La Lettonie se prépare à une guerre – de l’information

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Une peine de prison pour des activités non violentes considérées comme une menace à la sécurité de l’État ? Cela pourrait bien devenir une réalité en Lettonie si un nouveau projet de loi est adopté en deuxième lecture le 21 avril 2016. Malgré les craintes que ce projet de loi ne porte préjudice à la liberté d’expression, les experts en sécurité estiment qu’il s’agit d’une mesure nécessaire dans la « guerre de l’information » avec la Russie.

Les politiciens et experts qui ont préparé le texte du projet de loi craignent, en effet, que des propagandistes puissent exploiter les médias conventionnels et les réseaux sociaux, de même que des événements comme les camps pour la jeunesse, pour attiser les tensions ethniques et les mouvements séparatistes en Lettonie, comme ce fut le cas en Ukraine orientale.

La proposition de loi fut approuvée en première lecture le 3 mars. Elle renferme une série d’amendements aux dispositions relatives aux crimes contre l’État. Les députés lettons considèrent ces révisions suffisamment urgentes que pour avoir opté pour une procédure législative accélérée en deux lectures au lieu de trois. Une seconde lecture était prévue le 7 avril mais a été reportée pour donner suffisamment de temps à la préparation des amendements.

De petites manifestations ont eu lieu en opposition au projet de loi. Interviewée par Equal Times, l’avocate des droits de l’homme Elizabete Krivcova a indiqué : « Dû à la pression de la société civile et de la presse, les auteurs ont accepté de modifier la proposition. Ils refusent, néanmoins, tout débat élargi à ce sujet. »

S’ils sont adoptés, les amendements sanctionneront des personnes qui sont considérées comme agissant à l’encontre de l’indépendance, de la souveraineté ou de l’intégrité territoriale de la Lettonie ou comme incitant au renversement du pouvoir de l’État.

L’incitation au renversement de l’État letton ou à la modification de la structure de l’État, ou l’assistance à un pays ou une organisation étrangers en ce sens est passible de cinq ans de prison. Les dispositions légales en place pénalisent uniquement les actions violentes. « En cas d’adoption de la loi, un appel pourrait être interjeté auprès de la Cour constitutionnelle », indique Aleksejs Dimitrovs, conseiller juridique du groupement Les Verts – Alliance libre européenne au Parlement européen, qui a entrepris des recherches approfondies sur les questions des minorités et de la citoyenneté en Lettonie.

Il met en exergue l’issue d’autres cas semblables : La Commission de Venise du Conseil de l’Europe (qui procure des conseils juridiques aux États européens) a naguère réprimandé la Roumanie pour ses dispositions constitutionnelles en matière de « diffamation contre le pays » et maintenu que « la liberté d’expression est protégée quand bien-même elle choque, offense ou dérange et a protégé les droits des partis politiques qui soutiennent le séparatisme, à condition qu’ils emploient et promeuvent exclusivement des moyens pacifiques pour apporter le changement ».

À l’issue de diverses procédures portées devant la Cour européenne des droits de l’homme (Akgöl et Göl contre la Turquie, 2011, Murat Vural contre la Turquie, 2014, par exemple), il a été établi que « des formes d’expression pacifiques et non violentes ne doivent pas faire l’objet de menace d’imposition d’une peine de privation de liberté ».

Dimitrovs est certain qu’ « en cas d’application dans le cadre d’un cas individuel, la personne condamnée en vertu d’une sentence finale en Lettonie pourrait faire appel à la Cour européenne des droits de l’homme ».

 
Une « puissance douce » qui croît

D’autre part, les dispositions actuelles sont perçues comme obsolètes dans le contexte de la « puissance douce » croissante exercée par la Russie dans ce pays balte. Un communiqué de presse diffusé à la suite de la première lecture du projet de loi cite une déclaration d’Evika Siliņa, secrétaire parlementaire au ministère de l’Intérieur, selon laquelle les dispositions proposées permettraient au gouvernement de lutter contre les camps militaires pour jeunes financés depuis l’extérieur, sources d’une profonde inquiétude en Lettonie.

D’autre part, les dispositions actuelles sont considérées trop faibles pour contrer l’espionnage.

Andis Kudors, directeur exécutif du Centre for East European Policy Studies, à Riga, capital de la Lettonie, soutient la nouvelle proposition visant à criminaliser l’action non violente.

« Des activistes peuvent, à titre individuel, faire appel aux médias, aux réseaux sociaux, aux réseaux d’ONG et autres instruments et activités pour nuire au travail des institutions de l’État, pour compromettre le processus politique démocratique et accroître les clivages sociaux basés sur l’appartenance ethnique », a-t-il déclaré lors d’un entretien avec Equal Times.

Kudors est d’avis que la nouvelle législation protège plutôt qu’elle ne menace les libertés fondamentales en Lettonie. « La Russie tire parti de notre système politique ouvert et de notre société ouverte pour saper notre liberté. »

Un point de vue que partage Māris Andžāns, du laboratoire d’idées Latvian Institute for International Affairs.

« Vu la nature évolutive des méthodes et outils utilisés par certains États pour mettre en danger la sécurité nationale d’autres État, il est nécessaire de renforcer les outils en possession des pays pris en cible ou en position de défense. Les méthodes et outils exploités par certains États impliquent, dans certains cas, l’exploitation des faiblesses inhérentes aux démocraties libérales à des fins dévoyées, notamment en matière de liberté d’expression et de liberté des médias. »

Selon certains rapports, des entités russes se livrent au financement de groupes de pression dans les pays baltes. Le laboratoire d’idées britannique Chatham House estime qu’environ 150 groupes financés par le gouvernement ont été actifs à l’extérieur de la Russie depuis 2014, avec des financements à hauteur de 70 millions USD par an.

Alors que beaucoup de pays accordent des subventions à des ONG et des médias étrangers (à titre d’exemple, USAID a octroyé plus de 300 millions USD de financements en 2014 à des pays d’Europe et d’Eurasie et la Norvège a octroyé 804 millions d’eurosaux pays membres les plus pauvres de l’UE en 2009-2014), le flux des financements en provenance de pays comme la Russie ou la Chine suscitent préoccupation pour cause des tensions géopolitiques en cours.

La Lettonie est considérée particulièrement vulnérable à l’influence du Kremlin du fait que son importante minorité russophone est largement privée de ses droits.

Au dernier recensement, 27% de la population de la Lettonie a été identifiée comme étant d’origine russe. Par ailleurs, 14% de la population de la Lettonie – majoritairement russophone - ne possède pas la nationalité lettone car elle n’a pas passé l’épreuve obligatoire de langue lettone.

 
La Lettonie n’est pas la seule

Cependant, la crainte d’une « guerre de l’information » avec la Russie ne concerne pas exclusivement la Lettonie.

L’année dernière, la chaîne de télévision allemande Deutsche Welle a commencé une campagne de coopération avec la Lituanie et la Lettonie dans le but de contrer la propagande pro-russe ciblée sur les minorités russophones de ces pays.

« Suite à la crise ukrainienne et dans le contexte de la nouvelle confrontation est-ouest, la télévision s’est convertie en une arme », a conclu Der Spiegel à propos de l’initiative de coopération.

Stratcom, le centre de renseignement de l’OTAN basé en Lettonie, a récemment publié un rapport sur les guerres de l’information en Europe, où la Lettonie est présentée comme un cas d’étude.

Le rapport a présente le trollage et l’« arsenalisation des médias en ligne » comme des menaces pour la sécurité. Chatham House a également souligné que le trollage peut aller jusqu’à affecter l’investissement étranger, par exemple en diffusant des opinions selon lesquelles certains pays seraient sur le point d’être envahis.

Le directeur du centre de renseignement Stratcom de l’OTAN a avancé des preuves comme quoi les canaux du « soft power » (puissance douce) russe seraient aussi en train de « mener une campagne en Allemagne » contre la chancelière Angela Merkel. L’année dernière, la guerre de l’information figurait à l’ordre du jour d’un Sommet de l’UE où la Lettonie a proposé la création d’une chaîne de télévision en langue russe, financée par l’UE, pour contrer la pression idéologique ciblée sur les minorités russophones.

Même un pays neutre comme la Suède a affirmé la nécessité de contrer la propagande dans sa stratégie de défense pour la période 2016-2020.

Nonobstant, les avocats des droits humains craignent que les restrictions à la liberté d’expression et à la liberté de réunion rapprochent plutôt qu’elles n’éloignent la Lettonie de la Russie.

L’avocate Elizabete Krivcova a déclaré lors d’une interview pour Baltkom Radio qu’en l’absence de sauvegardes adéquates, la nouvelle loi se prêterait à des abus.

Dimitrovs a indiqué : « Durant des décennies, les tribunaux lettons ont eu tendance à interpréter [le concept de] la liberté d’expression très largement, avec des peines extrêmement légères, y compris dans des cas d’accusations crédibles de discours haineux. Cependant, le 26 février, le tribunal du district de Kurzemes, de la ville de Riga, a condamné Maxim Koptelov à six mois de prison pour une pétition publiée sur le site web avaaz.org appelant à une fusion entre la Lettonie et la Russie, alors que l’auteur avait bien mentionné dans le texte de sa pétition qu’il s’agissait d’une plaisanterie. »

« Pour discuter des implications possibles, il faut se reporter aux cas de haute trahison en Russie à la suite d’amendements similaires en 2012 », a dit madame Krivcova lors de son entretien avec Equal Times.

L’actuelle loi russe sur la trahison pénalise l’apport d’aide financière, technique ou autre à un État étranger ou à une organisation internationale qui chercherait à nuire à la sécurité de la Russie. Malgré les critiques des organisations des droits humains, selon un article récent du Guardian, plus de 20 accusations de crimes contre l’État ont été menées en Russie l’année dernière, dont les détails ont été classés secrets.

Andžāns reconnaît que la « pénalisation de toutes nouvelles activités ne devrait pas constituer le but ultime » du nouveau projet de loi letton et que la nouvelle proposition implique la nécessité de mécanismes de supervision clairs et démocratiques. « Toutes mesures visant à une criminalisation des activités non violentes contre l’État doivent être attentivement formulées et débattues, afin d’éviter tout recours possible à celles-ci contre les médias indépendants et la société civile », a-t-il déclaré à Equal Times.

 
Cet article a été traduit de l’anglais.