au Pérou commence avec l’arrivée des Africains réduits en esclavage dans les plantations de canne à sucre. Déracinement et migration forcée – décidés par les puissances impérialistes à partir du XVIe siècle-, et discrimination, exclusion et violation des droits au fil des siècles subséquents.

Le processus de libération au Pérou n’a pas entraîné une révolution. Bien que le pays accède à l’indépendance en 1821, l’esclavage n’est pas aboli avant 1854 et même sous la République, l’égalité des droits n’est pas garantie pour les personnes d’ascendance africaine et les indigènes.

L’inégalité persiste encore à l’heure actuelle. C’est ce qui ressort des résultats officiels de l’Étude spécialisée sur la population afro-péruvienne (EEPA), selon laquelle la surpopulation et les conditions de logement, d’éducation et de santé placent cette catégorie de la population dans une position plus défavorable que le reste de la société péruvienne, a fortiori dans les zones rurales.

Bien qu’il accuse du retard par rapport à d’autres pays de la région, comme le Brésil et la Colombie, le Pérou se trouve désormais engagé dans un processus de reconnaissance et de visibilité de la communauté afro-péruvienne. Alors qu’il n’existe pas d’estimation officielle de la taille de cette population, ni d’information précise concernant sa situation socioéconomique, il est affirmé que cette population se trouve en situation d’invisibilité systémique.

C’est ce que confirme le rapport Panorama social de America Latina (2016) de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL), qui estime qu’au Pérou, approximativement 5 % de la population (entre 110.000 et 600.000 personnes) est d’ascendance africaine.

Owan Lay a commencé à lutter pour les droits humains il y a vingt ans. Héritier de l’activisme de ses parents, il a dirigé diverses organisations de jeunes d’ascendance africaine. C’est, toutefois, le rôle qu’il assumera à partir de 2012 dans la gestion publique de politiques pour sa communauté qui lui permettrait de voir les avancées : « La nécessité d’un changement impliquait qu’il faille entrer dans l’État. »

Il a travaillé dans le cadre du Plan national de politique pour les personnes d’ascendance africaine, la première feuille de route débattue entre sept régions du pays avec des organisations, des fonctionnaires et autres acteurs et qui se convertirait en outil politique de cette communauté dans la poursuite de la lutte pour ses droits :

« 350 ans d’invisibilité esclave et 150 ans d’invisibilité républicaine, de ségrégation et d’exclusion ne peuvent être réglés en quelques années. »

« Ce n’est pas tout, mais c’est tout ce dont nous disposons historiquement pour revendiquer nos droits ; leur approbation n’a pas été chose facile car les fonctionnaires de l’État ne comprennent pas la diversité culturelle », affirme Susana Matute, directrice des Politiques pour la population afro-péruvienne au ministère de la Culture et face visible de ces politiques.

Le plan prévoit un nouveau recensement qui comprendra l’identification ethnique, que Matute décrit comme un tournant : « Il s’agit du premier exercice que nous entreprenons en 70 ans pour nous identifier, un exercice du droit à la visibilité, à la mobilisation sociale et à la citoyenneté. »

Si le Pérou a progressivement reconnu l’interculturalité c’est grâce à un contexte international favorable, marqué à l’heure actuelle par la Décennie internationale des personnes d’ascendance africaine, une initiative des Nations unies (2015-2024) et, avant ça, par la Déclaration de Santiago (2000) et la Conférence mondiale contre le racisme, à Durban (2001). À partir de 2000, ce qui était jusque-là décrit comme noir commence à être nommé afro-péruvien ou « d’ascendance africaine ».

C’est ainsi que le perçoit l’homme politique et ancien maire Antonio Quispe, qui reconnait être Afro-péruvien à partir de cette date attendu que cette lutte n’existait pas antérieurement. Originaire de San Luis de Cañete, ville modeste de 15.000 habitants, il est descendant de paysan, dirigeant syndical et ouvrier, par voie paternelle. « Ils m’ont envoyé à l’université au prix de l’effort familial, pour que je puisse exercer le leadership, je représente en quelque sorte l’espoir. »

En tant qu’étudiant dans les années 1970, il a vécu l’époque des grandes luttes pour les droits syndicaux des ouvriers et mineurs : « Mais jamais je n’ai connu la lutte pour les personnes d’ascendance africaine, car celle-ci n’existait pas en tant qu’entité mobilisatrice. Même pas dans ma région, alors que tous mes voisins étaient noirs », dit-il.

À ce jour, il estime que les nouvelles politiques constituent une voie mais n’est pas convaincu qu’elles se traduisent par une amélioration des conditions de misère absolue dans laquelle vit sa communauté.

« Sans un budget de l’État, rien ne va changer. L’école rurale ou suburbaine est la première chose qu’il faudra améliorer. Le pardon historique du gouvernement d’Alan García, en 2008, reconnaissait la dette interne envers le peuple asservi. Le point de départ devrait être qu’il se convertisse en reconnaissance explicite, numérique. »

Une autre voix qui estime que les politiques à l’égard des Afro-péruviens requièrent un réexamen par l’État dans son ensemble, à tous ses échelons, afin de réduire le gouffre d’inégalité, est celle de Rocío Muñoz. Journaliste et afro-féministe, ses luttes s’inscrivent dans une perspective de genre.

Elle prend pour référence l’artiste Victoria Santacruz qui, dans les années 1970, avait mis sur la table la discrimination contre les femmes avec son poème autobiographique Me gritaron negra  : « Bien qu’il s’agisse d’un contexte différent, son poème reste d’actualité. »

Préoccupée par la discrimination qui affecte les femmes, elle mène des recherches sur les stéréotypes et les représentations qui existent des femmes afro-péruviennes.

La couleur de la peau reste un des facteurs d’exclusion les plus puissants et son témoignage vient corroborer les données de l’EEPA, qui reflètent des indices de discrimination plus élevés dans les zones urbaines comme Lima, où cette population continue d’être discriminée dans les transports publics.

« Dans les espaces publics, les femmes sont plus insultées que les hommes. Nous sommes plus vulnérables et ils nous sexualisent à outrance. Au Pérou, le racisme symbolique comme les blagues est devenu la norme et quand les femmes élèvent la voix, ils ne nous permettent pas de demander un traitement équitable et juste. »

Il est nécessaire de « reconnaître que nous sommes un pays raciste », affirme madame Muñoz, « et de lutter de front contre la discrimination et le racisme, en éduquant et en construisant une citoyenneté interculturelle qui soit consciente de l’existence dans le pays d’un ensemble de savoirs et d’identités de sangs divers », a-t-elle conclu.

Cet article a été traduit de l'espagnol.