Guy Standing, économiste : « La plupart des syndicats ont manqué de répondre aux besoins et aspirations du précariat »

Guy Standing, professeur d’économie et cofondateur du Basic Income Earth Network.

Un revenu de base inconditionnel subventionné par l’État serait-il à même d’abolir la pauvreté ? Un de ses plus fervents partisans, le professeur Guy Standing, n’en doute pas un instant. Professeur d’économie à la School of Oriental and African Studies (SOAS), University of London, Standing est aussi cofondateur du Basic Income Earth Network. Son ouvrage de 2011 intitulé The Precariat : The New Dangerous Class (Précariat : La nouvelle classe dangereuse) met en cause le rôle de la globalisation dans l’émergence d’une nouvelle classe sociale dépourvue de sécurité d’emploi. Dans un entretien avec Equal Times, il défend son opinion sur le bien-fondé d’un revenu de base inconditionnel.

 
Pourquoi un revenu de base est-il nécessaire dans des régions développées comme l’Europe ?

 
Le revenu de base est essentiel en Europe face à la croissance du précariat. Et le fait est que notre système de protection sociale existant n’atteint pas le précariat. Ce système enferme les gens dans des pièges de pauvreté effroyables. Le piège de la pauvreté, dans beaucoup de pays européens et ailleurs, survient lorsqu’il y a transition des prestations de sécurité sociales de l’État vers un emploi faiblement rémunéré comme ceux généralement proposés au précariat, où l’allocataire se voit de fait confronté à un taux d’imposition marginal élevé, compte tenu de la suspension des prestations de l’État au moment d’accéder à un emploi rémunéré. Concrètement, cela revient à ce que des personnes en situation précaire renoncent à des prestations sociales en échange de gains dérisoires. C’est une raison d’autant plus importante pour que les syndicats soient amenés à repenser de fond en comble leur approche du revenu de base. Un revenu de base universel éliminerait le piège de la pauvreté car vous l’obtiendriez à titre de droit.

 
Quelle incidence un revenu de base aurait-il sur les syndicats ?

 
J’ai toujours été et je serai toujours un partisan du syndicalisme car sans organisations collectives pour nous représenter, nous serions tous vulnérables. La majorité des syndicats, toutefois, mus par un irrésistible penchant travailliste au cours de la seconde moitié du 20e siècle, ont négligé de répondre aux besoins et aspirations du précariat. Les dirigeants syndicaux ont, en effet, longuement figuré parmi les détracteurs les plus véhéments d’un revenu de base. Cela m’a toujours frappé comme quelque-chose de profondément regrettable. Quand j’ai demandé à un groupe de dirigeants syndicaux rencontrés lors d’une université d’été à quoi ils attribuaient cet état de fait, l’un d’eux a opiné que le fait de bénéficier d’un revenu de base pourrait faire que les travailleurs cessent d’adhérer aux syndicats. Une ligne de conduite redoutable. Mais aussi, fort heureusement, erronée. Des personnes qui jouissent d’une sécurité de base sont, en effet, plus susceptibles de se syndiquer, car elles sont armées d’un degré de confiance qui les prépare à prendre le risque de se syndiquer. Les personnes en situation de précarité aiguë n’osent pas protester.

 
Quelle incidence un revenu de base aurait-il sur la lutte pour un salaire minimum ?

 
Je préconise un revenu de base à titre de droit, indépendamment du statut salarial ou des contributions à la sécurité sociale. Ce n’est pas la même chose qu’un salaire minimum. Dans le contexte de systèmes de marché du travail hautement flexibles, le salaire minimum ne doit pas être envisagé comme un gage de sécurité pour tous. Il s’agit d’un impératif moral mais nous ne devons pas trop en attendre. C’est un concept qui était adapté à une société industrielle où les gens occupaient des postes à long terme, dans le contexte d’une production de masse, or c’est de moins en moins le cas aujourd’hui. Le salaire minimum peut être aisément manipulé par les pourvoyeurs de main-d’œuvre. Il se convertit en un mécanisme trompeur dès lors qu’ils en attendent plus d’heures de travail. Je ne suis pas contre un salaire minimum mais je ne suis pas convaincu de son efficacité dans le système actuel.

 
Comment un revenu de base peut-il fonctionner dans les pays en développement ?

 
Dans les pays en développement aussi, l’idée d’une transition à un revenu de base s’avère à la fois praticable et abordable. Des projets pilotes en Inde et en Afrique montrent qu’à partir du moment où les gens ont accès à un revenu de base inconditionnel, ils tendent à travailler plus et à être plus productifs. Car quand les gens sont plus en sécurité, ils sont plus coopératifs, plus productifs et moins rancuniers.

 
Comment un revenu de base peut-il contribuer à atteindre les nouveaux Objectifs de développement durable de l’ONU (ODD) visant l’élimination de l’extrême pauvreté d’ici 2030 ?

 
Si ceux qui parlent des ODD sont honnêtes, alors tout le monde devrait avoir un revenu de base pour peu qu’on dispose des ressources nécessaires. Au sein du système des Nations Unies il est question d’un Socle de protection sociale universel. La plupart des documents onusiens qu’il m’a été donné de consulter sont d’une grande platitude car ils ne disent pas comment un tel socle sera mis en pratique. Ils ouvrent la porte à une « action ciblée » à travers l’assistance sociale. C’est du moins l’approche préconisée par la Banque mondiale depuis deux décennies ou davantage.

Parler d’une action ciblée est franchement malhonnêteté à ce stade. Les documents laissent aussi la porte ouverte au scénario auquel nous assistons actuellement : Celui qui consiste à subordonner l’accès aux aides aux revenus à certains types de comportements. Il s’agit d’une atteinte à la liberté. C’est paternaliste et ça conduit à la coercition et à des politiques de type workfare (soit l’obligation de travailler pour toucher des prestations de sécurité sociale), contre lesquelles les syndicats doivent s’opposer avec véhémence. Cela entraîne aussi une érosion des salaires.

Si les syndicats ne se sont pas suffisamment opposés au workfare, c’est probablement parce que les personnes contraintes au workfare ne sont pas syndiquées. Il s’agit généralement de jeunes qui font leur entrée sur le marché du travail et qui sont forcés d’accepter des postes ingrats en échange de prestations déplorables. Les syndicats doivent centrer leurs efforts sur l’identification de mécanismes qui permettraient d’augmenter la sécurité du précariat. Workfare fait le contraire.

 

Quelle réponse un revenu de base apporterait-il à la crise des migrants ?

 
Les États providence sont passés à l’évaluation des moyens. Autrement dit, la file d’attente pour les prestations sociales accorde la priorité aux personnes qui en ont le plus besoin. Cela veut aussi dire que les migrants, qui sont parmi les personnes les plus démunies, pourraient être perçus comme occupant l’avant de la file aux prestations. Ceci a malheureusement donné lieu à énormément de ressentiment au sein de certaines communautés de la classe ouvrière.

Si au lieu de cela vous aviez un revenu de base que chaque citoyen serait en droit de recevoir, une telle situation ne se présenterait pas. Vous pourriez dire « pardon, mais nous devons assurer une sécurité de base à titre de priorité », dans quel cas les migrants légalement enregistrés commenceraient à percevoir des prestations après avoir séjourné dans le pays durant une période déterminée. C’est pragmatique, certes, mais il convient de reconnaître la légitimité du système et son caractère abordable.

 

Comment financer le revenu de base ?

 
Rien de plus facile. Une des approches consisterait à substituer le revenu de base à d’autres prestations de sécurité sociale. Un revenu de base et des compléments pour les personnes présentant des difficultés d’apprentissage, les handicapés, les personnes du troisième âge. Et du point de vue des syndicats, ils devraient faire campagne pour récupérer les sommes d’argent faramineuses que les gouvernements versent sous forme de subventions aux entreprises. Les allègements d’impôts accordés aux riches qui pourraient autrement servir à financer un revenu de base…

Ici en Europe, nous nous trouvons face à un cas de figure où la BCE (Banque centrale européenne) annonce qu’elle injectera 1 billion € dans les marchés financiers, un montant versé sans intérêt aux banques et aux institutions financières et permettant à celles-ci d’investir et de générer des bénéfices plantureux. 1 billion € permettrait de garantir un revenu de base pour tous. C’est un revenu de base pour les pontes de la finance.

Quiconque affirme qu’un revenu de base est inabordable est soit naïf soit idéologiquement biaisé.

 

Votre revenu de base pourra donc tourner la page de la société dite à « deux vitesses » ?

 
Comme je l’ai soutenu dans mes travaux sur le Précariat, nous avons assisté à la croissance d’une structure de classe mondiale à plus de « deux vitesses ». Un revenu de base conduirait à une redistribution du revenu et renforcerait le pouvoir de négociation du précariat, lui permettant de consacrer plus de temps à des tâches utiles qu’à un travail faiblement rémunéré conduisant à un épuisement des ressources. Cela transformerait par ailleurs les dynamiques-mêmes du système économique. Une politique ne peut, à elle seule, constituer une panacée. C’est pourquoi la proposition de Charte pour le précariat comporte 29 articles, le revenu de base ne constituant jamais qu’un seul de ceux-ci. Il s’agit néanmoins d’un article essentiel si nous considérons que chaque personne dans notre société est en droit de jouir d’une sécurité fondamentale lui permettant de construire et de fructifier sa vie et si nous voulons réduire les inégalités et promouvoir la liberté individuelle.

 

Cet article a été traduit de l'anglais.