La « République unie du soja » et l’agro-industrie remises en cause

Début novembre, le médecin argentin Damián Verzeñassi vit comment le décanat de l’Université nationale de Rosario décida de condamner à l’aide de chaînes le bureau où étaient archivés plus de 96.000 dossiers médicaux d’habitants de quatre provinces argentines qui, selon les recherches de Verzeñassi, souffrent de maladies qui n’existaient pas dans la région avant l’implantation des multinationales Monsanto et Bayer.

La décision du décanat, que le médecin a qualifiée de persécution, intervint quelques jours après la participation du chercheur au premier « Tribunal International Monsanto » (TIM), une initiative de la société civile qui s’est tenue à La Haye, aux Pays-Bas. C’est en sa qualité de médecin que Verzeñassi a témoigné devant ce tribunal contre la société américaine Monsanto.

Selon Verzeñassi, « le doyen Ricardo Nidd s’est lancé dans une persécution idéologique et académique contre l’équipe de chercheurs » et les étudiants qui accompagnent les « familles victimes du modèle agroalimentaire dominant fondé sur les OGM et les pesticides ». Toujours d’après lui, derrière cette campagne il y a la main de « fonctionnaires provinciaux et d’entreprises de l’agro-industrie ».

La réaction de la société civile ne s’est pas fait attendre ; diverses organisations de base, associations environnementales et ONG ont lancé une déclaration publique et ouverte dénonçant ce qui était arrivé à Verzeñassi. D’autre part, un groupe d’académiciens critiques a prêté soutien au chercheur et comparé son cas à celui du défunt Andrés Carrasco, l’un des premiers scientifiques à tester les risques liés au glyphosate en Argentine. Désormais reconnu et amplement cité, Carrasco fut durement questionné pour sa critique acerbe du modèle d’exploitation du soja – qui s’est aujourd’hui converti en un pilier des économies du Cône Sud.

Les cultures de soja, presque intégralement transgéniques, occupent aujourd’hui près de 60% des terres arables en Argentine, une proportion similaire de la superficie arable du Brésil et pratiquement 80% du territoire national du Paraguay. Ce fut Syngenta qui, en 2003, publia une annonce dans les suppléments ruraux des deux quotidiens argentins les plus vendus où elle nomma pour la première fois « République unie du soja » les territoires du Cône Sud, qui se trouvent au cœur de la ruée vers le « nouvel or vert » : Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay et Bolivie.

Par la suite, ce sont les mouvements de résistance à l’agro-industrie qui ont adopté cette formule, la décrivant comme l’expression du « néocolonialisme » qui confine l’Amérique latine dans le rôle d’exportateur de matières premières à faible valeur ajoutée. Concrètement, du soja OGM produit avec de la biotechnologie des pays riches et exporté en Chine en tant qu’aliment pour les porcs ou en Europe, comme intrant dans la production des biocarburants.

La variété la plus répandue est le soja breveté par la firme Monsanto : Baptisé Intact, celui-ci se caractérise par sa résistance à l’un des pesticides les plus vendus au monde : Le Roundup Ready, dont les composants incluent le glyphosate. C’est le « paquet technologique » qui est vendu aux producteurs et garantit la rentabilité de la monoculture.

En 2013, 320 millions de litres de glyphosate ont été épandus en Argentine, selon le Réseau universitaire pour l’environnement et la santé (REDUAS) ; en 2000 ce chiffre s’élevait à 145 millions. D’après REDUAS, cette substance affecterait 22 millions d’hectares et, directement ou indirectement, quelque 13,4 millions de personnes.

Pour l’ingénieur et académicien Walter Pengue, le modèle d’exploitation du soja participe d’un système « néocolonial » à travers lequel les pays du Sud exportent leur richesse aux pays du Nord. Pengue a tenté de quantifier les dépenses en nutriments et en eau occasionnées par l’exportation du soja : « Le commerce agricole mondial peut être envisagé comme un gigantesque transfert d’eau sous forme de matières premières, depuis des régions où elle est relativement abondante et peu coûteuse vers d’autres où elle se raréfie, est chère et où son utilisation rivalise avec d’autres priorités », affirme le chercheur, qui décrit la sojisation de la région comme « une machine de faim, de déforestation et de dévastation socio-environnementale ».

 

Les mères en lutte contre les pesticides

Le tort occasionné aux écosystèmes est d’ores est déjà indéniable : Un rapport récent du Conseil national de recherche scientifique et technique d’Argentine (Consejo Nacional de Investigaciones Científicas y Técnicas de Argentina, CONICET) a confirmé que le lit du fleuve Paraná a été contaminé au glyphosate.

Les preuves de l’impact sur la santé abondent elle aussi grâce au travail de Verzeñassi, du Réseau des médecins des villages fumigés (Red de Médicos de Pueblos Fumigados), qui a identifié, entre autres, une augmentation des cas de cancer et de leucémie, de malformations fœtales et d’avortements spontanés.

Les preuves scientifiques se multiplient elles aussi : Ainsi, en octobre dernier, des biochimistes de l’Université nationale de Rosario ont relevé des altérations cognitives et mémorielles dans les cellules nerveuses exposées au glyphosate.

Monsanto, entretemps, continue de prêcher l’innocuité du glyphosate, en dépit du fait que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a inclus celui-ci dans la liste des substances potentiellement cancérigènes.

Ce sont les mouvements sociaux d’opposition qui ont poussé la communauté scientifique à entreprendre des études critiques par rapport à la version colportée par les multinationales et les gouvernements successifs. Dans les pays producteurs, des plaintes ont commencé à être déposées concernant l’augmentation des cas de malformations génétiques, d’avortements spontanés ou de cancers dans les régions proches des cultures.

La lutte la plus emblématique a sans doute été celle des Mères d’Ituzaingó Anexo, un quartier de la banlieue de Córdoba où les femmes ont pris la tête du mouvement de résistance au soja. « Nous avons commencé à remarquer que certaines plaintes devenaient plus fréquentes et au début nous avons cru que cela pouvait être causé par l’eau. Cependant, par la suite nous avons réussi à obtenir l’aide d’experts et grâce à eux nous avons pu déterminer que la cause de nos problèmes était le glyphosate », raconte une des activistes.

À l’épicentre de l’expansion du soja, la population de Córdoba a démontré son opposition à un modèle de développement qui pose un risque pour sa santé et son avenir. Monsanto avait choisi la localité de Malvinas Argentinas, dans la province de Córdoba, comme base pour l’implantation de sa nouvelle usine de semences, mais au terme de deux années d’occupation militante, la multinationale a finalement renoncé au mois d’août dernier. Nonobstant, les militants de l’Asamblea Autoconvocados del Acampe ont décidé de maintenir leur campement en place jusqu’au moment où le terrain serait parcellisé, conformément à ce qui avait été annoncé, en vue du développement d’un parc industriel pour PME.

 

Les grands perdants, les peuples indigènes

Les grands perdants du modèle de développement axé sur le soja sont les peuples indigènes dès lors que c’est sur leurs territoires que l’expansion du soja a lieu. Dans les provinces argentines de Chaco et de Formosa, le peuple Qom a dénoncé la pression croissante à laquelle il est soumis, notamment sous forme de harcèlements et d’agressions que des enquêteurs comme le journaliste Darío Aranda ont attribué à l’expansion du soja.

Environ 3000 personnes appartenant à l’ethnie Guarani-Kaiowá, dans l’État brésilien de Matto Groso do Sul, s’affrontent aux persécutions de groupes armés illégaux et à l’apathie d’un État qui a manqué d’honorer l’engagement pris en 2009, de démarquer leurs territoires, selon FIAN Internacional.

En 2012, une communauté guarani avait dans une lettre ouverte brandi la menace d’un suicide collectif en cas d’expulsion de ses terres ; cependant, depuis lors, rien n’a changé : Le peuple guarani continue d’être menacé par l’avancée de la monoculture et d’autres entreprises extractives comme les méga-barrages, qui les empêchent de poursuivre leurs modes de vie traditionnels.

Au Paraguay, pays où le soja accapare déjà 80% des terres arables et où 85% de la terre appartient à 2% de la population, l’expansion du soja menace l’ensemble du peuple guarani, de même que les paysans. L’avancée de l’agro-industrie a été liée à la mort de 115 paysans depuis la fin de la dictature en 1989.

La sojisation du pays est, en outre, l’une des principales causes de la déforestation de la forêt atlantique paraguayenne, qui a perdu 85% de sa superficie : des 9 millions d’hectares initiaux, seul 1,3 million d’hectares ont pu être conservés, d’après WWF.

À l’issue du procès de la société civile qui s’est tenu à La Haye, Monsanto fut signalée comme responsable de violations de droits contre les peuples indigènes ; accusations que l’entreprise a largement démenties : « Ce procès, simulé à travers un tribunal de pacotille, nous distrait tant du dialogue authentique concernant les nécessités de l’agriculture et des aliments que d’une véritable compréhension des droits humains », a déclaré l’entreprise dans une lettre ouverte où elle a aussi souligné les mesures prises pour « améliorer la santé des abeilles » ou pour « éviter la déforestation illégale et protéger les espèces locales ».

 

Le consensus sur le soja

Mais malgré le renforcement progressif des mouvements de résistance dans les milieux universitaires et les territoires directement affectés par les fumigations, le consensus se maintient au sein de la classe politique concernant le modèle d’exploitation du soja, qui constitue la principale source de devises étrangères en Argentine : Les exportations de dérivés du soja entre 2002 et 2013 s’élevaient à 158.000 millions de dollars.

C’est ainsi que le résume l’intellectuel uruguayen Raúl Zibechi : « La culture du soja a connu une croissance exponentielle sous les Kirchner ; à la différence près que les 50% les plus pauvres bénéficiaient de plus de prestations sociales que sous les gouvernements de droite », alors que parmi ses toutes premières mesures, le gouvernement néolibéral de Mauricio Macri, au pouvoir depuis décembre 2015, a préféré revoir à la baisse les taxes sur les exportations pour les entreprises du soja.

Si ces dernières semaines ont vu s’intensifier la polémique entre Monsanto et le gouvernement Macri, la discorde ne concerne pas tant l’expansion du soja mais bien les redevances que Monsanto impose aux producteurs.

En Argentine, une grande partie des producteurs n’utilise pas le soja breveté par Monsanto mais d’autres variétés similaires sur lesquelles Monsanto perçoit des redevances ou des royalties sur la base de contrats individuels dont la légitimité a été remise en cause par les producteurs ; le ministère de l’Agriculture, avec l’aval de Macri, a pris position en faveur de ces derniers.

En tant que mesure de pression, Monsanto a annoncé qu’elle suspendrait le lancement en Argentine de la nouvelle variété de soja Roundup Ready 2 Xtend et a brandi une des menaces qui touche le plus le gouvernement, à savoir que la confiance des investisseurs se verrait affectée.

Pendant ce temps, alors qu’ils continuent d’avoir peu d’échos dans la presse et sont absents de l’ordre du jour du gouvernement, les mouvements de résistance face à Monsanto ne cessent de gagner en force sur le terrain.

Pour reprendre les propos du chercheur Mauricio Berger, spécialiste en justice environnementale : « Je pense que la lutte prendra un tournant anticapitaliste, car on atteint la racine : à savoir que le modèle est générateur de développement pour les nantis et engendre des dommages environnementaux et sanitaires pour les minorités. On commence peu à peu à discerner des alternatives, des changements de modèle, de nouvelles formes de lutte où l’on voit se concrétiser des modes d’auto-organisation, comme les assemblées et les échanges, qui ont commencé à voir le jour à partir de la crise de 2001 et qui sont là, latentes. »

 

This article has been translated from Spanish.