La recette européenne contre la paupérisation des travailleurs

La recette européenne contre la paupérisation des travailleurs

The governments of Europe are trying to maintain employment even if it means that the states themselves assume payment of a portion of salaries. Will they be able to save millions of families from ruin?

(EC-Audiovisual Service/Robin Utrecht)

À l’heure où des centaines de milliers de magasins, bureaux, restaurants, cafés et entreprises ont dû afficher « fermé » pour tenter de prévenir la propagation du nouveau coronavirus, les personnes en arrêt d’activité se comptent déjà par millions. Pour éviter que la crise économique concomitante à la pandémie ne prenne des proportions catastrophiques, les gouvernements européens tentent de sauvegarder l’emploi, même si cela signifie que les États devront, eux-mêmes, assumer une partie de la charge salariale. Pourront-ils ainsi sauver des millions de familles de la précarisation ?

Une semaine après la proposition de la chancelière allemande Angela Merkel et du président français Emmanuel Macron portant sur la création d’un fonds de reconstruction européen de 500 milliards d’euros, destinés aux régions et aux secteurs les plus touchés par les conséquences de la pandémie – qui doivent encore être évalués par les vingt-sept –, et à un jour de la présentation du plan de relance de l’UE par Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, examinons de plus près les ingrédients de la recette élaborée jusqu’à présent par l’Europe des vingt-sept, notamment en matière d’emploi.

Bien que l’on ignore le nombre exact de personnes qui se sont retrouvées du jour au lendemain privées de travail, la crise aurait jusqu’ici provoqué la perte de près de 4 millions d’emplois au sein de l’Union européenne, selon la Confédération européenne des syndicats (CES). Et ce, sans compter les personnes dont la journée de travail a été réduite ou les indépendants qui se retrouvent soudain en manque de clientèle. L’Organisation internationale du travail (OIT) estime que le nombre d’heures travaillées au cours des trois premiers mois de l’année à l’échelle mondiale a diminué de 4,5 % par rapport au dernier trimestre de 2019. Ce qui équivaudrait à 130 millions d’emplois à temps plein en moins.

Pour tenter de contenir cette hémorragie, presque tous les pays de l’UE ont mis en place des programmes visant à subventionner les réductions du temps de travail et le chômage temporaire. Même si leurs conditions et modalités peuvent varier d’un pays à un autre, ils obéissent tous à un même principe : les entreprises sont autorisées à réduire le temps de travail accordé à leurs employés (voire à suspendre totalement l’activité), et peuvent économiser la rémunération qu’elles devraient leur verser pour ce temps. En contrepartie, l’État doit verser aux salariés une compensation pour les heures de travail perdues. La seule condition : que les travailleurs conservent leur contrat de travail.

Quelle est la logique derrière un tel dispositif ? Que les employés soient prêts à reprendre le travail dès que la situation s’améliorera. L’exemple allemand est notoire. En 2009, le Kurzarbeit (chômage partiel) a contribué à ce que les entreprises allemandes soient prêtes à augmenter leur production dès que la demande repartirait à la hausse. « Elle n’ont pas dû rembaucher des effectifs. Les travailleurs étaient prêts et motivés », résume Alexander Herzog-Stein, économiste à la Fondation allemande Hans Böckler.

« Les programmes de réduction de l’emploi ont joué un rôle très important dans la crise précédente en empêchant une aggravation du chômage et en garantissant aux travailleurs un pourcentage de leur salaire, tout en donnant aux entreprises la flexibilité nécessaire pour adapter la durée du travail à la baisse de la demande », explique Torsten Müller, chercheur principal à l’Institut syndical européen (European Trade Union Institute, ETUI).

Le Kurzarbeit, une histoire à succès

Le programme allemand Kurzarbeit est l’étalon auquel se mesurent tous les programmes européens de ce type. Un système dont l’origine remonte à plus de 100 ans et qui, à l’avis de nombreux experts, aurait valu à l’Allemagne d’être moins touchée par la grande récession de 2008. Quant à son rôle dans le contexte actuel de l’arrêt soudain de toutes activités, celui-ci semble encore plus significatif qu’il y a une décennie.

Au début de la pandémie, le gouvernement allemand estimait que 2,35 millions de travailleurs devraient recourir à cette aide. Ce chiffre est aujourd’hui largement dépassé : au 26 avril, un peu moins de deux mois plus tard, 10,1 millions de personnes avaient déjà déposé leur dossier de demande, soit environ un quart de la population active du pays. Le nombre de travailleurs qui ont dû faire appel au Kurzarbeit est bien plus élevé que lors de la précédente récession, où seulement 1,5 million de personnes y avaient eu recours.

Comment fonctionne le Kurzarbeit ? Au lieu de licencier un salarié, l’entreprise réduit ses heures de travail et c’est l’État qui prend en charge ce temps. Le travailleur perçoit 60 % de son salaire net de l’État, 67 % s’il a des enfants. Dans des secteurs tels que les industries métallurgiques et chimiques, les conventions prévoient – dans certains cas – jusqu’à 100 % du salaire.

En Allemagne, ce système obtient un soutien très large qui ne se limite pas aux seuls syndicats. « Le système de réduction du temps de travail aide les entreprises à pallier les problèmes d’emploi transitoires et à maintenir les employés dans les usines, évitant ainsi le chômage », explique Ingo Kramer, président de l’association des employeurs allemande BDA.

Le système n’est cependant pas parfait. On lui reproche notamment d’avoir été créé dans le contexte de l’emploi industriel et d’avoir été pensé pour les grandes usines plutôt que pour le secteur des services, qui représente actuellement la majorité des emplois dans les pays industrialisés. De fait, les premiers à en bénéficier ont été des constructeurs automobiles tels que Volkswagen, BMW et Daimler, le fabricant de pneus Continental et le géant de la chimie BASF.

Dans le secteur des services, les entreprises souvent plus petites et donc moins habituées à de tels arrangements pourraient, en cas d’arrêt des activités, avoir du mal à contribuer, ne serait-ce que modestement, au maintien des travailleurs sur le marché du travail. En outre, dans le secteur des services, seuls les travailleurs de la restauration et de la restauration rapide sont protégés par des conventions spécifiques leur permettant de percevoir une rémunération supérieure au salaire minimum. Tous les autres doivent se contenter de 60 % de leur salaire normal.

SURE, un Kurzarbeit à l’européenne

Le grand problème auquel se voient confrontés les gouvernements à l’heure de mettre en œuvre un tel dispositif est très simple : la prise en charge d’une partie de la rémunération d’un nombre aussi important de salariés revient très chère. Aussi, tous les pays ne peuvent pas se la permettre. Au 31 avril, soit un peu moins de deux mois après le début de la pandémie et les mesures de confinement conséquentes, les pays de l’UE avaient déjà dépensé un demi-milliard d’euros pour couvrir ces salaires, selon les estimations de la CES. Or, les caisses des États ne sont pas sans fond : « Et en ce moment, elles sont en train de se vider », avertit Luca Visentini, secrétaire général de la CES.

En périodes d’instabilité, les pays à court de liquidités font habituellement appel aux marchés, émettent des obligations d’État et se servent de cet argent pour rémunérer leurs travailleurs. Et c’est ce qu’ils sont en train de faire. Le problème est que certains pays comme l’Italie, la Belgique, la France et l’Espagne affichent déjà des niveaux très élevés d’endettement public (134,8 %, 100 %, 98,4 % et 97,6 % de leur PIB, respectivement), conséquence de la précédente crise financière. Et si ces taux s’envolent, les pays devront payer beaucoup plus cher pour s’endetter.

C’est là que le système SURE entre en jeu. Il s’agit d’une initiative des ministres des Finances de l’Union européenne qui vise à fournir des prêts fortement subventionnés aux pays qui ont besoin de liquidités pour financer leur propre Kurzarbeit. Le fonds sera doté d’un total de 100 milliards d’euros que l’UE pourra prêter à n’importe lequel des 27 États membres afin de leur permettre de financer ce type de mécanisme. Cet argent devrait être disponible et prêt à être utilisé d’ici le 1er juin.

L’idée a trouvé bon accueil dans toute l’Europe du fait de sa capacité à prévenir une explosion du chômage, partant du principe que les travailleurs, une fois sortis de l’entreprise, sont beaucoup plus difficiles à faire revenir.

Les syndicats soulignent, toutefois, au moins deux problèmes. Premièrement, ils estiment qu’il a fallu trop de temps aux dirigeants des pays de l’UE pour tomber d’accord sur cet instrument. Si les procédures juridiques finissent par retarder sa mise en œuvre au-delà du mois de juin, cela pourrait mettre en difficulté des pays comme l’Espagne ou l’Italie, qui subissent les pires retombées en termes de chômage.

Comme en Allemagne, l’autre inconvénient majeur relevé par les syndicats est que ces systèmes ne peuvent pas aider toutes les personnes qui se retrouvent au chômage en pleine crise. « Les travailleurs des plateformes [comme Uber ou Deliveroo], les migrants, les travailleurs précaires et les indépendants n’ont souvent pas accès à ces aides. Il en va de même pour les petites et moyennes entreprises », a précisé Luca Visentini. C’est pourquoi la CES demande à l’Union européenne de profiter de la mise en œuvre du programme SURE pour faire pression sur les pays du continent afin qu’ils améliorent la couverture de leurs propres programmes et exiger, en même temps, que la couverture minimale que reçoivent les travailleurs représente au moins 80 % de leur salaire net. C’est le cas dans des pays comme l’Autriche, la France, les Pays-Bas et l’Italie, mais pas dans tous.

Une autre grande question est de savoir si 100 milliards d’euros suffiront pour maintenir le filet de sécurité. Cette préoccupation a été soulevée par Torsten Müller, de l’ETUI, qui estime le nombre total de travailleurs soumis à un régime de réduction de l’emploi à plus de 40 millions à l’échelle du continent. En outre, ces systèmes sont basés sur des prêts aux États, ce qui est susceptible d’accroître la pression en faveur de coupes sociales à l’avenir. Pour l’heure, la Commission européenne a suspendu les règles budgétaires auxquelles sont normalement tenus tous les pays membres, mais M. Müller craint ce qui adviendra le jour où ces règles seront à nouveau activées. « Je crains que nous ne soyons alors confrontés à une nouvelle vague d’austérité qui, dans des pays comme l’Italie ou l’Espagne, fait justement partie du problème dont ils souffrent, notamment en matière de santé publique. »

Et si nous touchions tous un revenu mensuel pour le simple fait d’exister ?

En réalité, le débat sur la meilleure façon de venir en aide aux personnes en difficulté pendant la crise du coronavirus est très complexe et va bien au-delà des systèmes de soutien aux personnes qui risquent de perdre leur emploi. Dans tous les pays européens coexistent différents programmes d’aide aux familles sans revenus (ou à très faibles revenus), aux chômeurs de longue durée ou aux personnes handicapées. Face à une telle multiplicité de programmes, il s’avère difficile pour un expert de fournir une réponse simple à la question de savoir si les gens reçoivent une aide suffisante.

Une idée qui a, cependant, fait couler beaucoup d’encre dans le monde entier ces dernières semaines est l’introduction d’un revenu universel. L’hypothèse est simple : pourquoi ne pas éviter tous ces programmes complexes et garantir un salaire minimum pour tous, quelle que soit leur situation ? Parmi les personnalités qui ont soulevé cette question au cours de ces dernières semaines, on trouve notamment le pape, ou encore Jack Dorsey, directeur exécutif de Twitter. Elle est même devenue le point focal du programme d’Andrew Yang, l’un des candidats à la présidence des États-Unis (qui a abandonné la course entre-temps).

Aussi séduisante (ou sensée) qu’elle paraisse, cette idée est encore loin de se concrétiser. À ce jour, pas un seul pays dans le monde n’a instauré de système de revenu universel. Des projets pilotes amplement documentés ont été menés dans des pays comme la Finlande ou le Kenya, ou dans la province d’Ontario (Canada), avec des résultats positifs, mais il est difficile de les extrapoler à la réalité de terrain.

Une expérience de ce type est menée à Barcelone (Espagne) depuis 2017. Durant cette période, 950 ménages triés sur le volet, en majorité à très faibles revenus, ont reçu un chèque mensuel de 570 euros en moyenne. Le principal résultat observé : une amélioration de leur bien-être général. Dans un groupe de population où 80 % des personnes sont exposées au risque de maladie mentale, à la fin du projet, ce niveau était retombé à 71 %. « Quand vous donnez de l’argent aux gens, il est logique de voir que leur santé mentale s’améliore, et cela a un impact sur leur qualité de vie », explique Bru Lain, responsable du projet.

Beaucoup se demandent pourtant si ce type de mécanisme contribue réellement à renforcer l’employabilité des allocataires. Les expériences ont livré des résultats contradictoires.

Paradoxalement, les participants mettent plus de temps à trouver un emploi car, grâce à leur nouvelle stabilité, ils investissent davantage dans la formation et la recherche d’un travail plus attractif. « Vu le montant du revenu complémentaire, les gens n’arrêtent pas de travailler. En revanche, cela signifie que vous ne soyez pas obligé de vous tuer au travail pour un salaire de misère dans un supermarché ou comme chauffeur d’entreprise de plateforme, parce que vous disposez d’emblée d’un minimum vital garanti qui vous permet de chercher un emploi qui corresponde davantage à vos attentes et à votre formation. Loin de porter préjudice à l’emploi ou au marché du travail, le revenu universel favorise d’autres types d’emplois et de marchés du travail », estime M. Lain.

Que ce soit sous forme d’un hypothétique revenu universel ou du renforcement des régimes d’aide ordinaires en faveur des plus démunis, le chercheur Herzog-Stein met en garde contre le danger d’utiliser ces concepts comme « prétexte pour licencier des travailleurs » ou pour payer des salaires inférieurs. En d’autres termes, la création d’un nouveau filet de sécurité ne devrait pas impliquer l’abandon des droits déjà acquis par les travailleurs. « Un revenu minimum, des salaires décents, la transparence et l’égalité entre femmes et hommes en matière de salaires... il est important de continuer à travailler pour améliorer tout cela », a conclu le secrétaire général de la CES, Luca Visentini.

Plus que jamais, la crise du coronavirus a inscrit à l’ordre du jour la nécessité de protéger les personnes les plus vulnérables. Jamais le Kurzarbeit ou le revenu universel n’avaient autant fait parler d’eux. La pandémie pourrait-elle être l’occasion de renforcer les droits des travailleurs et des plus défavorisés ?

This article has been translated from Spanish.