La Californie entrouvre la porte aux réparations pour les descendants d’esclaves

La Californie entrouvre la porte aux réparations pour les descendants d'esclaves

Kavon Ward, militante pour les réparations, à Marina Del Rey en Californie, le 6 mai 2023.

(Noémie Taylor-Rosner)

Kavon Ward fait figure de pionnière en Californie. Il y a trois ans, en 2020, alors que les États-Unis sont secoués par de grandes manifestations antiracistes, cette jeune femme décide de se lancer dans une bataille inédite au sein du Golden State : obtenir la restitution d’un terrain dont avaient été spoliés des descendants d’esclaves.

« C’était quelque temps après la mort de George Floyd  », raconte Kavon Ward. « À l’époque, je faisais partie d’un groupe de mères mobilisées contre le racisme dans la baie du sud de Los Angeles où j’habite et j’entends parler de l’histoire de Bruce Beach, la première plage de la côte ouest pour les Noirs, créée en 1912, en pleine ségrégation raciale, par Charles et Willa Bruce, des descendants d’esclaves  ». En 1924, alors que la station balnéaire connaît un grand succès, « les propriétaires ont été expropriés de leur bien par la municipalité blanche de Bruce’s Beach au nom du principe d’utilité publique, pour y construire un parc ».

Touchée par cette histoire oubliée des Californiens, la jeune femme – elle-même descendante d’esclaves –, décide alors de mobiliser la communauté pour rendre aux descendants des Bruce cette plage majoritairement fréquentée par des personnes blanches et aisées.

Après des mois de travail aux côtés d’avocats et de militants pour les réparations, Kavon Ward et son équipe obtiennent gain de cause : pour la première fois aux États-Unis, des descendants d’esclaves récupèrent un bien dont ils avaient été expropriés au nom de l’utilité publique, une pratique qui touche disproportionnellement les Afro-américains. Une étude de l’association Institute for Justice, a montré qu’entre 1949 et 1973, ce principe a été utilisé pour déplacer un million d’Américains vivant dans des quartiers considérés comme « délabrés », dont les deux tiers étaient noirs.

Alors que l’affaire Bruce’s Beach est en cours, Kavon Ward créé en 2021 Where is my land (« où est ma terre », en français), une association qui vient en aide aux Afro-américains et à leurs descendants victimes d’expropriations. « Aujourd’hui, nous travaillons sur 40 nouveaux cas et 700 autres sont en attente », explique-t-elle.

Le combat de Kavon Ward pour les réparations est emblématique d’une nouvelle jeune génération d’Afro-américains déterminée à mettre un terme aux discriminations systémiques dont souffrent ces derniers aux États-Unis et à combler l’écart de richesses entre Blancs et Noirs, deux problèmes directement liés à l’héritage esclavagiste du pays.

« La mobilisation autour de la question des réparations a émergé en 2017 », à l’issue des huit années de présidence de Barack Obama, note Chad Brown, porte-parole de la National Assembly of American Slavery Descendants (NAASD), une organisation née en 2019 qui rassemble des descendants d’esclaves afro-américains militant pour les réparations.

« Beaucoup d’entre nous sont sortis déçus et frustrés de ces années Obama : beaucoup de belles paroles, mais peu d’action concrète sur le terrain. Nous voulions que quelque chose change enfin. Et pour cela, il fallait passer par un processus de réparation », estime-t-il. « C’est notre chance de reconstruire et de reconstituer le patrimoine économique qui nous a manqué pendant toutes ces années : le pays tout entier s’est enrichi sur le dos de l’esclavage, des générations d’Américains en ont profité et ont pu continuer à se transmettre ces richesses par le biais de l’héritage. Cela n’a pas été notre cas : malgré la libération des esclaves, les discriminations ont continué à perdurer à l’encontre des Afro-américains ce qui nous a enfermé dans la pauvreté ».

Excuses publiques et compensations financières

Les efforts de Chad Brown et de plusieurs autres figures du mouvement pour les réparations ont permis la mise en place, il y a deux ans, d’un groupe de travail chargé de formuler une série de recommandations visant à indemniser les Californiens descendants d’esclaves afro-américains et à réparer les torts causés par l’esclavage. Une première à l’échelle nationale.

Les neufs experts qui doivent rendre leur rapport aux élus californiens autour du 1er juillet, ont déjà voté le 6 mai dernier sur une série de mesures : ils ont approuvé un compte-rendu détaillé mettant en évidence les discriminations dont continuent d’être victimes les Noirs californiens depuis des décennies dans le domaine du logement, de l’éducation, des violences policières ou encore de l’incarcération.

Le panel a estimé que les réparations devraient inclure « des sommes d’argent ou leur équivalent » pour les résidents éligibles. À ce titre, il a proposé l’adoption d’un modèle de calcul des montants de ces compensations basé sur les avis d’économistes consultés par la task force.

Les experts ont par ailleurs recommandé la création d’une nouvelle agence qui serait chargée de fournir certains services d’aide aux Afro-américains.

Ils ont aussi estimé nécessaire que la Californie présente des excuses publiques aux descendants des victimes en reconnaissant la responsabilité de l’État dans l’esclavage. Enfin, les neufs membres du groupe de travail ont proposé plusieurs mesures sociales : restaurer le droit de vote des détenus ou des anciens détenus ou encore plafonner les loyers dans les quartiers dont les Noirs ont été historiquement exclus.

L’adoption de cette task force est une véritable avancée dans un pays où le concept des réparations a longtemps été considéré comme un « gros mot  », rappelle Chad Brown. «  Ce n’est pas une idée nouvelle dans ce pays », explique-t-il. « Mais depuis la fin de l’esclavage, plusieurs générations de militants pour les droits civiques s’y sont cassés les dents  ».

L’un des derniers en date fut l’élu démocrate à la chambre des représentants John Conyers. «  En 1989, il a introduit une proposition de loi visant à mettre en place une commission pour étudier et développer des propositions de réparations pour les Afro-américains. Mais le texte a ramé pendant des années au Congrès et n’a finalement jamais été voté  », rappelle Chad Brown.

Face à l’échec de John Conyers au Congrès, les militants pour les réparations en Californie tentent une autre méthode : faire adopter un texte qui permettra la mise en place d’un groupe de travail sur les réparations dans le Golden State, un État précurseur dont les lois ont souvent un effet domino sur les autres États du pays, voire sur la législation fédérale.

« Historiquement, certaines des lois progressistes adoptées par la Californie ont fini par influencer d’autres États : je pense notamment aux textes sur la discrimination positive », note Maureen Simmons. Cette consultante afro-américaine est à l’origine de la loi AB 3121 (AB pour « assembly bill »), le texte adopté par l’assemblée de Californie qui a entériné la création de la task force sur les réparations.

Lors d’un stage étudiant en 2019 au sein du bureau parlementaire de l’élue Shirley Weber, elle est encouragée à travailler sur un projet législatif de son choix. «  Lorsque j’ai décidé de me pencher sur le sujet des réparations, j’étais très loin de me douter que cela puisse aller aussi loin… C’est fou de penser que cette loi est aujourd’hui discutée au niveau national et qu’elle pourrait même, sur le long terme, avoir un impact international car, après tout, l’esclavage n’est pas un problème uniquement américain », note Maureen Simmons.« Quand je pense à ma famille et à tous ces ancêtres victimes de l’esclavage, cela donne un peu le vertige ».

Jusqu’à 1,2 million de dollars par personne

Reste à savoir si les élus du Parlement californien et le gouverneur de l’État de Californie seront prêts à valider les recommandations du groupe de travail. La question du montant des réparations suscite notamment le débat au sein du Golden State et cristallise l’attention des médias.

Selon les estimations des économistes recrutés par le groupe de travail sur les réparations, l’État de Californie pourrait devoir plus de 800 milliards de dollars aux descendants d’esclaves californiens, soit plus de 2,5 fois son budget annuel.

Afin de compenser les discriminations subies notamment dans le domaine de l’accès aux soins de santé, les experts suggèrent que chaque Afro-américain californien descendant d’esclave puisse toucher 13.619 dollars (environ 12.400 euros) pour chaque année de résidence sur le territoire californien. Dans le domaine du logement, une méthode de calcul estime le préjudice subi à 145.847 dollars (133.500 euros) par personne. Selon les calculs des experts, certaines personnes devraient pouvoir recevoir jusqu’à 1,2 million de dollars en réparations (1,1 million d’euros).

« Je doute fort que les élus soient prêts à approuver ce projet utopique et coûteux. Comment vont-ils financer cela ?  » note, sceptique, Joel Kotkin, économiste et chercheur à l’université Chapman en Californie et opposant aux réparations. «  Par ailleurs, la Californie n’a jamais été un état esclavagiste. Pourquoi paierions-nous pour des crimes commis par l’Alabama ou le Mississippi ? ».

Selon une étude publiée en 2021 par les sociologues américains Ashley Reichelmann et Matthew Hunt, seulement 20% des Américains blancs seraient favorables à des réparations sous forme de paiements directs.

« Beaucoup de gens ne veulent pas le reconnaître, mais tout le monde aux États-Unis continue de bénéficier aujourd’hui de l’esclavage, même ceux dont les ancêtres ne possédaient pas d’esclaves », note Ashley Reichelmann, professeur de sociologie à Virginia Tech. « Une partie de l’opposition aux réparations chez les Blancs vient de leur difficulté à admettre que la démocratie américaine n’est pas une nation méritocratique, contrairement à ce qu’affirme le mythe national. Accepter de reconnaître que les inégalités modernes dont sont victimes les Noirs sont directement liées à l’esclavage et à ses conséquences, remet profondément en cause l’idée du rêve américain censé être accessible à tout individu méritant. D’un coup, c’est aussi leur propre mérite qui est remis en cause.  »