La marchandisation de la citoyenneté européenne : l’UE va-t-elle interdire la délivrance de passeports « contre investissement » ?

La marchandisation de la citoyenneté européenne : l'UE va-t-elle interdire la délivrance de passeports « contre investissement » ?

In countries such as Bulgaria, Malta and Cyprus, these ‘golden visa’ programmes, technically known as ‘residence by investment’ schemes, were accompanied by the so-called ‘golden passport’ programmes, which speed up the whole process and offer direct access to ‘citizenship by investment’.

(Benoit Bourgeois/EU-EP)

L’Europe n’est plus tout à fait la même depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. La réaction européenne à la guerre vient, à bien des égards, renforcer les vieilles coutures du projet communautaire. Ainsi, l’une des contradictions morales auxquelles les États-membres de l’UE avaient succombé ces dernières années, à savoir la mise en vente de la citoyenneté européenne, est en train d’être résolue sur la base d’un consensus beaucoup plus large depuis que la guerre a éclaté.

À la suite de la crise financière de 2008, qui avait asséné un choc particulièrement destructeur à l’économie des pays du sud de l’Europe, certains d’entre eux, comme le Portugal en 2012 et l’Espagne en 2013, ont décidé de mettre en place des mécanismes permettant aux « investisseurs internationaux », c’est-à-dire aux ressortissants de pays tiers disposant d’un pouvoir d’achat suffisant, d’acquérir, moyennant paiement, le droit de séjourner dans l’UE, ce qui, en pratique, devenait la clé pour aspirer à devenir, au bout de quelques années, des citoyens européens à part entière. Le même modèle n’a pas tardé à être repris par la Grèce, l’Irlande, l’Italie, Malte, Chypre, et bientôt aussi par les Pays-Bas, la Bulgarie, l’Estonie, la Lettonie et même le Luxembourg.

Dans des pays comme la Bulgarie, Malte et Chypre, ces programmes de « visas dorés », techniquement connus sous le nom de programmes de « résidence contre investissement » (RBI ou Residence by Investment, en anglais) coexistaient avec les systèmes de « passeports dorés », qui accélèrent l’ensemble du processus et permettent d’obtenir directement la « citoyenneté contre investissement » (de l’anglais Citizenship by Investment, CBI). Après des années de pression de la part de Bruxelles, la Bulgarie et Chypre se sont engagées à renoncer au CBI, bien que Malte le maintienne en pratique, de sorte qu’il est toujours possible d’acheter un passeport d’un pays européen dans un délai d’environ un an.

« Les principaux bénéficiaires de ces deux systèmes ont été les oligarques chinois et les oligarques russes », a affirmé dans un entretien avec Equal Times l’eurodéputé espagnol et ancien ministre de la Justice Juan Fernando López Aguilar, qui préside la Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen. Dans de nombreux cas, dit-il, « il s’agit de ‘mafiosi’ et de corrompus qui blanchissent leurs fortunes, acquises illicitement dans leur pays d’origine, en achetant le privilège de résider en Europe et d’acquérir des biens en Europe, ce qui n’a rien à voir avec l’investissement et encore moins avec la création d’emplois : il leur suffit d’acheter des demeures de luxe, des yachts et des biens immobiliers, ce qu’ils font. »

De fait, les programmes RBI ont été justifiés à l’époque comme étant destinés à attirer les investissements dans des pays tels que l’Espagne et le Portugal.

« Dans les deux cas, ils ont été adoptés sous des gouvernements conservateurs, qui [dans un contexte de crise économique] ont mis en place des mesures législatives pour, en pratique, faire entrer de l’argent en espèces en échange de l’octroi de droits de résidence sur le territoire. Or, ils ne s’appuyaient sur aucun investissement réel et ne faisaient l’objet d’aucun contrôle, de sorte que nous sommes clairement confrontés à des problèmes qui ont un impact sur la législation européenne en matière de blanchiment d’argent », a expliqué l’eurodéputé.

En octobre 2020, à l’instigation du Parlement européen, la Commission européenne a assigné Malte et Chypre devant la Cour de justice de l’Union européenne, au motif que leurs programmes CBI enfreignaient plusieurs articles fondamentaux du droit communautaire.

En mars, le Parlement européen a également demandé à la Commission de préparer une législation interdisant les « passeports dorés » (CBI) dans toute l’UE et d’assortir les programmes de « visas dorés » (RBI) de « conditions extrêmement strictes », doublées de « contrôles rigoureux du casier judiciaire » des demandeurs. Et M. López Aguilar d’ajouter : « le tout assorti de contrôles obligatoires de l’ensemble des bases de données partagées par l’agence EU-LISA, laquelle fait régulièrement rapport à la commission que je préside, afin que non seulement les personnes qui acquièrent un tel titre de séjour, mais aussi tous leurs parents proches, au premier degré, puissent être contrôlés, et l’obligation expresse de consultation et de notification par tous les États membres, de manière à ce que tout autre État membre puisse soulever des objections [au cas par cas] à l’encontre de toute personne cherchant à résider dans un autre État membre. »

Migration par investissement et diligence raisonnable

De telles pratiques ne sont toutefois pas une invention européenne. Il existe, en effet, tout un réseau de sociétés spécialisées dans le conseil aux personnes fortunées désireuses de payer pour obtenir un visa ou un titre de séjour dans la trentaine de pays du monde qui les proposent. Ceux-ci vont des petites nations insulaires des Caraïbes aux géants économiques tels que les États-Unis, le Royaume-Uni et le Canada, où le premier programme de ce type a été lancé dès 1986.

Et c’est d’ailleurs du Canada qu’est originaire Eric G. Major, « père » du programme d’investissement individuel de Malte et fondateur et PDG actuel de l’une de ces sociétés, Latitude RCBI Consultancy. M. Major a souligné, lors d’un entretien avec Equal Times, qu’il serait insensé de dédaigner les programmes CBI, dans la mesure où ils constituent, selon lui, un outil très utile pour les petits pays ou les pays en difficulté économique.

M. Major défend le programme CBI maltais comme un exemple de la manière dont devrait être régulée la « migration par investissement », un marché mondial dont la valeur totale – CBI et RBI confondus – a atteint 21,4 milliards d’euros entre 2011 et 2019.

« Les États-Unis restent le pays qui accorde le plus de “visas dorés”, soit environ 10.000 par an, tandis que le Portugal en a accordé environ 1.500 l’année dernière, et l’Espagne environ 1.000... », a-t-il précisé.

« En fonction de la taille de la famille candidate, le coût (de la citoyenneté maltaise) se situe entre 900.000 et 1,2 ou 1,3 million d’euros », a-t-il indiqué, ce qui représente « une contribution au Fonds national de développement social de Malte, qui est destiné à la construction d’écoles, d’autoroutes et d’hôpitaux ». Selon M. Major, Malte reçoit chaque année environ 400 demandes, dont 250 sont approuvées. « Cela représente 250 familles, soit moins de 1.000 personnes par an, mais elles rapportent, en moyenne, environ un million d’euros chacune, de sorte qu’une petite nation insulaire récolte 250 millions d’euros par an grâce à ce programme, qui est particulièrement transformateur pour un petit pays, surtout dans un monde qui sort de la pandémie », a-t-il précisé.

Pour M. Major, dont l’opinion est assez représentative des vues du Conseil sur la migration des investissements, les questions soulevées par les députés européens « sont absolument valables et méritent que l’on s’y attarde », car « certains pays s’y prennent mieux que d’autres ». À ce propos, il a souligné que Malte offrait un exemple de ce à quoi pourraient ressembler des contrôles adéquats, inspirés des pratiques du secteur bancaire, qu’il a défini comme un processus de « diligence raisonnable à quatre niveaux ». Selon M. Major, un tel dispositif permettrait à l’État de vérifier la probité morale des candidats, ainsi que la provenance des fonds fournis, en recourant aux bases de données bancaires internationales, aux forces de police des pays dans lesquels ils ont résidé précédemment et aux rapports de cabinets de recherche spécialisés dans la vérification des données et l’évaluation des risques. La totalité des frais étant à charge du candidat, conformément aux conditions du programme.

Pour le Parlement européen, toutefois, ce n’est guère suffisant. « Malte et Chypre maintiennent ces dispositifs pour prétendument attirer les investissements étrangers, ce qui a inévitablement conduit à la corruption et au blanchiment de capitaux obtenus illicitement, cela ne fait pas le moindre doute », a déclaré M. López Aguilar, qui espère que la CJCE finira par invalider ces programmes « au motif qu’ils sont incompatibles avec le droit européen ».

La probabilité d’un tel arrêt semble moins évidente aux yeux du spécialiste de la citoyenneté Dimitry Kochenov, professeur à l’Institut de la démocratie de l’université d’Europe centrale (Central European University, CEU), à Budapest. En Europe, a-t-il expliqué à Equal Times, « la citoyenneté a toujours été réglementée par défaut au niveau national, et il n’existe aucune base juridique pour la réglementer au niveau supranational », et il ne pense donc pas qu’il soit envisageable d’interdire à terme les programmes CBI.

« Il en va différemment pour la résidence, dans la mesure où il existe bien une base juridique légitime dans les traités permettant à l’UE de légiférer pour harmoniser les lois sur la résidence au sein des États membres. »

M. Kochenov, lui-même citoyen néerlandais d’origine russe, craint que les mesures prises par le Parlement européen à l’encontre des bénéficiaires russes de ces programmes soient contre-productives. « La plupart des oligarques figurant sur la liste des sanctions n’ont pas obtenu leur passeport européen par le biais d’investissements, mais par d’autres voies », comme dans le cas de Roman Abramovitch, qui a acquis la nationalité portugaise en invoquant sa descendance de la diaspora sépharade. Dans le même temps, « de nombreux Russes ont acquis la citoyenneté en Europe, dans les Caraïbes ou ailleurs, parce qu’ils voulaient échapper au régime de Poutine plutôt que de le soutenir », comme ce fut le cas de Pavel Durov, le créateur de l’application de messagerie Telegram, qui, après avoir refusé de collaborer avec le Service fédéral de sécurité russe (FSB), a réussi à fuir la Russie en acquérant la citoyenneté du micro-État antillais de Saint-Kitts-et-Nevis et, depuis 2021, est également citoyen émirati et français.

« Affirmer que toute personne qui provient de Russie et se fait naturaliser dans l’UE est un suspect potentiel revient à ignorer le fait que la Russie n’est pas une démocratie » et que « nombre des personnes qui fuient le pays doivent se faire naturaliser ailleurs, parce qu’il n’y a tout simplement pas d’alternative possible », de sorte que « la naturalisation rend précisément possible leur lutte contre le régime et leur opposition à la guerre en Ukraine », a-t-il déclaré.

Pour M. López Aguilar, « il s’agit de procéder à un tri au cas par cas, avec toutes les garanties, afin que personne ne puisse y prétendre à tort ». L’intention du Parlement européen n’est pas d’agir contre ces migrations légitimes, mais de fermer les portes aux corrompus et aux criminels internationaux qui ont abusé de ces systèmes dans l’UE. Et en ce sens, la guerre agit comme « un accélérateur », en incitant la Commission européenne à défendre et à adopter « à titre contraignant » les propositions du Parlement visant à réglementer strictement la migration par investissement. « Si nous voulons faire du mal à Poutine, nous devons faire du mal aux oligarques russes », a-t-il conclu, « et si nous voulons faire du mal aux oligarques russes, nous devons mettre un terme à tout cela ».

This article has been translated from Spanish by Salman Yunus