La Catalogne, un conflit gelé au cœur de l’UE ?

La Catalogne, un conflit gelé au cœur de l'UE ?

Torn down election posters (for the 2021 Catalan regional election held on 14 February) in a street in Sant Adrià, in the province of Barcelona.

(Ricard González)
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Trois ans après l’échec de la tentative de déclaration unilatérale d’indépendance, la Catalogne a disparu des gros titres de la presse internationale, probablement parce qu’aucun nouveau défi sérieux à la stabilité de l’Espagne de la part des institutions catalanes ne se profile à l’horizon. Pourtant, dans cette région autonome, la situation politique est loin d’être normalisée : plusieurs responsables politiques indépendantistes sont en prison ou se sont exilés (et sont réclamés par la justice espagnole), de violentes manifestations éclatent périodiquement dans les rues et la « guerre des drapeaux » se poursuit sur les balcons des villages et des villes. Le conflit politique reste vif, comme le montrent les élections régionales qui se sont déroulées ce 14 février en Catalogne.

Dans les grandes lignes, le scrutin a montré que la question de l’indépendance continue à diviser la société catalane en deux moitiés presque égales. Le Parti socialiste de Catalogne (PSC), qui défend l’idée d’un État fédéral, a obtenu le plus grand nombre de voix avec 23 % des suffrages. Toutefois, les partis indépendantistes ont reconduit leur majorité absolue en nombre de sièges et, pour la première fois dans l’histoire, sont parvenus à dépasser le seuil de 50 % des voix, passant de 47,5 % à 50,9 % (ou 51,3 %, en comptant tant les partis qui ont remporté des sièges que ceux qui n’en ont pas remporté). Ce coup d’éclat perd de son lustre lorsque l’on apprend que le taux de participation a chuté de 25 points (par rapport aux élections de 2017), passant à 53,5 %, en raison des craintes de contracter la Covid-19 en pleine troisième vague de la pandémie.

« Les élections ont consolidé la politique des blocs. Le citoyen détermine son vote sur la base de son identité nationale. Il sera dès lors très compliqué pour le nouveau gouvernement d’être transversal », a déclaré à Equal Times Lluís Orriols, professeur de sciences politiques à l’université Carlos III de Madrid.

Quelques semaines après les élections, la formation d’un gouvernement stable s’annonce compliquée. « Les négociations entre les partis indépendantistes seront longues et compliquées, car l’un d’entre eux, la CUP (Candidature d’unité populaire), ne suit pas la logique traditionnelle de la recherche du pouvoir. Au bout du compte, ils parviendront quand même à un accord. Il y a déjà des précédents en la matière », ajoute-t-il.

En fait, la dernière législature n’a pas pu être menée à terme, car le président de la région, Quim Torra, du parti Junts per Catalunya (Ensemble pour la Catalogne), a été démis de ses fonctions parce qu’il avait désobéi aux juges et les deux principaux partis indépendantistes, Junts et Esquerra Republicana de Catalunya (ERC, Gauche républicaine de Catalogne) — deuxième et troisième de ces élections, avec 20 et 21 % des voix — n’ont pas pu se mettre d’accord sur un remplaçant. En plus de la lutte fratricide pour le pouvoir qu’ils se livrent, les deux partis misent sur des stratégies différentes pour parvenir à l’indépendance. Alors que l’ERC défend un dialogue avec le gouvernement central, Junts préfère la confrontation.

Construire sur la base de la polarisation et de la politique des blocs

Les difficultés rencontrées dans la formation de l’exécutif ne sont cependant pas l’apanage de la Catalogne. « Nous sommes moins uniques que nous le pensons. Le problème de la gouvernabilité que nous vivons en ces temps de polarisation et de fragmentation est partagé par de nombreuses démocraties occidentales. Elle revêt simplement une forme différente ici en raison du conflit », déclare le philosophe Josep Ramoneda. « Cette situation a un effet très négatif, car elle bloque la résolution d’autres problèmes, tels que la fracture sociale provoquée par la pandémie, la distribution des fonds européens ou encore la vie active du pays », ajoute-t-il. Dans les articles qu’il a publiés dans la presse, ce penseur a été très critique à l’égard de la judiciarisation du conflit par le précédent gouvernement espagnol, dirigé par le Parti populaire (PP), car elle a servi à enliser le conflit, et non à le résoudre.

Le cas catalan présente une particularité qui complique la recherche de majorités gouvernementales. À l’axe politique gauche/droite, s’ajoute l’axe national. Par exemple, il est difficile pour un parti indépendantiste de centre-droit comme Junts de signer un programme de gouvernement partagé avec la CUP, le plus petit des partis indépendantistes à l’idéologie anticapitaliste. Par ailleurs (dans le bloc opposé à l’indépendance), la situation est la même entre le Parti socialiste et Vox, ce dernier étant un parti d’extrême droite. Les urnes ont mis en place une majorité composée de partis de gauche, mais les socialistes et l’ERC se sont mutuellement imposé un veto. L’embrasement de la « question catalane » est un élément qui a également miné la gouvernabilité de l’Espagne, où s’est produite une répétition électorale en 2019.

Au-delà de la question de la gouvernabilité, certains analystes estiment que ces résultats ouvrent la porte à une réorientation du conflit. « Dans les deux blocs, on a assisté à un remplacement des partis ayant récolté le plus de voix et ceux qui ont gagné, le PSC et l’ERC, sont plus modérés que les partis Ciudadanos ou Junts. Par conséquent, la distance qui sépare leurs stratégies est moindre. La polarisation est moins forte, ce qui peut faciliter la recherche d’une entente », explique M. Orriols, qui croit en un dialogue plus fluide entre les deux gouvernements (central et régional).

L’imbrication de la Catalogne dans l’Espagne est un problème vieux de plusieurs siècles qui n’a pas encore été résolu. Suite à l’approbation de la Constitution espagnole en 1978 (trois ans après la mort du dictateur Francisco Franco), la Catalogne a retrouvé sa faculté de s’autogouverner, mais dans les années 1990, une partie des citoyens la considérait déjà comme insuffisante (et ce, indépendamment du fait que l’État espagnol, composé d’entités autonomes, figurait déjà, au tournant du siècle, dans le groupe de tête des pays les plus décentralisés au monde, avec l’Allemagne, la Belgique et la Suisse).

En 2003, le président de la communauté autonome catalane de l’époque, le socialiste Pascual Maragall, avait entrepris de réaliser l’intégration définitive de la Catalogne avec l’approbation d’un nouveau statut d’autonomie, approuvé en 2006 par référendum. En 2010, la Cour constitutionnelle a toutefois déclaré plusieurs de ses articles inconstitutionnels. Le centre de gravité du nationalisme catalan a dès lors basculé vers l’indépendantisme, ce qui a conduit au référendum illégal sur l’autodétermination en 2017 et à la suspension temporaire de l’autonomie qui en a découlé.

L’une des conséquences de cet épisode a été l’échappée de la justice espagnole de la moitié des membres du gouvernement catalan, dont le président de l’époque, Carles Puigdemont, et la condamnation de l’autre moitié à de longues peines de prison allant jusqu’à 13 années. Le fait que ces dirigeants soient toujours derrière les barreaux, considérés comme des « prisonniers politiques » par le mouvement indépendantiste, a été l’un des principaux obstacles à une résolution négociée du conflit. Toutefois, l’actuel gouvernement espagnol, dirigé par le socialiste Pedro Sánchez, a laissé entendre qu’il leur accorderait bientôt une grâce.

« La libération des dirigeants politiques catalans est l’une des conditions nécessaires pour désamorcer la situation et aborder les négociations dans une atmosphère positive », déclare Cécile Barbeito, chercheuse à l’École de la culture de la paix de l’Université autonome de Barcelone. L’année dernière, le Parti socialiste et l’ERC avaient déjà convenu de la création d’une table de négociation entre les exécutifs espagnol et catalan, mais elle n’a pu se réunir qu’une fois. En théorie, c’est à cause du déclenchement de la pandémie qu’elle n’a pas pu continuer, mais cela ressemble plutôt à une excuse, car le report a été prolongé sine die.

Lorsqu’il s’agit d’esquisser des solutions possibles au conflit, M. Ramoneda, le philosophe, estime que nous ne devons pas créer de faux espoirs :

« La table de négociation devrait d’abord se concentrer sur la recherche d’accords sur des questions qui affectent la gouvernance au jour le jour et ainsi établir la confiance entre les deux gouvernements. Si les objectifs fixés sont trop ambitieux, cette table sera trop courte et échouera ».

Selon le penseur émérite, la solution d’un référendum concerté comme celui qui a eu lieu en Écosse (que les partis indépendantistes préconisent et qui a recueilli le soutien de 70 à 80 % des Catalans dans divers sondages) n’est pas réaliste. Du moins, pour le moment. « Le gouvernement central ne l’acceptera pas. À l’avenir, si Madrid accepte pleinement l’existence d’un conflit et que le soutien au mouvement indépendantiste ne faiblit pas, des solutions imaginatives pourraient être envisagées, telles que le statut de nation associée ou quelque chose de ce genre », suggère M. Ramoneda.

Un autre écueil qui guette le dialogue est le rejet de toute forme de négociation (pour mettre fin au conflit) par les partis de la droite espagnole, aujourd’hui dans l’opposition. Conformément à la Constitution espagnole, les projets de réforme constitutionnelle (une voie que divers responsables politiques désignent pour trouver une issue à la crise) doivent être approuvés à une large majorité (trois cinquièmes des deux chambres), et généralement ratifiés par un référendum. Dans la pratique, et compte tenu de la composition actuelle de l’hémicycle, cela donne aux parties de droite un droit de veto sur tout accord éventuel qui pourrait étendre de manière significative l’autonomie de la Catalogne. « Lorsque les négociations commenceront, la polarisation s’accentuera en Espagne ; ce qui ne sera pas facile à gérer pour le président Pedro Sánchez. C’est pour cette raison que le sentiment est très répandu parmi les citoyens et les partis politiques que les négociations ont peu de chances d’aboutir », explique Mme Barbeito.

Étant donné à l’énorme distance qui sépare les approches des principaux acteurs, le risque est réel de voir le « conflit catalan » rejoindre la liste des conflits de souveraineté gelés. « Cela fait deux siècles qu’il y a un problème territorial en Espagne. Je ne pense pas qu’il puisse être résolu maintenant. Il s’agit de faire baisser la tension et de gérer la période “entre-temps” », explique M. Orriols, une idée à laquelle Mme Barbeito adhère.

This article has been translated from Spanish.