La France, pays où la solidarité est criminalisée et la citoyenneté redéfinie

La différence entre un citoyen et un militant peut s’avérer ténue. Pierre-Alain Mannoni, 45 ans, est originaire de Nice et est professeur d’université. Il n’avait pas l’intention de devenir militant et rejette encore cette étiquette d’ailleurs. Lorsqu’un simple geste de gentillesse envers trois femmes migrantes a provoqué la colère des autorités françaises cependant, il n’a vu aucune différence entre ses devoirs de citoyen et son rôle de militant.

La vallée de Roya, une région montagneuse et accidentée à la frontière franco-italienne, a été témoin d’une crise humanitaire de plus en plus grave depuis le mois de juin 2015, moment où les autorités françaises ont partiellement fermé leur frontière avec l’Italie. Dans l’espoir de rentrer en France, où ils rejoignent des amis et des proches ou encore continuent leur voyage vers d’autres pays comme le Royaume-Uni, les migrants, en désespoir de cause, commencèrent alors à emprunter le périlleux passage à travers les Alpes, qui les amène souvent à Roya.

La configuration géographique de la Roya constitue une source de confusion pour tous ceux qui ne connaissent pas la région. « La vallée commence en Italie et se termine en Italie. La partie du milieu est française. Il n’y a qu’une seule route qui relie toutes les parties et il s’agit d’une route de montagne très longue et très périlleuse. Les migrants tentent de passer de Vintimille [en Italie] à Nice [en France] en empruntant cette route, mais en choisissant ce trajet, il est très facile de se perdre, de se faire arrêter ou encore de se retrouver à nouveau en Italie, » déclare Mannoni.

Vintimille est le premier point d’arrivée pour de nombreux migrants et réfugiés fuyant les conditions effroyables de pays africains tels que l’Érythrée et le Soudan. « Je ne sais pas si vous êtes au fait de la situation à Vintimille, mais elle est absolument abominable. Les enfants sont dehors, les femmes et leurs enfants, dehors. Et c’est une vraie chasse à l’homme, pour essayer d’attraper ceux qui tentent de passer. Et maintenant, avec l’accord signé entre l’Italie et la Libye, l’Italie donne à la Libye 200 millions d’euros, je pense, afin que ces gens ne soient pas forcés de quitter leur pays, » explique Hubert Jourdain de Nice, un militant pour les droits.

D’après Jourdain, les migrants et les réfugiés fuient des conditions horribles aggravées de manière intolérable par la fermeture des frontières. « Savez-vous que les jeunes femmes en provenance d’Érythrée prennent la pilule avant d’entreprendre leur migration, et ce, afin de traverser la Libye et le Liban ? Imaginez cette violence indescriptible ! »

La situation dramatique à laquelle les réfugiés et les migrants sont confrontés a encouragé beaucoup de militants à leur fournir l’assistance nécessaire que l’État a choisi, selon eux, de ne pas leur apporter.

« Je me suis activement impliqué depuis qu’un problème international est devenu un problème local, » déclare Sophie (son nom a été modifié), un membre de l’association Roya Citoyenne, un groupe local qui offre un refuge et une assistance aux migrants. « Donc, pour moi, et beaucoup de gens disent la même chose, tout est arrivé très vite. »

L’alarmisme à titre de diversion

Après une série d’attentats terroristes cependant, les autorités françaises ont ciblé les actions solidaires qui contreviennent à la politique officielle de migration, accusant souvent les militants de trafic de migrants.

Les militants pour les droits avancent que cet alarmisme est un moyen facile et bon marché de dramatiser quelques problèmes particuliers au lieu d’autres, et ce, afin de détourner l’attention de la cause véritable de la migration de masse non contrôlée ou involontaire.

L’État a introduit des dizaines de recours contre des citoyens qui ont aidé des migrants, les accusant de trafic d’êtres humains et d’autres crimes. Le cas le plus célèbre est celui de Cédric Herrou, un producteur d’olives de Roya, qui a offert un refuge à des migrants sur son exploitation. Il a été accusé de nombreuses infractions dans une affaire très médiatisée qui a fait de lui un héros populaire.

Félix Croft, un bénévole humanitaire de 28 ans, risque de lourdes amendes et une longue peine d’emprisonnement pour avoir fait traverser la frontière franco-italienne à une réfugiée enceinte et sa famille. Il affirme qu’il essayait de les emmener de Vintimille à son domicile à Vence parce qu’il n’y avait pas de place dans l’église où ils avaient tenté de trouver refuge, mais il a été arrêté alors qu’il roulait sur l’autoroute. 

Mannoni, père de deux enfants, s’est retrouvé empêtré dans une situation similaire. En novembre dernier, il était en train de dîner avec des amis à la Roya lorsqu’il a été invité à visiter une construction ferroviaire abandonnée occupée par des militants et des ONG. La construction surpeuplée avait été réquisitionnée en tant que refuge pour recevoir des migrants, principalement du Soudan et de l’Érythrée, qui avaient traversé la frontière italienne.

Mannoni a été présenté à trois Érythréennes qui avaient besoin de soins médicaux et psychologiques et ses amis lui ont demandé s’il pouvait les héberger à Nice. Hésitant au début (parce qu’il « avait du travail le lendemain »), il s’est ravisé lorsqu’il a constaté l’étendue de leurs blessures. Dans son témoignage, il les a décrites comme « apeurées, mortes de froid, malades et présentant des blessures visibles. »

Les trois femmes avaient marché toute la nuit, dans les montagnes, pour atteindre le squat et elles étaient épuisées, tant physiquement que mentalement. Tentant de montrer l’exemple à ses filles, Mannoni décida alors de les accueillir chez lui à Nice. Elles sont rentrées dans sa voiture, mais ils ne purent aller bien loin. Mannoni a été traduit en justice en vertu de l’article L622-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile après avoir été arrêté à un poste de péage d’autoroute une heure après avoir quitté la Roya.

La loi stipule que toute personne qui « aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d’un étranger en France sera punie d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 30 000 euros. » Cette loi est souvent surnommée la loi du « délit de solidarité ».

Cependant, dans une affaire qui a fait jurisprudence et qui constitue une bonne nouvelle pour les dizaines d’autres militants qui font face aux mêmes accusations, un tribunal a acquitté Mannoni, jugeant qu’il avait agi conformément à la loi pour « préserver la dignité » des trois Érythréennes qu’il transportait.

Selon le verdict qui a été lu dans son intégralité par le président du tribunal : « À la lumière de l’ensemble de ces éléments, il convient de considérer que l’accusé a aidé ces immigrantes dans le but de préserver leur dignité et de leur assurer la sécurité physique qui permettrait de conserver leur intégrité physique. »

Toutefois, le parquet a déclaré qu’il ferait appel de la décision. Bien que Bruno Le Roux, le ministre français de l’Intérieur, ait déclaré qu’il n’y a pas de « délit de solidarité » tant que personne ne tire un bénéfice quelconque de l’aide aux réfugiés et aux migrants, le ministère n’a pas répondu aux demandes d’Equal Times visant à savoir pourquoi le parquet envisage de faire appel de la relaxe de Mannoni.

« Leurs droits et libertés sont les nôtres »

Le cas de Mannoni met non seulement en évidence les manœuvres juridiques usées par les autorités pour justifier des mesures disciplinaires à l’encontre des citoyens, il souligne également le fait que les droits de la citoyenneté font continuellement l’objet de contestations et débats.

Faisant la distinction entre les notions d’aide et d’assistance, le procureur a fait valoir que l’aide fournie en réponse à un danger imminent est un devoir, mais il a ajouté que les accusations contre Mannoni se conformaient davantage à une assistance organisée, ce qui ne correspond pas à un danger réel et imminent.

L’implication de l’argument du procureur est que les actes de compassion impulsifs et spontanés méritent l’immunité juridique, tandis que les efforts organisés, non. En outre, l’État perçoit la « liberté de circulation » comme un droit non transférable qui ne peut pas être étendu aux non-citoyens. Ce faisant, il vise à garantir et protéger sa position de distributeur exclusif de ces libertés et droits en France.

Mannoni et ses amis militants pensent que cette contestation des droits de la citoyenneté réunit les migrants et les citoyens dans une lutte commune visant à établir une correspondance entre les droits d’un groupe et ceux des autres. Selon Jourdain, les citoyens qui exercent leurs droits d’une manière qui contrevient aux canaux officiels de migration remettent en question et éprouvent les limites du pouvoir de l’État et, ce faisant, la portée de leurs propres libertés.

« Nous défendons les droits et libertés [des réfugiés et migrants] ; en effet, leurs droits et libertés sont les nôtres. C’est la raison pour laquelle nous avons fini par être impliqués dans cette lutte politique : il n’y avait pas d’autre position à prendre. »

Le 7 mai, la France se rendra aux urnes pour élire un nouveau président. La toile de fond du populisme d’extrême droite en Europe et de l’autre côté de l’Atlantique a fait de la migration le souci principal des campagnes et débats présidentiels français. Selon Mannoni, les fonctionnaires du gouvernement se vantent du nombre d’« illégaux » renvoyés à Vintimille, mais ces chiffres « représentent souvent les mêmes personnes qui tentent de franchir la frontière tous les jours. »

En agissant de la sorte, Mannoni affirme que les fonctionnaires gonflent artificiellement les statistiques et simulent l’efficacité de leur propre réponse.

« On nous dit que la migration est un problème de sécurité, mais les déportations ont-elles empêché les terroristes de faire ce qu’ils font ? »

Cet article a été traduit de l'anglais.