La loi « omnibus » est une attaque contre les droits des travailleurs, mais aussi contre les objectifs de développement durable de l’Indonésie

En plus de la pandémie de Covid-19, qui a vu l’Indonésie se classer au deuxième rang des pays d’Asie, après l’Inde, en nombre de décès confirmés, la récente loi « omnibus » du président Joko « Jokowi » Widodo a provoqué une vive opposition qui domine le débat public en Indonésie depuis des mois.

Le gouvernement soutient que cette loi controversée, entrée en vigueur le 5 novembre et officiellement connue sous le nom de « Loi sur la création d’emplois », contribuera à apporter une certitude juridique aux investisseurs en rationalisant plus de 70 dispositions juridiques existantes et en les intégrant à un texte de loi unique. Le gouvernement affirme que l’assouplissement de la législation du travail, la réduction des formalités administratives et la simplification des procédures d’acquisition (notamment en ce qui concerne les terrains) stimuleront les investissements ; une exigence vitale à un moment où l’Indonésie tente de se sortir d’une récession provoquée par la pandémie.

Néanmoins, une coalition de syndicats et de groupes environnementaux et de la société civile s’est opposée avec véhémence à cette loi, affirmant qu’elle entraverait la capacité de l’Indonésie à atteindre les objectifs de développement durable (ODD) des Nations unies pour 2030, notamment en ce qui concerne l’Objectif 8 relatif au travail décent et à la croissance économique durable, ainsi que les objectifs 13 à 15 portant sur l’action climatique et la protection de l’environnement. Au cours des semaines qui ont précédé la ratification de la loi le 5 octobre 2020, la société civile a organisé des manifestations et des rassemblements massifs contre le projet de loi qui se sont soldés par des milliers d’arrestations.

Les syndicats affirment que cette loi « dégrade les droits des travailleurs » et « éliminera le confort du travail et la sécurité sociale », selon Elly Rosita Silaban, présidente de la Confédération indonésienne des syndicats ouvriers pour la prospérité (KSBSI).

Outre le fait qu’elle supprime certaines protections contre la sous-traitance, la loi réduit aussi les droits aux congés et des dispositions en matière de sécurité sociale pour de nombreux travailleurs. Elle affaiblit les dispositions relatives au salaire minimum, accroît le nombre maximal des heures supplémentaires et permet aux employeurs de maintenir les travailleurs sous contrat temporaire pour une durée indéterminée, entre autres mesures controversées.

Les activistes affirment également qu’en supprimant les protections environnementales existantes, la nouvelle loi constitue une grave menace pour les objectifs de réduction des émissions de carbone de l’Indonésie. Par exemple, on estime que plus de 60 % des émissions de carbone de l’Indonésie proviennent du changement d’affectation des terres ainsi que des feux de forêts et de tourbe. Le recul des protections prévu par la nouvelle loi pourrait ouvrir la porte à une exploitation sauvage des forêts et à une recrudescence de l’extraction du charbon. L’Indonésie est un important exportateur de charbon et le charbon fournit environ 60 % de l’électricité du pays. Par ailleurs, l’Indonésie est l’un des rares pays au monde où de nouvelles centrales au charbon sont en construction en 2020. Toute initiative visant à favoriser la déforestation et l’extraction du charbon ne présage rien de bon pour les engagements pris par l’Indonésie et qui consistaient à réduire ses émissions de carbone de 29 à 41 % d’ici 2030 dans le cadre de l’Accord de Paris et à éliminer complètement le charbon à l’horizon 2040.

Le gouvernement essuie également des critiques au sujet du processus d’élaboration de la loi, qui a duré moins de six mois. Le gouvernement déclare qu’il a accéléré le projet de loi afin d’aider à augmenter le taux d’emploi pendant la pandémie. Cependant, certains experts juridiques ont qualifié le processus de « vicié », car il a poussé l’application de changements juridiques de grande envergure dans la précipitation avec très peu de dialogue social ou de participation de la population.

Émulation du modèle de développement chinois

Même si la déréglementation pourrait accroître le nombre d’emplois, la nouvelle loi augmentera également l’« informalisation » des travailleurs, ce qui entraînera un allongement des heures de travail tout en facilitant le licenciement des travailleurs par les employeurs. « Les opportunités de travail pourraient éventuellement être accrues dans les MPME [micro, petites et moyennes entreprises], mais les salaires et la protection ne seront pas suffisants », déclare Dian Kartika Sari, présidente du Forum international des ONG sur le développement de l’Indonésie (INFID).

Raynaldo G. Sembiring, directeur exécutif du Centre indonésien pour le droit de l’environnement (ICEL), basé à Jakarta, déclare que « cela aura certainement un impact sur notre capacité à atteindre les ODD ». Il déclare à Equal Times que le document de recherche universitaire qui a servi de base à la loi « omnibus » ne mentionne que brièvement l’environnement et n’aborde pas du tout le développement durable et encore moins les ODD.

Selon certains analystes, la loi reprend en grande partie le modèle de développement chinois. « Les décideurs politiques indonésiens estiment qu’il y a beaucoup de leçons à tirer du modèle chinois de contrôle étatique fort et d’industrialisation axée sur l’exportation », écrivait Jefferson Ng, analyste senior au Programme indonésien de l’école S. Rajaratnam d’études internationales de Singapour, dans son article d’opinionpour The Jakarta Post en mars de cette année.

« Le modèle chinois est très efficace, toutefois, il se caractérise également par des dommages environnementaux, une faible protection des travailleurs et les écueils d’une centralisation excessive », a-t-il ajouté.

Alarmés par les propositions contenues dans la loi « omnibus », en octobre, 36 investisseurs internationaux gérant environ 4.100 milliards de dollars US d’actifs (3.382 milliards d’euros) ont publié une lettre ouverte à l’attention des autorités indonésiennes, exprimant leur inquiétude quant à la proposition de déréglementation des protections environnementales. Ils y déclaraient : « Nous craignons que les changements proposés aux systèmes des permis, de surveillance de la conformité environnementale, de consultation publique et de sanctions n’aient de graves répercussions environnementales sur les droits humains et du travail, ce qui engendrerait une grande incertitude et pourrait nuire à l’attractivité des marchés indonésiens ».

En réponse à cette lettre, la ministre indonésienne de l’Environnement et des Forêts, Siti Nurbaya Bakar, a défendu la loi, affirmant qu’elle était « conçue pour encourager les investissements tout en préservant l’environnement ». Elle écrivait qu’un moratoire permanent sur le développement des forêts primaires et des tourbières « signifie qu’aucun nouveau permis ne sera délivré pour les zones incluses dans la carte du moratoire, soit plus de 66 millions d’hectares ».

Mais M. Sembiring de l’ICEL demeure sceptique. Pour lui, la simplification et l’accélération des licences d’exploitation auront « un impact considérable » sur l’environnement, ainsi que sur l’accès de la population à l’information, à la participation et à la justice publiques dans les litiges environnementaux et fonciers. « Nous constatons déjà qu’il y aura de nombreux problèmes, non seulement en termes de dommages causés par la pollution, mais peut-être aussi des problèmes futurs qui pourraient déclencher un conflit avec les communautés », déclare-t-il, faisant référence aux possibles expulsions liées aux projets de développement. Il avertit également que l’obligation actuelle qui veut que chaque région d’Indonésie dispose d’un seuil minimum de 30 % de couverture forestière sera éliminée par la nouvelle loi.

Une révocation éventuelle ?

Le ministère indonésien de coordination des Affaires économiques a déclaré dans un communiqué de presse publié le 2 octobre que les investissements étrangers exigeant une main d’œuvre abondante ont été « davantage entravés par des problèmes de main-d’œuvre », citant les « normes élevées de l’Indonésie en matière de salaire minimum » et le « coût élevé des indemnités de licenciement ».

Le ministère a souligné qu’en moyenne, le salaire mensuel en Indonésie est d’environ 170 dollars US (140 euros), alors qu’au Vietnam, les travailleurs gagnent généralement environ 150 dollars US (124 euros) par mois. Il a également suggéré qu’en Indonésie, les indemnités de licenciement couvrent en moyenne 52 semaines de travail, contre 32 semaines dans la Thaïlande voisine et seulement 17 semaines en Malaisie.

Néanmoins, les syndicats accusent le gouvernement de « légaliser l’esclavage moderne », notamment en ce qui concerne les nouvelles réglementations sur la sous-traitance qui étaient auparavant limitées à cinq secteurs, mais qui seront désormais étendues à « tous les types de travail » selon Saïd Iqbal, président de la Confédération des syndicats indonésiens (KSPI), s’exprimant lors d’une conférence de presse tenue via Zoom le 24 octobre.

Il a également déclaré que si la sous-traitance était librement mise en œuvre, « il n’y aurait pas de sécurité de l’emploi » pour les travailleurs indonésiens, qui pourraient se retrouver dans une situation de « sous-traitance à vie ».

En octobre, le président Widodo a déclaré que les opposants à la loi sur la création d’emplois pouvaient introduire un recours en cassation auprès de la Cour constitutionnelle, ce qui pourrait entraîner la révocation de la loi. Cette issue semble cependant très improbable compte tenu du capital politique que le président Widodo a investi dans ce projet. Cela n’a pas empêché les confédérations KSPI et KSBSI d’introduire un recours en justice, dont elles attendent actuellement l’issue.

La découverte de nombreuses fautes de frappe dans la version définitive du projet de la loi sur la création d’emplois et les modifications apportées après sa ratification en octobre ont provoqué un tollé sur les médias sociaux indonésiens et ont même amené certains activistes à remettre en question sa validité. Dans un communiqué publié le 3 novembre, le Centre indonésien d’études juridiques et politiques (PSHK), basé à Jakarta, a déclaré que la loi « contient encore des erreurs de formulation qui ont un impact sur la substance des articles », ce qui « doit être interprété comme le fruit d’un processus de formation réglementaire imposé qui sacrifie les principes de transparence, de participation et de responsabilité ».

Il poursuit par ailleurs : « Les erreurs de rédaction et les mauvaises pratiques au cours de son élaboration sont une preuve évidente pour que la Cour constitutionnelle déclare que la loi sur la création d’emplois est viciée sur le plan formel, de sorte qu’elle doit être déclarée non contraignante dans son intégralité ». Même si une décision doit encore être prise à ce sujet, les travailleurs (et l’environnement) de l’Indonésie seront toujours confrontés à un avenir moins sûr et moins durable.

Cet article a été traduit de l'anglais.