L’influence politique croissante des évangélistes en Amérique latine

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Aux élections d’avril 2018, le pasteur évangélique Fabricio Alvarado a été à deux doigts de décrocher la présidence de la république du Costa Rica. Le maire de Rio, Marcelo Crivella, qui avait soulevé un tollé en proclamant publiquement que l’« homosexualité est un péché », appartient lui aussi à une religion pentecôtiste, au même titre que l’ancienne ministre et ex-candidate à la présidence du Brésil, Marina Silva. En Colombie, le plébiscite pour la paix de 2016 a mis en relief l’incidence que peuvent avoir sur le résultat d’un scrutin les messages que prononcent depuis leur pupitre les prêtres évangéliques ; pendant ce temps, au Mexique, l’alliance qu’il a scellée avec le parti évangélique PES a assuré la victoire à Andres Lopez Obrador.

Ces religions connaissent un essor croissant à travers toute l’Amérique latine, pas seulement en termes de nombre de fidèles, mais aussi au regard des efforts qu’elles déploient pour accroître leur influence au plan de la politique institutionnelle. Les différentes Églises évangéliques consolident leur succès aux urnes en brandissant pour étendard la morale conservatrice, autrement dit, en s’opposant à la légalisation du mariage homosexuel, de l’avortement et du cannabis, entre autres.

Selon certains experts comme Thomas Wieland, de l’organisation caritative épiscopale allemande Adveniat, cet essor évangélique serait une réponse à la « baisse de crédibilité de la classe politique en Amérique latine : une grande masse de la population voit la politique comme un négoce privé, alors que les candidats évangélistes sont perçus comme une alternative, comme des personnes qui ne sont pas là pour voler ».

Et ce, alors même que la réalité a démontré le contraire, et à maintes reprises : comme le cas d’Edir Macedo, leader de l’Église universelle du royaume de Dieu, l’une des plus importantes du Brésil, qui a fait l’objet d’une série d’accusations, notamment celle d’avoir appartenu à un réseau illégal d’adoption d’enfants au Portugal.

M. Macedo est, à l’heure actuelle, l’un des hommes le plus riche et puissant du Brésil, pays notoirement connu pour l’essor des Églises pentecôtistes, principalement parmi les populations pauvres. D’après les chiffres officiels, les chrétiens évangéliques, dont le nombre a augmenté de 61 % entre 2000 et 2012, représentent aujourd’hui 22 % de la population du Brésil. Une des hypothèses avancées établit un lien entre cet essor et la capacité dont ont fait preuve les Églises à répondre aux pénuries des favelas et des banlieues défavorisées.

Helena Silvestre, née dans une favela de la banlieue de São Paolo, avec derrière elle 20 ans de lutte pour un logement digne – combat qu’elle poursuit à présent depuis les rangs du mouvement Luta Popular –, apporte, cependant, un avis contrasté : « Les Églises pentecôtistes ont su s’emparer du contrôle des radios et des chaînes de télévision à accès gratuit, qui constituent encore à l’heure actuelle les principaux canaux d’information des masses populaires. »

Le Brésil et l’empire télévisuel évangélique

Les Églises protestantes, bien que déjà présentes au Brésil, restaient cependant minoritaires. Dans le courant des années 1990 ont fait leur apparition différentes confessions pentecôtistes dont l’influence n’a cessé de croître : quelques-unes d’entre elles sont devenues massives. C’est, notamment, le cas de la susmentionnée Eglise du Royaume de Dieu, de Renaissance et de Dieu est amour.

Elles ont progressivement renforcé leur situation économique, s’appuyant sur une culture religieuse de l’épargne : « Les fidèles font preuve d’austérité dans leurs us et coutumes, ne dépensent pas d’argent sur les vices très répandus au sein des communautés pauvres, comme l’alcool et le tabac, et ils investissent dans l’Église l’argent qu’ils épargnent », explique Mme Silvestre.

C’est ainsi que, favorisés par une législation qui accorde l’exonération fiscale aux Églises, ils ont su mobiliser une force financière suffisante pour investir dans des stations de radio et des chaînes de télévision.

Les évangéliques contrôlent actuellement deux des sept plus importantes chaînes de télévision du pays : TV Record et TV Gazeta.

« Bom dia e que Deus te abençoe » (Bonjour et que Dieu te bénisse), saluent les présentateurs des journaux télévisés sur ces chaînes. Selon les analystes politiques brésiliens, leur position sera déterminante dans l’issue des élections présidentielles d’octobre prochain. Le député conservateur Jair Bolsonaro en sait long, lui qui, pour conquérir le cœur des fidèles, est allé jusqu’à se faire baptiser dans les eaux du Jourdain, en Israël.

Robson Rodovalho, fondateur du Ministerio Sara Nossa Terra (Sara Notre Terre), a synthétisé cette position publiquement comme conjuguant « l’engagement au libéralisme de marché » et «la défense des valeurs conservatrices : à savoir, la famille naturelle et l’opposition à l’avortement. »

Les Églises évangéliques prônent ouvertement des valeurs et des politiques associées à la droite du spectre politique, par le biais du « banc évangélique », nom donné aux sièges parlementaires occupés par des politiciens qui professent cette religion. D’autres parlent de « banc BBB », des sigles pour «Bible, Balle et Buffle» : Autrement dit, les députés associés aux confessions évangéliques, à l’armée et à la police, et aux propriétaires latifundistes, respectivement. « Ils défendent tous les mêmes politiques, les plus rétrogrades », signale Mme Silvestre.

La Colombie et le « non » à la paix

Loin d’être confiné au Brésil, ce phénomène trouve un écho dans d’autres pays d’Amérique latine. En Colombie existent actuellement près de 6.000 Églises évangéliques qui comptent conjointement quelque dix millions de fidèles, sur une population de 48 millions d’habitants : six millions d’entre eux disposent du droit de vote (sur un électorat total de 36 millions).

Cette influence a été mise en évidence lors du référendum sur les Accords de paix signés en octobre 2016, à La Havane, entre le gouvernement de Juan Manuel Santos et les Forces armées révolutionnaires de la Colombie (FARC).

Les analystes ont unanimement conclu que la prise de position des pasteurs évangéliques, qui depuis leurs pupitres ont appelé leurs fidèles à voter non, a été décisive dans la victoire du « non » à l’issue de ce référendum. L’argument invoqué par les leaders religieux était que les accords en question étaient entachés d’une « idéologie de genre », du fait d’inclure des références aux effets particuliers du long conflit armé interne sur les corps des femmes.

Les Églises protestantes se sont, elles aussi, élevées contre le mariage homosexuel et l’égalité de droits de la communauté LGBTI, faisant valoir qu’elles défendent la famille en tant qu’institution qui sauvegarde les valeurs les plus élevées de la vie sociale.

Le Brésil et la Colombie ne sont, en aucune façon, les seuls pays de la région où les Églises néo-pentecôtistes connaissent un essor effréné dans la sphère politique : une tendance similaire est observée dans d’autres pays, comme le Pérou, le Chili, le Honduras et le Guatemala.

Au Pérou, l’influence des groupes pentecôtistes a été mise en évidence en décembre 2016, lorsqu’ils ont voté en bloc dans le cadre d’une motion de censure contre Jaime Saavedra, à l’époque ministre de l’Éducation, qu’ils ont accusé d’être influencé par l’« idéologie de genre », pour avoir inclus des aspects de l’égalité hommes-femmes dans sa politique d’éducation. Comme en Colombie, pour ces groupes, la perspective de genre ou féministe est taxée d’« idéologie de genre », tandis que le patriarcat hégémonique y voit l’ordre naturel des choses.

Au Mexique, la droite évangélique, regroupée au sein du Partido Encuentro Social (PES), a formé une alliance avec le vainqueur des élections du 1er juillet dernier, Andrés Manuel López Obrador, leader du parti Morena. Le PES s’est retrouvé face un étrange paradoxe : il a acquis de l’influence politique – il pourrait intégrer le groupe parlementaire de Morena en contribuant 55 députés –, cependant il perdra son inscription et ne pourra constituer de groupe parlementaire propre, n’ayant obtenu 3 % des votes à aucune des élections de juillet (présidentielles, législatives et sénatoriales). Il a néanmoins apporté 1,5 million de votes à la candidature de Lopez Obrador qui, considéré comme un candidat de la gauche, a provoqué la surprise tant dans son propre camp que chez ses rivaux lorsqu’il a annoncé le ralliement du PES, un parti qui avait été jusque-là plutôt gravité dans l’orbite du PRI. Il est probable que cette alliance engendre des contradictions : alors que López Obrador a posé, au cours de sa campagne, en compagnie d’activistes du mouvement LGBTI, le leader du PES, Hugo Eric Flores, a déclaré que le mariage homosexuel était « une mode ».

L’explosion de popularité de ces Églises et leur importance grandissante ne peuvent être dissociées de leur conservatisme dans les questions morales. Un exemple particulièrement évocateur est celui de Fabricio Alvarado, qui durant sa campagne pour les présidentielles au Costa Rica a martelé son opposition farouche au mariage entre personnes du même sexe et à la dépénalisation de l’avortement. Jusqu’ici, il semble, certes, y avoir peu de différences avec le positionnement traditionnel de l’Église catholique ; si ce n’est un aspect qui a toujours distingué les Églises protestantes : l’importance accordée à la propriété et à la réussite matérielle. Ce qui place les confessions évangéliques dans un spectre idéologique très proche du néolibéralisme, avec sa culture de la méritocratie qui semblerait acculer la tradition catholique à l’obsolescence. Max Weber, un des pères de la sociologie, l’avait déjà fait remarquer au début du vingtième siècle : l’éthique protestante s’est toujours mieux accommodée de l’esprit du capitalisme.

This article has been translated from Spanish.