L’heure de vérité a sonné pour la Jordanie

L'heure de vérité a sonné pour la Jordanie

The recent May-June public protests in Jordan brought together all sectors of society – men and women, young and old.

(AP/Muhammed Muheisen)

Les rues d’Amman ont désormais retrouvé leur apparence de calme et chacun semble y aller de ses occupations habituelles. Or il y a quelques mois à peine, le pays tout entier était le théâtre de manifestations massives qui faisaient, elles-mêmes, écho à d’autres mouvements protestataires antérieurs. Le scénario des événements de mai-juin semblait suivre le schéma habituel : suite aux manifestations publiques contre l’augmentation des prix, le roi a ordonné la destitution du gouvernement, le gel des augmentations de prix, la désignation d’un nouveau Premier ministre et de nouvelles réformes.

Les 40 dernières années de l’histoire de la Jordanie ont été régulièrement ponctuées d’événements de cette nature, cependant que les grands problèmes du pays, eux, apparaissent immuables : corruption, chômage, pauvreté, mauvaise gouvernance et des conditions de vie de plus en plus difficiles pour les Jordaniens à faibles et moyens revenus, qui représentent la majorité de la population.

Dans le même temps, l’État a ajusté ses politiques fiscales pour répondre à la hausse des dépenses publiques. Il a réduit les subventions et revu à la hausse les impôts et les charges, chose que les citoyens ont accepté à contrecœur, en dépit d’une période, somme toute brève, de manifestations. Cette fois, pourtant, la situation est sensiblement différente et les bonnes vieilles méthodes du gouvernement sont vouées à l’échec, de par l’étendue, la gravité et les conséquences inédites des tensions économiques auxquelles se voit soumise la Jordanie.

Les événements de mai-juin ont représenté une rébellion populaire générale, à l’échelle nationale, contre la politique fiscale du gouvernement qui, à la différence des mouvements protestataires antérieurs, ont rassemblé tous les secteurs de la société – classes moyennes et pauvres, professionnels et entrepreneurs privés, femmes et hommes, jeunes et vieux, gens des villes et des campagnes et Jordaniens de tous horizons ethniques et géographiques.

Suite à l’annonce, début mai, par le Premier ministre Hani Mulki de réformes dans le cadre d’un plan d’ajustement économique pluriannuel convenu avec le Fonds monétaire international (FMI) et d’autres bailleurs de fonds, il est devenu clair que le gouvernement avait cette fois dépassé les bornes de ce que les citoyens pouvaient supporter au plan financier, ou accepter au plan politique.

Les Jordaniens sont et se sentent pauvres à force de longues années d’austérité graduelle, d’après des données de 2016 consignées dans le sondage d’opinion Arab Barometer à paraître prochainement. Celui-ci montre que 35 % seulement des Jordaniens s’estiment en mesure de satisfaire aux besoins de leur famille sans difficulté, tandis que 64 % ont difficile ou ne peuvent tout simplement pas couvrir leurs dépenses. Pendant ce temps, l’État a épuisé toutes les voies possibles de lever suffisamment de revenus pour couvrir ses dépenses courantes affectées aux salaires et au paiement des intérêts sur les emprunts.

Pour parer au risque de faillite dans le cas où il s’avérerait impossible de dégager des fonds supplémentaires pour renflouer les caisses de l’État, le gouvernement Mulki a dû augmenter les impôts pour 2019. Ceci vient refléter la situation plus tendue que traverse la Jordanie depuis quelques années, face à la difficulté à accéder aux niveaux élevés de subventions, de crédits et de garanties étrangers qu’elle avait obtenu au cours des décennies antérieures.

Le bilan fiscal de l’État jordanien a, néanmoins, été remarquable à bien des égards. Entre 2012 et 2017, selon les rapports du FMI et des entretiens avec divers responsables chargés de ces questions, la part des dépenses courantes couvertes par les recettes intérieures dérivées des impôts et des charges a augmenté de 67 à 95 % (ce qui couvre les paiements des intérêts sur emprunts mais pas les remboursements du capital de la dette qui, chaque année, requièrent des milliards de dollars de prêts supplémentaires).

Les mesures fiscales et les augmentations de prix de mai visaient à combler l’écart restant de 5 % et à engager la Jordanie dans une trajectoire de développement durable axée sur la création de nouveaux emplois et l’augmentation des revenus – c’est du moins ce que postulait la théorie de l’ajustement économique. Cependant, la théorie ne prenait pas en compte la baisse du niveau de vie, le ralentissement récent de la croissance économique, ni la hausse des dépenses qui ont laissé une grande partie de la population exsangue.

Le peuple jordanien a clairement laissé entendre qu’il refuserait d’accepter plus d’austérité, alors qu’il a le sentiment de ne pas avoir voix au chapitre dans les décisions politiques, que la corruption continue d’échapper à tout contrôle et que l’élite politique continue de s’enrichir.

Comment introduire des changements substantiels

Le nouveau gouvernement jordanien doit répondre par des changements substantiels et simultanés dans quatre domaines : étendre la participation citoyenne effective dans le contexte d’un système politique fortement hiérarchisé ; impulser l’économie chancelante vers la voie de la croissance ; réduire la polarisation entre riches et pauvres ; réduire le besoin chronique de fonds d’aide étrangers à grande échelle (ce qui correspond à l’objectif fondamental du plan du FMI qui est en cours de mise en œuvre).

Un message qui n’a pas échappé au gouvernement du nouveau Premier ministre, Omar al-Razzaz. Dans sa déclaration de politique au parlement, celui-ci s’est engagé, pour les 100 premiers jours de son administration, de passer à l’action sur un large éventail d’enjeux, dont la corruption, un dialogue national sur la « justice sociale », l’amélioration de la santé publique, l’eau, le transport et les autres services publics, ainsi que l’ouverture de canaux de communication électronique directs avec les citoyens.

Les 3 milliards USD d’aide d’urgence injectés dans la trésorerie cet été laissent à M. Razzaz un peu de répit pour formuler de nouvelles politiques visant à combler l’écart béant entre les besoins fiscaux de l’État et la demande citoyenne pour la dignité politique et le bien-être matériel.

L’un des principaux défis qu’il affronte est la grande méfiance que les citoyens couvent à l’égard de son gouvernement et du système en général. Des sondages récents menés par des consultants AMNA locaux reconnus et le Centre d’études stratégiques de l’Université de Jordanie pointent un déclin constant dans l’évaluation citoyenne du bilan du gouvernement au plan des services publics – de 65 % en 2011 à seulement 35 % à l’heure actuelle. Tout aussi troublants sont les conclusions du sondage de l’Arab Barometer selon lesquelles 79 % de la population est d’avis que la corruption existe dans les institutions de l’État et que les deux principales préoccupations des Jordaniens sont l’économie et la corruption.

Des manifestants issus de toutes les couches de la société sont descendus dans la rue parce qu’ils étaient tous mus par le sentiment que les propositions du gouvernement Mulki ne tenaient compte d’aucun de ces enjeux. Rétablir la confiance des citoyens dans les institutions politiques supposera que des mesures à la fois économiques et politiques soient prises dans un contexte véritablement consultatif, à la place des habituels décrets en aval émanant du gouvernement ou de gestes bienveillants de la monarchie.

Qu’est-ce que les citoyens verraient comme des marques de succès présageant d’un avenir meilleur ? Ceux-ci incluraient une législation fiscale plus égalitaire, des améliorations au plan des services sociaux, des dispositions plus sérieuses en matière de lutte anticorruption et des consultations effectives entre les citoyens et l’État, qui réduisent la polarisation et la marginalisation généralisées, lesquelles figurent parmi les principales menaces pesant actuellement sur la Jordanie.

Autant de mesures que le gouvernement d’Omar al-Razzaz devra prendre tout en réduisant les pressions fiscales énormes sur l’État. À titre d’exemple, le ratio dette nationale-PIB, qui au cours des dernières années a grimpé à 95 % au lieu de baisser, devrait néanmoins commencer à redescendre en 2019, d’après le FMI.

L’économie a ralenti à seulement 2 % de croissance moyenne annuelle, ce qui est inférieur au taux de croissance de la population. Déjà affectés par un faible niveau de vie, les citoyens ne pourront supporter que de nouvelles taxes ne viennent grapiller de plus belle leurs maigres revenus (85 % des Jordaniens gagnent moins de 270 USD par mois, d’après les données existantes sur les salariés des institutions de l’État).

Approximativement 5 % seulement des Jordaniens paient l’impôt sur le revenu, un pourcentage que le programme d’ajustement économique vise à relever à 11 %, tout en baissant le seuil des exemptions fiscales. Les mesures annoncées par l’administration Mulki en mai auraient alourdi le fardeau financier pour une majorité de Jordaniens, dû à des hausses d’impôts combinées, des seuils inférieurs de revenu imposable, une réduction de l’évasion fiscale, des taxes indirectes accrues, une réduction des subventions et autres mesures connexes.

Attendu qu’approximativement 80 % du budget de l’État couvre les salaires, les pensions et le paiement du service de la dette et qu’environ la moitié de tous les citoyens occupant un emploi sont tributaires de l’État pour leurs salaires et leurs retraite, l’État dispose de peu de marge pour réduire les dépenses. Le programme convenu entre le gouvernement et le FMI anticipe le besoin de lever approximativement 2 milliards USD sous forme de prêts ou de subventions étrangers pour couvrir le remboursement du capital de la dette, qui requiert un apport d’aide internationale arabe et internationale colossal, souvent exacerbé par les conditions politiques courantes au niveau de la région.

Il s’agit là du défi le plus sérieux du règne du Roi Abdallah, car outre les tensions économiques/nationales internes, plusieurs analystes experts et ex-responsables ont indiqué dans des interviews que cela pourrait inclure un nouveau rebondissement fort controversé au plan de la politique étrangère : En échange de l’aide de trésorerie à long terme, l’Arabie saoudite et les États-Unis pourraient contraindre la Jordanie à adhérer à leur proposition d’ « Accord du siècle » (de l’anglais Deal of the Century) Palestine-Israël, auquel la Jordanie a résisté jusqu’à ce jour.

Le roi n’a pas indiqué comment il projetait de concilier ces demandes contradictoires, au-delà des simples généralités contenues dans sa lettre de nomination du Premier ministre Razzaz. Les demandes de ses citoyens aux abois incluent des réformes politiques fondées sur une participation et une prise de responsabilité effectives, qui se sont avérées rares au cours de l’histoire récente de la région arabe.

La Jordanie n’avance pas vers une monarchie constitutionnelle – et il ne s’agit d’ailleurs pas d’une demande populaire sérieuse –, cependant elle ne peut, non plus, se conformer au statu quo.

Contrainte par les circonstances de ses chocs externes difficiles liés aux importations d’énergie, des frontières fermées pour cause de guerres, une baisse du commerce de transit et un soutien financier imprévisible des pays arabes, outre ses propres difficultés de gestion politique et économique, la Jordanie devra définir clairement sa position sans trop tarder.

Aura-t-elle l’audace d’entreprendre les changements structurels politiques et économiques auxquels ses citoyens semblent tenir mais auxquels tous les autres pays arabes ont farouchement résisté ? Ou restera-t-elle entravée dans les compromis autoritaires des États rentiers corrompus qui jonchent le paysage arabe ?

Les décisions prises au cours des six prochains mois seront cruciales pour l’avenir de la Jordanie et augureront peut-être de l’avenir d’autres pays arabes.

Cet article est initialement paru sur Al Jazeera.com et est republié ici avec la permission de l’Agence Global.