Julia Hall, d’Amnesty International : « L’inefficacité de la politique sécuritaire ne doit pas être comblée par une réduction des droits humains »

Julia Hall, d'Amnesty International : « L'inefficacité de la politique sécuritaire ne doit pas être comblée par une réduction des droits humains »

Julia Hall, an Amnesty International expert in counterterrorism and human rights, during a press conference at the Press Club in Brussels in January 2017.

(Marta Checa)
Q&A

La récente publication d’Amnesty International (AI) intitulée «Des mesures disproportionnées : l’ampleur grandissante des politiques sécuritaires dans les pays de l’UE est dangereuse», une enquête qui fait la lumière sur la situation des droits de l’homme et de la lutte contre le terrorisme, alerte les gouvernements et la société civile des dérives législatives que l’on a observées partout sur le continent au cours de ces deux dernières années.

Amnesty International insiste sur le fait que cette lutte contre le terrorisme doit être menée à l’aide des outils existants et non sur la base de nouvelles lois et mesures administratives qui lacèrent les droits de l’homme et les libertés fondamentales (qui sont précisément les fondements de l’identité de nos sociétés).

Pour l’Américaine Julia Hall, auteur du rapport, il est impératif de secouer l’idée de « normalité » qui pourrait découler de l’établissement et de la prolongation d’un état d’urgence. Par ailleurs, elle tire la sonnette d’alarme à propos des mesures administratives abusives qui, adoptées dans la précipitation, échappent au contrôle de la justice ou de la société civile, cette dernière constituant, en fin de compte, la grande perdante de ces mesures, à commencer par certains de ses éléments les plus exposés : migrants, étrangers, défenseurs des droits de l’homme et syndicalistes, notamment.

Dans une conversation avec Equal Times, Hall aborde certains des points principaux de l’étude.

 

Au cours des derniers mois, un certain nombre de gouvernements (belge, français, allemand ou espagnol, par exemple) ont annoncé avoir déjoué des projets terroristes plus ou moins imminents. Dans ces cas, diriez-vous que les nouvelles mesures antiterroristes ont valu ou valent la peine ?

C’est le travail bien fait de la police et des services de renseignement qui sauve réellement des vies. Si l’on examine les attaques de Paris, ce qui nous préoccupe surtout est que pratiquement tous les individus impliqués étaient connus des services de renseignement et de sécurité. Ils avaient donc déjà été identifiés comme problématiques.

Après les attentats de Paris et de Bruxelles, des responsables nationaux ont reconnu la présence d’inefficiences et un certain degré d’inefficacité dans les opérations de police et, plus précisément, en ce qui concerne le partage d’informations. L’incapacité des États membres de l’UE à communiquer des informations de manière effective constitue un problème sérieux.

Le titre du rapport fait allusion au caractère « disproportionné ». Les mesures proportionnelles sont fantastiques et si celles-ci permettent de sauver des vies, nous ne saurions les approuver davantage. Toutefois, nous rejetons d’emblée l’idée selon laquelle les renseignements et le respect de la loi auraient sauvé des vies en nous retirant des droits.

Ce que ce rapport reflète est la façon dont l’application incorrecte de mesures antiterroristes affecte des personnes qui n’ont aucun lien avec le terrorisme.

Il convient de se poser la question suivante : Souhaitons-nous vivre dans une société où la réponse au terrorisme passe par l’érosion inéluctable des droits et de la liberté ou allons-nous parier sur un modèle de respect de la loi et d’échange d’informations (avec les garanties nécessaires pour que les droits individuels ne soient pas violés) ?

 

L’étude d’Amnesty International se concentre sur les mesures de lutte contre le terrorisme adoptées par 14 États membres de l’UE au cours de la période consécutive à l’adoption de la Résolution 2178 du Conseil de sécurité des Nations Unies, c’est-à-dire à partir de septembre 2014. Ce texte demandait à tous les États de légiférer afin de contrer les « combattants terroristes étrangers ». Au cours de cette période, la France, la Belgique et l’Allemagne ont connu plusieurs actes terroristes et le niveau d’alerte est général. Dans ce cadre, dans quelle mesure est-il possible d’envisager un retour à la période antérieure à 2014 en ce qui concerne la production de législation (non disproportionnée) en matière de sécurité ?

Tout d’abord, je vais souligner le fait qu’AI n’a à aucun moment déclaré que les gouvernements ne doivent pas lutter contre le terrorisme et d’autres formes de violence.

Comme indiqué précédemment, le titre du rapport se rapporte au caractère disproportionnel : aller au-delà de ce qui est nécessaire, le faire de manière abusive et à l’encontre de personnes n’ayant aucun lien avec le terrorisme (et les témoignages en la matière ne manquent pas dans le rapport). On peut citer à titre d’exemple le nombre infime de poursuites qui ont été engagées en France après les 4300 perquisitions domiciliaires menées au cours des deux dernières années, 24 heures par jour, sept jours sur sept.

Les gouvernements européens ont toujours combattu le terrorisme, et ce, au moyen d’une approche juridique pénale. Qu’est-ce qui change maintenant que ce sont des réseaux internationaux qui commettent ces attaques ? Dans ce cadre, c’est le partage des renseignements et une meilleure coordination entre les États membres qui s’imposent.

L’idée selon laquelle il convient de nous dépouiller de nos droits pour pouvoir lutter contre le terrorisme ne nous semble pas couler de source.

 

Pensez-vous qu’il soit meilleur marché et plus facile de réduire les droits plutôt que d’améliorer les capacités de la police et des services de renseignement ?

En tant que militants des droits de l’homme, nous ne procéderions jamais à une analyse coûts-avantages (qui pourrait être réalisée au niveau politique). Toutefois, la réalité est que procéder à 4300 perquisitions domiciliaires sans se baser sur une suspicion raisonnable ou sans disposer d’un dossier contenant des informations pertinentes sur un individu est, par définition, peu efficace. Est-ce plus coûteux ? Il semblerait que oui. Ratisser large et capturer tout type de personnes (des individus qui ne devraient pas s’y trouver) est extrêmement inefficace et consomme énormément de ressources.

 

Dans ce contexte, qu’en est-il de la société civile et de son rôle de plus en plus flou ?

Une grande partie de la législation (récemment créée) génère des stéréotypes, entretient la peur, rend les gens les plus vulnérables et crée de l’incertitude. Il s’agit là, par définition, d’une situation d’insécurité. C’est la raison pour laquelle en de nombreuses occasions les gens sont disposés à céder leurs droits, renforçant ainsi le pouvoir du gouvernement.

Le rapport tente de témoigner au public du peu de considération que son avis reçoit dans ces questions (de sécurité) et le degré de discrimination qu’impliquent ces pratiques policières. Une discrimination qui rompt la cohésion sociale et attise la peur.

À un certain moment, la société européenne devra se poser les questions suivantes : est-ce ainsi que nous souhaitons vivre ; dans la crainte permanente, non seulement du terrorisme, mais aussi de nos gouvernements ? Ne voulons-nous pas avoir des relations solides avec nos voisins musulmans ? Voulons-nous toujours ressentir de la suspicion… ? Dans le rapport, les témoignages attestent que les individus souhaitent vivre dans une société libre, qui ne discrimine pas ses citoyens et qui repose sur la primauté de la loi.

 

Face à ce scénario orwellien que dénonce AI dans son rapport, pourquoi la contestation de la société n’est-elle pas à la hauteur du défi ?

Je ne suis pas sûre qu’il soit exact de dire que le public a été neutralisé. Il suffit de regarder ce qui se passe en Pologne (les gens manifestent dans les rues contre les lois antiterroristes ou contre les tentatives visant à saper le Tribunal constitutionnel), en France (contre l’état d’urgence) ou au Royaume-Uni.

Je pense que les gouvernements ont placé des obstacles sur leur chemin, comme cela a été le cas dans l’utilisation des lois visant à lutter contre le terrorisme pour interdire ou limiter les manifestations des militants, comme ce fut le cas pendant la COP21, avec David Miranda ou encore Ahmed H. (qui apparaît dans le rapport et dont le nom complet ne peut pas être publié).

Un usage qui, outre le fait qu’il est disproportionné, a parfois été dirigé vers des opposants politiques, des défenseurs des droits de l’homme, des militants syndicaux, des environnementalistes, des réfugiés et des migrants.

 

Si la tendance se poursuit, si le message de l’administration Trump déteint sur l’Europe ou une partie du continent, quelles seraient les conséquences négatives, ou positives, pouvant se produire en matière de droits de l’homme et des libertés fondamentales ?

En ce qui concerne la détention administrative, nous observons en Europe une grande activité en matière de propositions comparables, d’un point de vue fonctionnel, à ce qui se passe à Guantánamo où des sujets sont détenus sans mise en examen ni procès, sur la base de soupçons d’avoir commis ou de vouloir potentiellement commettre un crime.
Si nous prenons cette direction, le recul sera considérable. En outre, nous disposons de preuves indiquant que tout ceci est prévu dans de nombreux pays européens.

Pour ce qui est de la torture et des détentions secrètes qui se sont produites au cours de l’« ère Bush », l’Europe, complice à un moment, a désavoué de telles pratiques et il est impératif qu’elle tienne sa parole en la matière et qu’elle rassemble le monde entier pour dire « non » au gouvernement étasunien, si l’administration Trump devait effectivement mettre en œuvre de telles politiques et pratiques.

Ce qui pourrait arriver de mieux est l’abrogation de toutes les pratiques abusives (qui violent le droit à la vie privée et à l’intégrité physique) et toutes les lois qui violent les droits de l’homme sur la base du moindre soupçon.

Nous nous opposons aux lois qui criminalisent la liberté d’expression. Il est nécessaire de revenir à une définition précise et logique de ce qui constitue une « incitation au terrorisme ». Nous demandons également que les agents des forces de l’ordre reçoivent une formation sur la protection des droits de l’homme.

En fin de compte, rien que les gouvernements ne sachent pas déjà sur ce qu’ils ne devraient pas faire.

 

Dans un contexte d’élections comme celui que connaît l’Europe cette année (Allemagne, Pays-Bas, France), quel est le message d’Amnesty International ?

Les gouvernements devraient reprendre leur souffle et se rappeler qu’ils disposent d’outils et qu’ils n’ont, par conséquent, aucun besoin de violer les droits des personnes. Après les attentats terroristes de 2005 en Espagne, nous nous attendions à une réponse répressive du gouvernement espagnol, ce qui ne fut pas le cas. Cette réponse ne s’est pas non plus produite en Norvège, après l’attentat de (Anders Behring) Breivik. Ces deux gouvernements ont utilisé les outils à leur disposition au lieu de se tourner vers une sorte de loi d’urgence ou mettre en œuvre de nouvelles pratiques.

En Belgique, après les attentats de Paris, le gouvernement a engagé un débat riche et animé sur la mise en place d’un état d’urgence, finalement rejeté, même si nombreux étaient ceux qui s’y étaient montrés favorables.

En résumé, nous observons que certains gouvernements de la région ont ouvert des débats sur les réponses à apporter et qu’ils comprennent qu’ils disposent déjà des outils nécessaires pour répondre au problème du terrorisme, invalidant ainsi la nécessité de créer un amas de législation supplémentaire, par ailleurs, de plus en plus répressive.

 

This article has been translated from Spanish.