La pandémie changera-t-elle le rapport que les humains entretiennent avec la nature et les animaux ?

Au cours du mois d’août 2020, des activistes anonymes ont tagué plusieurs fermes françaises avec des messages comme « épidémie mondiale pour massacre animal », « élevage, berceau des pandémies » ou encore « le virus, c’est le spécisme ».

Les auteurs de ces slogans ont ensuite exprimé leurs revendications sur des plateformes numériques spécialisées. On y lit notamment que « les médias continuent à occulter le lien entre zoophagie et pandémie […] Nous avons le devoir de les forcer à faire ce lien et à agir en conséquence. Parce qu’au-delà des victimes humaines du Covid-19, les victimes du spécisme se comptent par milliers de milliards chaque année. » Ils préviennent finalement que d’autres fermes seront ciblées et encouragent d’autres personnes à rejoindre leur mouvement car : « On ne remporte pas une guerre avec des fleurs comme seules armes. »

Ce type de militantisme en faveur du bien-être animal n’est pas nouveau. Ses origines remontent aux années 1970, époque à laquelle certains activistes s’engagent dans des méthodes plus radicales pour abolir le « spécisme », autrement dit la hiérarchie entre les humains et les animaux, mais aussi entre les espèces animales elles-mêmes.

Regroupés sous la bannière de la « libération animale », ces antispécistes – tels qu’ils se décrivent – mènent depuis un demi-siècle un combat basé sur l’action directe et dont les armes incluent la destruction de miradors de chasse, le vol de bétail, le blocage d’abattoirs, le saccage de boucheries, la dénonciation de laboratoires où l’on pratique des tests et expériences sur les animaux ou encore la production de reportages clandestins pour dénoncer la cruauté envers les animaux.

Les images de cochons, de vaches, de poules ou de visons à l’agonie, subissant des traitements dégradants, font régulièrement la Une des médias et ont permis de mettre en lumière des pratiques illégales qui ont forcé les pouvoirs publics à intervenir. Ces vidéos constituent également un outil efficace pour sensibiliser la population et promouvoir un mode de vie végétarien ou végan ; remède ultime qui assurerait à tous les êtres vivants de la planète une certaine égalité de traitement. S’il est difficile de connaître le nombre précis d’antispécistes en Europe, il est indéniable qu’ils sont en croissance depuis plusieurs années et que leurs réseaux s’étendent désormais aux quatre coins du continent.

« Ce qui a changé, c’est la façon dont nous interagissons avec les animaux »

Cette évolution résulte en partie du discours antispéciste, qui a su s’adapter au 21e siècle et trouver des convergences avec d’autres mouvements militants. De fait, si le rejet de la souffrance animale reste la conviction la plus ancrée et la plus déterminante, l’antispécisme prend désormais aussi en compte le réchauffement climatique causé par l’élevage industriel ainsi que les maladies infectieuses d’origine animale, les zoonoses, dont la pandémie de Covid-19 serait la démonstration la plus implacable. Rejet de gaz à effet de serre et virus mortel étant vus comme deux facettes du rapport problématique des humains avec la nature et les animaux.

« Il y a clairement un lien », affirme une porte-parole de l’organisation belge Animal Rights, qui rappelle que le Covid-19 est probablement parti d’un marché humide de Wuhan, après avoir été transmis d’une chauve-souris et d’un pangolin à un être humain. «Cela fait un siècle que l’humanité subit des vagues d’épidémies toujours plus graves liées à la consommation de produits d’origine animale », affirme quant à lui le militant antispéciste Yves Bonnardel, avant de conclure : « On est arrivé à un stade où ceux qui mangent de la viande mettent les autres citoyens en danger ». Le propos est sévère, mais il rejoint une partie de l’opinion au sein de mouvement antispéciste, pour qui l’abolition de la consommation de viande permettrait d’éviter des millions de morts.

Peste, rage, Ebola, vache folle, SRAS, MERS, grippe porcine, grippe aviaire… 75 % des épidémies sont d’origine animale, et ces zoonoses mettent à chaque fois l’humanité face à un immense défi sanitaire, particulièrement depuis l’apparition du Covid-19.

Selon Eurogroup for Animals, le principal lobby animalier en Europe, « la pandémie de Covid-19 démontre de façon dramatique que la manière dont nous traitons les animaux qui partagent notre planète entraine des conséquences que nous ne pouvons plus ignorer. »

Sans appeler à une révolution végétarienne, ce regroupement de plus de 70 organisations de défense des animaux met en évidence plusieurs facteurs. Parmi eux, se trouvent notamment le braconnage et le trafic d’espèces sauvages, comme le pangolin, qui s’orchestre trop souvent à l’ombre des contrôles sanitaires. Mais le principal coupable reste l’élevage intensif. Avec ses rendements à la chaîne et la promiscuité de milliards d’animaux, il représente non seulement un foyer idéal pour les virus, mais il alimente également la déforestation et la perte de biodiversité, ce qui a pour résultat la diminution de l’espace habitable pour les espèces sauvages et par conséquent leur plus grande proximité avec des milieux où vivent des êtres humains.

« Les animaux sauvages et domestiques sont porteurs de virus et de bactéries depuis des millénaires. Ce qui a changé est la façon dont nous interagissons avec eux », affirme Eurogroup for Animals, avant de conclure : « Nous ne pouvons nous en prendre qu’à nous-mêmes ».

Certains chercheurs nuancent par ailleurs le propos anti-viande. L’épidémiologiste suisse Didier Pittet estime qu’« il n’y a pas de rapport scientifique évident entre le coronavirus et la consommation de viande en général ». Pour ce spécialiste, la faute n’est pas forcément la consommation, mais plutôt la promiscuité avec les animaux et leurs micro-organismes. Un rapport qui, selon lui, ne disparaitrait pas si tout le monde devenait végétarien ou végan, car les animaux existeront toujours, de même que leurs déjections.

De nombreux membres du mouvement animalier rejoignent cette analyse. À l’image de l’ONG belge Gaia, par exemple, ils ne prônent pas forcément l’arrêt de la consommation de viande, mais plutôt un élevage garantissant le bien-être de l’animal et de son environnement. Les promoteurs de ce courant estiment aussi que leur type de militantisme, basé sur le lobbying politique et la sensibilisation du public, est plus efficace que celui prôné par les organisations antispécistes les plus radicales.

Des arguments rejetés par ces dernières, pour qui un élevage respectueux permettant d’assurer les besoins de plus de sept milliards d’êtres humains est une illusion, de même qu’une perpétuation du sacrifice animal sur l’autel d’une alimentation carnée non-indispensable. Seule l’action directe est efficace selon ces militants, même si elle doit sortir du cadre de la légalité et de la non-violence.

Lutte contre l’agribashing et rapport de force politique

Si aucune victime humaine n’a jamais été déplorée par cette approche, des pays comme les États-Unis ont classés certains de ces groupes, tels que le fameux Front de Libération Animale (Animal Libération Front out ALF), sur la liste des menaces terroristes. Plus modérée dans son approche, l’Europe compare, dans son dernier rapport sur le terrorisme, les antispécistes à d’autres mouvements focalisés sur une seule problématique, tels que les anti-avortements et les défenseurs de l’environnement. Europol indique aussi que la plupart de leurs actions sont non-violentes et qu’ils posent un « risque limité à l’ordre public. »

De nombreux gouvernements européens ont pourtant renforcé leur arsenal judiciaire et législatif contre les antispécistes, au nom de la lutte contre l’« agribashing ». Si la Belgique reste largement épargnée par ce type de dispositif, la France a depuis un an mis en place une cellule spéciale de la gendarmerie nationale pour traquer et punir les militants de la libération animale. Appelée DEMETER, après la déesse grecque des moissons, cette cellule est activement soutenue par la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles, la FNSEA, dont la présidente Christina Lambert dénonce le « dénigrement croissant » de la filière viande et les « méthodes inacceptables » des militants antispécistes qui, d’après son organisation, ont effectué plus de 40 intrusions dans des élevages français au cours de l’année 2019.

Lors du lancement de DEMETER, l’ancien ministre de l’Intérieur Christophe Castaner n’hésitait pas à durcir le ton contre les antispécistes, coupables selon lui de commettre « des intimidations, des dégradations, des insultes » envers les agriculteurs, ou encore de réaliser « des films aux commentaires orduriers, avant de jeter les exploitants en pâture sur les réseaux sociaux. ». M. Castaner précisait par conséquent que l’antispécisme deviendrait « un des axes prioritaires de renseignement. »

Face à cette répression accrue, l’association antispéciste française L214, spécialisée dans les enquêtes vidéos, dénonce une tentative d’«intimidation » du gouvernement et a entamé des recours contre DEMETER, avec le soutien de la Ligue des droits de l’Homme. Ancrant son propos dans la crise sanitaire actuelle, L214 martèle :

« Le monde associatif de la protection animale et plus largement écologiste est mis sous surveillance à l’heure où le besoin et la demande de transparence des citoyens sur ces thématiques n’ont jamais été aussi importants. »

L’ONG en veut pour preuve sa dernière réalisation, qui révèle le traitement abject de cochons élevés pour produire du jambon pour la marque Herta. Face au tollé suscité par ces images, la chaîne de supermarché britannique Waitrose a décidé de retirer ces produits de ses rayons.

Une maigre victoire, dans une cause plus large que certains continuent de voir comme une utopie irréaliste, et d’autres comme une évidence pour la sécurité sanitaire globale que le monde ne peut plus ignorer.

This article has been translated from French.