La pénurie d’emplois décents et l’écart salarial appauvrissent les ménages vénézuéliens ayant une femme à leur tête

La pénurie d'emplois décents et l'écart salarial appauvrissent les ménages vénézuéliens ayant une femme à leur tête

Venezuela’s ongoing humanitarian crisis coupled with the pandemic have exacerbated female poverty in the country.

(María de los Ángeles Graterol)

« Les femmes sont fondamentales, sans elles, la société n’existerait tout simplement pas. Les femmes, nous le savons, assument de grandes tâches dans la vie : donner naissance, assurer la gestation, et élever les enfants ». Pour Nicolás Maduro, le président du Venezuela, il s’agit là des tâches essentielles des Vénézuéliennes, à qui il a même ordonné « d’avoir six enfants », afin que « la patrie puisse croître ». Cependant, naître femme dans ce pays des Caraïbes représente un coût très élevé, qui s’est aggravé depuis 2015 en raison de l’urgence humanitaire complexe et de la crise de la Covid-19.

En 2014, un an après l’entrée en récession économique de la nation, certaines Vénézuéliennes sont passées d’une situation d’inactivité sur le marché du travail à la précarité de l’emploi. En effet, il fallait que quelqu’un mette du pain sur la table. La pauvreté globale, qui s’élevait à environ 50 % au Venezuela cette année-là, a grimpé à un peu plus de 94 % en 2021, selon l’enquête nationale sur les conditions de vie (Encovi ou Encuesta Nacional de Condiciones de Vida), compilée par des chercheurs vénézuéliens de l’Université catholique Andrés Bello (Ucab).

En 2020, date du début du confinement lié à la Covid, 7,6 % des femmes au Venezuela (1,6 million) n’ont pas pu chercher de travail ou ont dû quitter la population active parce qu’elles devaient s’occuper de leurs enfants et les accompagner dans leur scolarité à distance en raison du contexte de la pandémie. Cette tendance est similaire à celle observée sur le reste du continent.

Selon la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC), l’augmentation du travail non rémunéré lié aux soins des enfants en dehors de l’école a fait reculer de plus d’une décennie les progrès en matière de participation des femmes au marché du travail.

En à peine un an, entre 2019 et 2020, 23 millions de Latino-Américaines ont rejoint le total de 118 millions de femmes vivant dans la pauvreté dans cette région.

Dans son rapport spécial « L’autonomie économique des femmes dans le cadre d’une reprise durable avec égalité », l’organisme régional a recommandé aux gouvernements « d’investir dans l’économie des soins et de reconnaître celui-ci comme étant un secteur dynamique pour la reprise, avec des effets multiplicateurs sur le bien-être, la redistribution du temps et des revenus (…) la croissance et la perception de recettes fiscales ».

Au Venezuela, vers la fin des années 1980, un programme de crèches — géré par le ministère de la Famille de l’époque — avait été développé pour mettre en place des garderies communautaires pour les enfants de parents issus de secteurs à faibles revenus. Les enfants de ces garderies étaient pris en charge par des mères, rémunérées par l’État, qui fournissaient des services cinq jours par semaine, à raison de 6 à 12 heures par jour, ce qui était suffisant pour permettre aux mères d’avoir une plus grande autonomie et de travailler à plein temps.

Au cours de la première décennie du nouveau millénaire, sous le gouvernement de l’ancien président Hugo Chávez, un projet baptisé Simoncito a vu le jour, qui facilitait également la prise en charge quotidienne des enfants en leur garantissant une éducation, une assistance nutritionnelle et des activités extrascolaires. « Mais ces structures de soins ont été démantelées », ce qui, entre autres effets, a entraîné la marginalisation des femmes du marché du travail formel, a déclaré à Equal Times Estefanía Mendoza, coordinatrice de Mulier, une ONG vénézuélienne de défense des droits des femmes.

« Il existe désormais une vision des femmes qui les relègue à la maternité comme une sorte de politique d’État », résume-t-elle.

Mme Mendoza explique que dans le pays, le calcul du coût que représente le fait que les femmes ne puissent pas travailler parce qu’elles s’occupent des enfants n’a pas été réalisé, mais elle estime qu’il est nécessaire de le faire.

« En investissant dans les soins, nous amènerions davantage de femmes sur le marché du travail. Ces femmes disposeraient de revenus, contribueraient au PIB, consommeraient et paieraient des impôts qui permettraient de financer ces services publics », a déclaré en 2019 à l’agence de presse EFE María Arteta, spécialiste des questions de genre et de non-discrimination au sein du bureau de l’Organisation internationale du travail.

Selon Mme Mendoza, une augmentation de l’emploi des femmes au Venezuela nécessiterait la création de structures d’accueil afin que les femmes puissent avoir la possibilité de travailler et d’acquérir une indépendance économique. L’essentiel, selon elle, repose sur le développement de politiques publiques transversales axées sur les soins et l’attention à la petite enfance, car il s’agit de facteurs qui contribueront indirectement à réduire les coûts d’opportunité pour les femmes et à les rendre aussi compétitives que les hommes.

Elle estime également que les congés de maternité et de paternité doivent être égalisés (politique sur laquelle plusieurs pays de la région se sont penchés) et que les congés pour évènements imprévus doivent être rendus plus flexibles pour les hommes et les femmes, ce qui permettrait de mieux concilier les obligations familiales et le travail.

Dans la région, à la fin 2021, un peu plus de 4 millions de femmes n’avaient pas encore repris le travail (pas moins de 23,6 millions d’emplois ayant été perdus au plus fort de la pandémie). Entre-temps, les hommes avaient déjà « pratiquement » récupéré les 26 millions d’emplois perdus à ce moment-là.

Qui sont les travailleuses les plus touchées ?

Leida Marcela León, secrétaire générale du syndicat Central de Trabajadores Alianza Sindical Independiente de Venezuela (ASI), a déclaré à Equal Times que dans le pays, les femmes travaillant dans l’économie des soins, l’hôtellerie, les services et l’agriculture étaient les plus touchées, car il s’agit des secteurs ayant le plus d’effets négatifs en termes d’emploi et de revenus.

Son témoignage concorde avec les rapports de la CEPALC, qui indiquent que dans les Amériques, les mesures de confinement ont eu l’impact le plus fort dans ces domaines, outre le commerce et les loisirs, où la main-d’œuvre féminine est la plus représentée.

« Dans les secteurs économiques à forte féminisation comme le travail domestique, par exemple, où les femmes représentent 90 % de la main-d’œuvre et où le taux d’informalité dépasse 70 %, les pertes d’emploi ont atteint 20,2 % et la reprise n’a été que de 1,7 % », peut-on lire dans le rapport Amérique latine et Caraïbes : Politiques d’égalité des sexes et du marché du travail pendant la pandémie (América Latina y Caribe: Políticas de igualdad de género y mercado de trabajo durante la pandemia), publié par l’OIT en mars 2022.

Mme León en particulier a noté que les travailleuses agricoles du Venezuela étaient les plus durement touchées, car, outre les effets économiques du confinement, elles devaient faire face à des pénuries de carburant dans certaines régions du pays, ainsi qu’à de graves inondations et sécheresses.

Carmen Segovia vivait des produits qu’elle cultivait sur son petit lopin de terre dans l’État de Vargas, au nord du Venezuela. Avant la pandémie, elle distribuait ses marchandises, des légumineuses et des légumes, sur un marché municipal. Toutefois, après deux années marquées par d’importantes pertes dans les récoltes, elle n’a pas encore réussi à s’en remettre et ne pense pas pouvoir le faire de sitôt. En fait, elle fait partie des millions de Vénézuéliens qui, selon la plate-forme HUM Venezuela (qui regroupe 90 ONG locales) dépendent des bons du gouvernement parce qu’ils ont perdu toutes ou la plupart de leurs sources de revenus provenant de leur travail ou de leur entreprise pendant la pandémie.

Le peu de choses qu’elle vend encore, c’est parce qu’elle se passe d’insecticides, d’engrais ou de produits chimiques agricoles. « J’ai arrêté de récolter parce que je n’avais plus d’argent ». Mme Segovia propose des paniers de bananes vertes ou d’avocats, lorsqu’ils sont de saison, pour un dollar. Elle gagne environ 20 dollars US par mois (18,52 euros), plus le revenu qu’elle reçoit des subventions gouvernementales, qui ne dépassent pas 5 dollars US (4,63 euros).

Cela ne lui permet pas de couvrir le panier alimentaire de base vénézuélien, le deuxième panier le plus coûteux en termes monétaires en Amérique latine, et dont le Centre de documentation et d’analyse des travailleurs vénézuéliens (Cendas) a évalué la valeur en septembre 2022 à 352 dollars US (326 euros). En fait, seuls 2 Vénézuéliens sur 10 peuvent se le permettre.

« Tout ce que nous mangeons, ce sont les bananes ou les avocats qui poussent sur les buissons qui m’appartiennent encore. Lorsque nous voyons de la viande dans nos assiettes, c’est parce que nous avons abattu un lapin ou l’un des rares poulets qui nous restent, ou parce que nos voisins l’ont partagée avec nous. J’ai vendu les 12 porcs que j’élevais parce que je n’avais pas non plus les moyens d’acheter de quoi les nourrir. À cause de la faim ou de l’impossibilité de les garder, j’ai dû abandonner presque tous mes animaux », déclare Mme Segovia, qui se présentait autrefois comme une petite exploitante agricole.

Autre élément à noter, le secteur agricole est l’un des secteurs connaissant la plus grande disparité entre les sexes. C’est ce qu’affirme le Fonds international de développement agricole des Nations unies, qui a estimé que si les femmes avaient un accès égal aux ressources foncières et aux mécanismes de financement, elles pourraient non seulement obtenir de meilleurs résultats dans leur travail et s’extraire de la pauvreté, mais aussi augmenter les rendements agricoles de 20 à 30 % et donc réduire de 100 à 150 millions le nombre de personnes souffrant de la faim dans le monde.

« Les agricultrices ne sont pas reconnues au Venezuela. Il n’existe aucune statistique officielle qui permette de savoir combien de femmes travaillent dans les champs et combien sont productrices. C’est comme si elles étaient économiquement invisibles. »

« Elles sont perçues comme ne travaillant que pour la consommation de leur famille alors que ce n’est pas le cas », déclare la représentante du syndicat ASI, qui est également spécialiste du droit du travail. « [Les femmes] ont aidé à faire face à cette urgence, en contribuant à l’économie rurale. Pourtant, elles vivent dans la pauvreté et sont très peu protégées, sans accès au crédit ou à la sécurité sociale », ajoute-t-elle.

Dans le cas du Venezuela, le faible accès à Internet et aux appareils mobiles a également « empêché [les femmes] de pouvoir faire leur travail comme elles le devraient », déclare Mme León. Pendant ce temps, celles qui en disposaient ont été contraintes de les vendre pour pouvoir se nourrir. Une travailleuse sur dix affiliée à l’organisation à laquelle elle appartient a dû s’y résoudre pour disposer d’un moyen de subsistance en pleine pandémie.

Dans le pays, cette situation est généralisée et touche autant les femmes que les hommes, puisque 65,5 % des ménages vénézuéliens déclarent ne pas disposer d’une connexion à Internet. Cependant, en Amérique latine, une différenciation selon le sexe existe. Le pourcentage d’accès à Internet dans la région est de 63 % pour les hommes et de 57 % pour les femmes, selon la Banque interaméricaine de développement (BID).

Appauvrissement des ménages ayant une femme à leur tête

Au Venezuela, la pauvreté s’est ancrée chez les femmes. Un peu plus de 7 Vénézuéliennes sur 10 sont pauvres et le taux d’activité des femmes s’élève à 32 %, en raison du manque d’emplois décents, exacerbé pendant la pandémie, selon l’ONG Centre pour la justice et la paix (CEPAZ, Centro de Justicia y Paz).

Il en résulte que le taux de pauvreté des ménages vénézuéliens dont le chef est une femme est supérieur de quatre points de pourcentage au taux de pauvreté national qui se situe à 76,7 %. Au cours des huit dernières années, selon le cabinet de conseil vénézuélien ANOVA Policy Research, le taux d’extrême pauvreté des ménages dirigés par des femmes a augmenté de 10 %.

L’écart salarial entre les sexes a contribué à ce que ces ménages dirigés par des femmes gagnent 22,4 % de moins que les ménages avec un homme à leur tête, qui gagnent en moyenne 1,23 dollar US (1,14 euro) de l’heure, contre 1,05 dollar US (0,97 euro) de l’heure pour les femmes ayant la même expérience, le même âge et travaillant le même nombre d’heures par semaine.

Néanmoins, les Vénézuéliennes affichent toujours un niveau d’éducation universitaire supérieur à celui des hommes, mais jusqu’à 10 % des jeunes femmes âgées de 17 à 24 ans considèrent que l’obtention d’un emploi rémunéré est une priorité plus importante que leurs études, selon l’étude Mujeres al Límite.

Toujours selon cette étude, la suppression de l’école comme ascenseur social perpétue la pauvreté des femmes et fait en sorte que les Vénézuéliennes restent exclues du marché du travail public et formel.

Actuellement, un tiers de la population féminine vénézuélienne n’est pas en mesure de générer des revenus pour assurer son autosuffisance et 52 % d’entre elles sont engagées dans des activités économiques informelles comme stratégie de survie ou de subsistance précaire. Tout cela, à son tour, a entraîné leur présence accrue dans des secteurs et des emplois moins bien rémunérés, avec moins de possibilités d’accéder à des postes de niveau supérieur et de progresser dans leur carrière professionnelle.

Avec les résultats de l’enquête Encovi indiquant que dans 8 foyers vénézuéliens sur 10, l’un de ses membres arrête de manger — généralement une femme âgée — pour que les autres puissent recevoir un peu de nourriture, le Venezuela continue de renforcer les chiffres de la pauvreté en Amérique latine, qui continue de présenter un visage de femme.

Selon l’Organisation des Nations unies, pour 100 hommes en situation d’extrême pauvreté (au niveau mondial, dans la tranche d’âge 25-34 ans), on dénombre 125 femmes dans la même condition.

Les dirigeants syndicaux et les ONG locales réclament des réformes et des politiques publiques qui envisagent la pleine réincorporation des femmes sur le marché du travail. Pour cela, il conviendrait de prendre en compte, dans la conception des programmes gouvernementaux, l’impact différencié que la crise humanitaire complexe a eu sur les femmes, les adolescentes et les filles ; qui, selon la plate-forme HUM Venezuela, représentent 55 % (9,5 millions) des 18 millions de personnes ayant des besoins humanitaires dans le pays.

« Les possibilités de progrès de toute une génération sont en train de se réduire, générant une spirale de pauvreté extrêmement grave pour le pays et qui nous éloigne de la modernité. […] Certaines petites filles vont subir des dommages irréparables, perdre leur enfance et devoir prendre un emploi, travailler ou s’exposer à l’exploitation par le travail », conclut la défenseuse des droits des femmes Estefanía Mendoza.

This article has been translated from Spanish by Charles Katsidonis