L’inquiétant recul des libertés individuelles et collectives en Algérie

L'inquiétant recul des libertés individuelles et collectives en Algérie

The families of those arrested, gathered in Place Audin in Algiers on 28 November 2019, calling for the release of their loved ones. The gathering was broken up by the police.

(Zahra Rahmouni)

Une foule se presse devant les portes du tribunal de Sidi M’Hamed, situé en plein cœur d’Alger. Ce lundi 11 novembre, 42 personnes doivent comparaitre dans le cadre du plus important procès de ces derniers mois, en Algérie. La justice reproche à la majorité d’entre eux d’avoir brandi le drapeau amazigh (berbère) durant l’une des manifestations du hirak (nom donné au mouvement de contestation qui secoue le pays depuis février 2019).

Un procès d’autant plus significatif, qu’il a eu lieu à un mois de l’élection présidentielle du 12 décembre, imposée à marche forcée par le chef d’État-major de l’armée Ahmed Gaïd Salah, et quelques jours après une grève inédite des magistrats, qui avait paralysé les tribunaux du pays. Ces derniers protestaient contre le vaste mouvement de mutation de postes effectué par le ministre de la Justice, Belkacem Zeghmati, et qui touchait près de 3.000 professionnels. Le syndicat national des magistrats (SNM), à l’origine de l’appel à la grève, a dénoncé les interférences de l’exécutif sur le pouvoir judiciaire et appelé au respect de l’indépendance de la justice, inscrite dans le préambule de la Constitution.

Durant le procès, la quarantaine d’avocats qui composent le Collectif de défense des détenus [crée durant le mouvement du hirak par des avocats connus pour leur engagement pour la défense des droits humains] ont dénoncé « l’absence de garanties d’un procès équitable et juste ».

Alors que la société civile s’attendait à un signe d’assouplissement du régime, 22 manifestants ont été condamnés à un an de prison, dont six mois au régime ferme, et à une amende de 30.000 dinars (248 dollars US, au taux officiel) pour « atteinte à l’unité nationale ». Sur les 20 autres prévenus, qui ont été jugés lundi 25 novembre, 19 ont été condamnés à six mois de prison, dont la jeune étudiante en droit Nour El Houda Yasmine Dahmani, devenue un des visages de ceux appelés les « détenus d’opinion ».

Les avocats et les familles étaient pourtant optimistes après les acquittements prononcés les jours précédents par plusieurs tribunaux du pays dans le cadre d’affaires similaires. Les militants des droits humains questionnent les différences de traitement après les condamnations prononcées par la juridiction de Sidi M’Hamed.

« Il [ce jugement] alimente tous les doutes quant à l’indépendance de ce tribunal, qui a déjà défrayé la chronique non seulement sur le dossier des porteurs du drapeau, mais aussi sur son recours abusif à la détention provisoire », déclarait Saïd Salhi, vice-président de la Ligue algérienne de défense des droits de l’Homme (LADDH). Ces derniers mois, le mandat de dépôt est devenu presque systématique, alors que l’article 123 du code de procédure pénale le définit comme « une mesure exceptionnelle ».

Contre la « justice du téléphone »

Du côté des manifestants, on a de cesse de dénoncer tous les vendredis cette « justice du téléphone » qui est aussi décriée par des avocats, et qui fait référence à des instructions que recevraient par téléphone certains juges avant de prononcer leur verdict. À ceci s’ajoutent des attributions de postes de magistrats orientées « pour faire le tri et affecter ceux qui ne sont pas très obéissants à des régions éloignées, vers de petites villes ou bien dans des tribunaux qui ne traitent pas des affaires politiques. On leur enlève la possibilité de dire le droit et les confinent dans des petits rôles. Tandis que ceux qui sont obéissants, sont placés à des postes sensibles », assurait à Equal Times Kaddour Chouicha, syndicaliste et responsable de la section d’Oran de la LADDH, quelques jours avant sa condamnation expéditive à un an de prison ferme, mardi 10 décembre, par un tribunal d’Oran.

Pour l’avocat Mustapha Bouchachi, militant des droits de l’Homme, devenu une figure emblématique du hirak, c’est l’ensemble des droits démocratiques et des libertés individuelles et collectives qui sont mis à mal : « L’espace médiatique et audiovisuel n’est plus permis aux opposants ou aux personnes qui ont un avis contraire au système politique actuel. On empêche les Algériens de rentrer dans la capitale chaque vendredi et la justice qui est, en principe, une institution qui doit protéger les libertés et les droits de l’Homme est devenue un outil entre les mains du pouvoir », dénonce-t-il auprès d’Equal Times.

En 2019, l‘Algérie était placée à la 134e place (sur 167 pays) en matière de respect des libertés individuelles dans le cadre d’un rapport sur la prospérité et le bien-être dans le monde effectué par le think-tank britannique Legatum Institute.

Hassina Oussedik, directrice d’Amnesty International Algérie rappelle que « les violations relatives aux libertés d’association, de réunion ou de manifestation ne sont pas des faits nouveaux ».

Dans la capitale, les manifestations sont officiellement prohibées depuis le 18 juin 2001, suite à une décision prise sous le gouvernement d’Ali Benflis – aujourd’hui candidat à la présidentielle. La liberté de manifester et de se regrouper est toujours limitée par l’octroi d’autorisations qui, dans la pratique, sont rarement accordées par les autorités. Et lorsque les organisateurs ont tenté de passer outre, les manifestants ont été sévèrement réprimés par les forces de sécurité, comme en 2011 lors des manifestations qui ont suivi la hausse des prix alimentaires, ou en 2014, lors de l’opposition – déjà – au quatrième mandat de l’ancien président Abdelaziz Bouteflika et dernièrement, en 2018 lors des protestations des médecins-résidents (internes en médecine), alors qu’ils réclamaient de meilleurs conditions de travail.

Un an après, les manifestants du vendredi 22 février sont parvenus à faire sauter le verrou en reprenant possession de la rue, grâce à leur nombre imposant et leur pacifisme. Mais après quelques mois de flottement, les autorités reprennent peu à peu le contrôle sur les espaces publics, les médias et les organisations de la société civile en ciblant les militants associatifs, les syndicalistes et les journalistes.

Pour les ONG, il est difficile d’établir un bilan de la situation « en raison notamment de l’opacité de fonctionnement des institutions algériennes », précise Hassina Oussedik. Le nombre exact de personnes arrêtées ou blessées durant les manifestations n’est toujours pas connu, mais selon les données recueillies auprès des familles de détenus et des avocats, Amnesty Algérie estime qu’entre 100 et 150 personnes auraient été arrêtées au cours des derniers mois précédant le lancement de la campagne électorale.

Harcèlement et intimidation des syndicalistes et militants associatifs

En juin 2019, un rapport de l’Organisation internationale du travail (OIT) épinglait l’Algérie et relevait des défaillances en matière de libertés syndicales dans le pays. «Il s’avère que le gouvernement fait preuve d’arbitraire dans ses décisions d’enregistrement des organisations syndicales. C’est ainsi que certaines confédérations se voient refuser l’enregistrement au motif qu’elles ont des affiliés de plusieurs secteurs, alors que d’autres se trouvant dans la même situation sont bien enregistrées », affirmait l’organisation. L’OIT souligne aussi les méthodes utilisées par les autorités, notamment le clonage ou la création de syndicat « fictif » qui consiste à créer une organisation, dont le nom est identique ou proche du syndicat autonome visé, mais qui est composé de travailleurs proches du gouvernement.

Depuis le début du hirak, plusieurs syndicalistes et militants associatifs ont été arrêtés. Dans l’ouest du pays, Kaddour Chouicha a été interpellé une première fois, jeudi 24 octobre, lors d’un rassemblement de soutien aux détenus. Il a été amené au commissariat, où son téléphone lui a été confisqué, avant d’être relâché sans qu’aucune charge ne soit retenue contre lui. « Ils espèrent trouver dans mon téléphone des arguments pour étayer une plainte. Puisque le dossier n’est pas solide, ils essaient de trouver sur des pages Facebook, dans des écrits ou dans le téléphone des éléments pour l’accusation », expliquait-t-il à Equal Times en ajoutant que son téléphone ne lui avait pas été rendu. C’est après avoir reçu un appel pour récupérer son téléphone, mardi 10 décembre, qu’il a été arrêté puis directement présenté devant le procureur et le juge, indiquent ses proches.

Vendredi 22 novembre, le syndicaliste a été une nouvelle fois arrêté. Son épouse, la journaliste Jamila Loukil, l’a été également alors qu’elle couvrait un des nombreux rassemblements hostiles à tenue de la présidentielle, largement rejetée par les les manifestant du hirak. Tout deux ont été relâchés plus tard dans la journée. Ces dernières années, Kaddour Chouicha ne comptait plus le nombre de fois où les services de sécurité l’avaient interpellé, parfois même avec ses enfants, dont l’un était mineur. « Je vis ça normalement car je suis un peu habitué. Cela fait très longtemps que ça dure », déclarait-t-il en assurant ne pas être découragé par « ces méthodes d’intimidation et ce harcèlement », dont le but est « d’instiller la peur au sein de la population ».

« La répression n’a pas changé de visage. Il n’y a pas d’amélioration. Ces derniers mois, depuis que la population exige ses droits, les autorités ont été obligées de réanimer leur ancien réflexe en matière d’arrestation, d’arbitraire et de répression. À un certain moment le nombre de militants était très réduit, maintenant c’est une grande partie de la population qui sort ». Ce qui, selon lui, donne plus de visibilité à la répression.

L’organisation Rassemblement action jeunesse (RAJ), créée le 4 décembre 1992, un an après l’annulation du processus électoral par les autorités (suite à la victoire des islamistes du Front islamique du salut au premier tour des législatives), a toujours été dans le viseur des autorités. « L’association a pu rassembler beaucoup de jeunes à travers le territoire national. Ils ont commencé à faire du travail de sensibilisation et de mobilisation sur la citoyenneté, les droits de l’Homme, l’égalité entre les genres... Nous avons un caractère revendicatif et travaillons sur les libertés et la démocratie », expliquait Fouad Ouicher, secrétaire général de l’organisation en marge d’une conférence sur « le droit en Algérie », organisée samedi 16 novembre, par le RAJ. L’activiste de 34 ans était revenu sur les entraves subies par les associations autonomes sous le régime de l’ex-président Abdelaziz Bouteflika, notamment pour obtenir les autorisations nécessaires à l’organisation de rencontres et de conférences.

Ces dernières semaines, dix membres de RAJ ont été emprisonnés, indiquait Fouad Ouicher. « C’est un message pour montrer que notre association est toujours debout malgré les intimidations et les arrestations de nos militants », lançait-il à l’assistance, rassemblée samedi 16 novembre. Une semaine après cet évènement, il était lui aussi interpellé puis placé en détention provisoire.

Abdelouahab Fersaoui, président du RAJ, a lui été arrêté le 10 octobre par des policiers en civil, après un sit-in en soutien aux détenus d’opinion à Alger. Quelques jours plus tôt, le 6 octobre, cinq membres de l’association étaient déjà interpellés et placés en détention. Ils sont accusés « d’incitation à attroupement » et « d’atteinte à l’intégrité et l’unité du territoire ». Parmi eux, il y avait Hakim Addad, fondateur de RAJ.

« Le pouvoir panique. C’est la première fois qu’il doit faire face à un mouvement de ce genre et il ne sait pas quoi faire », estime le sociologue Nacer Djabi en précisant que « ces chefs d’inculpation ont déjà été utilisés dans les années 60 et 70 », contre des opposants. Le sociologue pense que les dirigeants actuels n’ont pas compris les mutations sociologiques algériennes. « Ils ne savent pas gérer cette société. Ils ne sont pas conscients que les mentalités ont changé donc ils continuent à fonctionner comme avant. C’est une politique de déni, d’autisme... Ils ont une feuille de route, arbitraire, qu’ils veulent imposer ».

Le spectre de la « main étrangère »

La crise socio-politique actuelle a de nouveau mis en lumière le rôle politique de l’armée, caché ces dernières années sous la tutelle de l’État. L’institution qui a toujours pesé, de manière directe ou indirecte sur les orientations politique, économique et stratégique du pays, s’appuie encore sur la légitimité historique héritée de l’indépendance acquise lors de la guerre sanglante contre le colonialisme français entre 1954 et 1962.

Ces derniers mois, Ahmed Gaïd Salah, chef d’État-major, également vice-ministre de la Défense nationale, est devenu l’homme fort du pays. Dans ses nombreux discours, il a appelé à l’unité face aux « parties étrangères » qui manipuleraient les manifestants pour « déstabiliser le pays ». Afin de convaincre la population de participer au scrutin du 12 décembre prochain, il assurait en septembre, que « l’ère des dictats et de la fabrication des présidents est définitivement révolue ».

Emprisonné depuis fin juin, Lakhdar Bouregaâ, ancien commandant de l’ALN pendant la guerre d’indépendance contre le colonialisme, est poursuivi pour « outrage à corps constitué et atteinte au moral de l’armée » après avoir critiqué le pouvoir.

Il a aussi vu son passé de révolutionnaire questionné par la chaîne de télévision publique. Un « révisionnisme » qui indigne Redouane Boudjema, professeur en sciences de l’information et de la communication.

Cet ancien journaliste rappelle que ces méthodes propagandistes ne sont pas sans précédent. « Dans les années 90 (en pleine guerre civile, ndlr), il y avait des campagnes de dénigrement à travers la radio, la télévision, la presse publique et privée qui visaient les opposants à la stratégie éradicatrice et à la solution sécuritaire à outrance par rapport à la gestion de l’islamisme par les forces politiques algériennes », se souvient M. Boudjema.

« Sur les chaînes de télévision publique, on osait dénigrer des symboles de la révolution algérienne comme Hocine Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella et Ali Yahia Abdenour (avocat et militant des droits de l’Homme, ndlr), les accusant d’être des agents de l’extérieur et d’essayer de déstabiliser le pays », poursuit-il.

Des médias muselés

Dès le mois de mars 2019, les journalistes des médias publics et privés ont dénoncé les pressions subies dans les rédactions et le manque de couverture des marches populaires. Des dizaines d’entre eux ont tenu des sit-in dans la capitale et devant le siège de la télévision nationale, ce qui a entraîné un certain vent de liberté dans les rédactions. Mais après quelques semaines de transparence et de pluralisme dans les discours, les médias publics et la majorité des médias privés sont, de nouveau, tombés sous la coupe du pouvoir.

Depuis cet été, la télévision nationale ne couvre plus les marches à travers le pays, mais multiplie la diffusion de témoignages en faveur de l’élection et du chef d’État-Major. À la radio nationale, c’est la chaîne III, antenne francophone, qui pâtit de la censure et plusieurs journalistes, qui se sont levés contre ces pratiques, ont été sanctionnés.

Selon Nacer Djabi, la justice et la presse constituent toujours les « outils de travail » de l’Etat. « Ce qui est dangereux pour ce système, c’est que ces ‘mains’ politique et idéologique avec lesquelles il travaillait, commencent à bouger ou à poser des questions comme c’est le cas par exemple à la radio chaine III ou avec quelques magistrats », note le sociologue.

Face au musèlement de la profession, plus de 200 journalistes ont appelé, samedi 9 novembre, au sauvetage de la presse algérienne dans une déclaration commune. Ils dénonçaient aussi l’interpellation de trois de leurs confrères, qui se trouvent toujours en prison. Parmi eux, Saïd Boudour, militant des droits humains à Oran, qui est sous mandat de dépôt depuis le 15 octobre. Aucune date de procès n’a encore été arrêtée, indiquait Kaddour Chouicha, avant sa condamnation.

Dépendance économique des médias, opacité et bureaucratie

Au-delà de la couverture du hirak, l’état général du paysage médiatique algérien inquiète. « Les autorités parlent souvent de la presse algérienne comme étant la plus libre dans le monde arabe mais la réalité le nie parce que c’est un système qui a été construit avec une dépendance économique par rapport aux pouvoirs publics », souligne Redouane Boudjema.

Dans la presse, cette dépendance commence avec les imprimeries publiques qui impriment la majorité des titres public et privé. « On tolère leurs dettes, mais si ces journaux osent changer de ton, on exige le paiement de celles-ci. Les médias dépendent de la rente publicitaire qui est gérée par des décisions opaques et il n’y a pas de loi qui gère le secteur publicitaire », précise le professeur en sciences de l’information et de la communication. Une situation qui a conduit à la disparition de plusieurs titres et à une importante baisse des tirages ces dernières années.

Quant aux chaînes de télévision privées, «elles sont tolérées, mais pas officiellement autorisées. Elles n’ont pas de statut juridique, car ce sont des chaînes off-shore. Elles ont été utilisées pour discréditer l’opposition et imposer le quatrième mandat, puis l’idée du 5e mandat de Bouteflika », poursuit M. Boudjema.

Pour entraver le travail des médias, les autorités usent également de procédés divers et variés. L’accès aux sources d’information est difficile et les médias sensationnalistes sont encouragés. Parmi ces derniers, on trouve des groupes médiatiques privés, réputés proches du pouvoir, et qui n’hésitent pas à propager des rumeurs et des informations erronées, ce qui favorise une rupture de crédibilité auprès de l’opinion publique.

Enfin, les lourdeurs bureaucratiques compliquent également le travail des journalistes étrangers qui obtiennent difficilement un visa et celui des journalistes algériens qui lorsqu’ils « souhaitent devenir des correspondants pour les médias étrangers sont soumis à des procédures administratives très compliquées pour obtenir l’accréditation qui leur permettra de travailler », explique Redouane Boudjema. Ce qui entraîne une sorte de black-out dans les médias internationaux.

Cette succession de problèmes structurels et conjoncturels a fait chuter le pays au classement mondial de la liberté de la presse établi, en 2019 par Reporters sans frontières : 141e sur 180 pays. L’ONG, estime que dans « un contexte politique assez instable, la liberté de l’information en Algérie demeure fortement menacée ».

This article has been translated from French.