La Covid-19 a fragilisé un État de droit déjà bancal

Depuis le début de la pandémie qui s’est déclarée il y a un an, plusieurs études indiquent clairement une détérioration de la situation déjà alarmante de l’État de droit dans le monde. Ce constat doit attirer toute notre attention car l’État de droit est un pilier essentiel permettant de garantir la responsabilité des acteurs gouvernementaux et privés, ainsi que des lois équitables qui protègent les droits fondamentaux, des gouvernements ouverts et une justice accessible.

À l’intersection de cette double crise de la santé publique et de l’État de droit se profilent quatre préoccupations majeures : les limites des pouvoirs gouvernementaux, les droits fondamentaux et la discrimination, la corruption et l’accès à la justice.

Dans chacun de ces domaines, la situation est alarmante. Par exemple, la pandémie de Covid-19 risque sérieusement de repousser les limites auxquelles sont soumis les pouvoirs gouvernementaux, étant donné que les dirigeants potentiellement autoritaires s’arrogent de nouveaux pouvoirs par le biais des mesures d’urgence et que les tribunaux, les législatures et d’autres pouvoirs institutionnels et civiques se voient empêchés de s’acquitter de leurs obligations et de leurs droits constitutionnels. Les nouvelles mesures érigeant en infraction pénale la diffusion de fausses informations à propos du virus ou censurant les rapports sur les faux pas des gouvernements ont été utilisées pour museler ou porter atteinte aux journalistes et aux opposants. Des preuves flagrantes dénoncent aujourd’hui une application discriminatoire des mesures de confinement et des couvre-feux selon l’appartenance ethnique, la race, la religion, le statut juridique ou l’identité de genre.

La corruption a gagné du terrain dans le secteur de la santé, dans la mesure où les gouvernements ont cherché à acheminer en urgence les fournitures et les ressources aux plus nécessiteux en outrepassant les procédures mises en place pour prévenir la fraude et le gaspillage.

Par ailleurs, les importantes retombées économiques de la pandémie créent des besoins plus grands encore en termes de justice, notamment au sein des communautés pauvres et marginalisées, où l’absence d’identité légale, de logement ou d’emploi officiel ne permet pas d’accéder à l’aide d’urgence. Parallèlement, les institutions judiciaires, systématiquement sous-financées et fonctionnant pour la plupart à capacité réduite en raison de la pandémie, risquent d’accuser encore plus de retard.

Outre les conséquences dramatiques de la pandémie sur l’emploi, certains gouvernements ont profité de la crise pour réprimer la liberté d’expression, d’information et d’association, autant de droits essentiels pour protester contre les mauvaises conditions de travail. Selon une récente étude réalisée par Freedom House et le projet University of Gothenberg’s Varieties of Democracy, les libertés d’expression, d’association et de la presse ont toutes été prises pour cibles au cours de l’année écoulée. Une forme d’inégalité particulièrement pernicieuse s’est manifestée à l’égard des professionnels de la santé, déjà exposés à des risques extrêmes en raison de leur profession.

Pour les travailleurs du monde entier, l’effritement de l’État de droit soulève des inquiétudes évidentes. Un système d’État de droit stable crée un environnement qui protège leurs droits syndicaux et de négociation collective, les met à l’abri de la discrimination, leur offre un cadre réglementaire pour la sécurité sur les lieux de travail et leur fournit des mécanismes pour la résolution des conflits et des préjudices en milieu professionnel. Il ressort également de la recherche que l’État de droit va de pair avec la croissance économique, l’amélioration de la santé, la réduction des inégalités et l’augmentation des niveaux de qualification.

La situation de l’État de droit avant la Covid-19

Malheureusement, la pandémie mondiale survient à un moment où, lentement mais sûrement, le respect de l’État de droit s’amenuise partout dans le monde. Comme le montre l’Indice de l’État de droit de World Justice Project (WJP) 2020, qui évalue la situation de l’État de droit dans le monde en se basant sur des enquêtes nationales menées auprès de ménages et d’experts, un plus grand nombre de pays voient l’État de droit davantage se dégrader que s’améliorer pour la troisième année consécutive.

Cette tendance s’affirme autant dans les démocraties bien établies que dans les États plus autoritaires, dans toutes les régions du monde. Ce déclin systématique se manifeste plus particulièrement dans les domaines de la responsabilité gouvernementale, des droits fondamentaux et de la corruption. À titre d’exemple, au cours de l’année précédente et des cinq années étudiées, les pays ont été plus nombreux à voir leur indice des droits fondamentaux enregistrer une diminution plus forte que toute autre composante de l’État de droit.

S’agissant des droits du travail, la situation est plus variable. Selon les données collectées pour l’Indice 2020 par World Justice Project, les pays ont été légèrement plus nombreux à améliorer leurs scores pour l’application effective des droits fondamentaux du travail.

Les questions de l’enquête portaient notamment sur la liberté syndicale et le droit de négociation collective, l’absence de discrimination en matière d’emploi et l’absence de travail forcé et de travail des enfants (sous-facteur 4.8 de l’indice).

Sur les cinq dernières années de la collecte des données par WJP, le nombre de pays enregistrant une hausse ou une baisse pour ce sous-facteur est quasiment identique (53 % et 42 % respectivement), tandis 5 % d’entre eux ne constatent aucun changement significatif. L’analyse pondérée en fonction de la population montre que le groupe des 54 pays en amélioration représente 64 % de la population mondiale, le groupe des 43 pays en diminution à peine 23 %. En d’autres termes, au cours de ces cinq années, les droits du travail ont généralement connu une amélioration pour un plus grand nombre d’individus dans le monde.

Un examen plus approfondi de ces chiffres met en avant un tableau partagé entre progrès et régression. Du côté des progrès, les pays où l’État de droit est historiquement plus fragile ont vu des améliorations de leur indice relatif aux droits du travail. Toutefois, un grand nombre d’entre eux enregistrent des scores dans ce domaine largement inférieurs à la moyenne mondiale (ex. Tanzanie, Afghanistan, Égypte) indiquant que, même si des progrès ont pu être observés au cours de ces dernières années, ces pays rencontrent toujours des difficultés à protéger et respecter les droits du travail. D’un autre côté, certains de ces pays où l’État de droit est plus instable ont constaté une érosion considérable des droits du travail (ex. Belize, Brésil, Turquie), démontrant qu’il n’existe pas de modèle clair et universel concernant les droits du travail et leur corrélation avec l’application plus large de l’État de droit.

Quelques signes d’espoir

Syndicats, ONG, journalistes et citoyens ont réagi courageusement à la crise engendrée par la pandémie, au travers de l’aide humanitaire et d’autres types d’assistance aux victimes. Le World Justice Challenge 2021 de WJP, un concours mondial récompensant les projets innovants destinés à résoudre les problèmes posés à l’État de droit par la pandémie, a retenu plusieurs idées intéressantes pour apporter un soutien aux travailleurs touchés par la crise.

Au Kenya, le réseau Dhobi Women Network a lancé le projet Inua Mama Fua pour fournir nourriture, équipements de protection individuelle (EPI) et services d’assistance psychosociale et juridique aux travailleuses domestiques de Nairobi, actuellement dans l’impossibilité de subvenir à leurs besoins en raison de la pandémie, qui a amené leurs employeurs à les renvoyer chez elles. L’Association des femmes guatémaltèques en Espagne a recouru à des outils juridiques et au litige stratégique pour protéger la capacité des travailleuses migrantes à travailler et bénéficier de prestations sociales durant la pandémie. Au Népal, en réponse à la vulnérabilité de plus en plus grande des travailleurs migrants, le Forum du peuple a fourni une assistance juridique gratuite, a préparé des documents d’information et a recommandé le rapatriement et la réintégration des travailleurs migrants qui rentrent chez eux.

En définitive, la crise de la Covid-19 a érodé l’État de droit partout dans le monde. En réponse, les sociétés commencent à reconnaître et à combattre les profondes inégalités structurelles dans le cadre des conditions économiques et de l’État de droit actuels. Le prochain Indice de l’État de droit de WJP, publié en octobre 2021, apportera de nouvelles données permettant d’informer les syndicats, les activistes, les gouvernements et le secteur privé à propos des priorités nécessitant attention et ressources dans le cadre de la préparation d’une reprise plus juste au lendemain de la pandémie.

Cet article a été traduit de l'anglais.